Un enfant, sur la jambe de sa maman. Cette photo est, pensé-je, métaphysique. S’y préfigure ce que l’on peut appeler le devenir. Ma mère et moi sommes habillés quasi semblablement, à part mes bottes blanches en plastique et mon short bleu : jaune du pull rayé et des chaussettes. Couleur sombre du même pull et celle de la paire de pantalons. D’un certain point de vue, nous allons nous fondre dans le paysage, tandis que ce dernier apparaît vraiment comme un décor de film. On pourrait très bien imaginer que seul l’arbre mort est réel, tandis que le paysage en aval n’est un poster. Ce n’est pas un. Nous sommes bien tout deux dans la campagne bretonne, chez je ne sais plus qui, qui, d’ailleurs, doit être le photographe, ou la photographe. Je n’en ai aucun souvenir. Mais je pencherais pour un homme, il semble. Le seul souvenir que j’ai, parce qu’on me l’a répété, c’est qu’il y avait dans ce hameau des clapiers à lapins, et, qu’un beau jour, j’en ai ouvert quelques uns, pour libérer ces pauvres animaux, j’imagine. je ne sais plus du tout comment cette plaisanterie, de mon point de vue, avait été accueillie… Car ce devait être une blague de ma part, car enfin, je faisais plein de bêtises, que je trouvais bien évidemment toujours drôle, mais pas tout le monde, spécialement les adultes, tandis que cela faisait bien rire mes petits camarades et mes cousins, que je voyais de temps en temps, et pour qui je ne manquais jamais de commettre un méfait, qui les faisaient hurler de rire, ainsi que moi-même, bien entendu. Après, il fallait passer le quart d’heure du remontage de bretelles, que je subissais comme un bon petit enfant, conscient de son mal-agir (en vérité, ça m’était complètement égal, je crois ; je n’en avais rien à faire que l’on me morigênât). Mais revenons sur cette image. Je pense qu’il est assez patent que ma mère prend la pose. Pour ma part, je ne suis pas si sûr, cependant que, comme tous les enfants, j’aimais beaucoup être pris en photo. Mais, à ce moment, je suis coincé sur le corps de ma mère, qui me tient bien. Remarquez comme son dos est droit, tandis que le mien part en arrière, ce qui me fait tenir à son index. Je n’ai pas envie d’être là. En regardant avec ma loupe, il semble que je sois en train de sourire. Mais bon, peut-être est-ce une stratégie… Plus vite je montre que je suis content, et plus vite je quitterai cette position fabriquée. Je n’ai bien entendu aucun souvenir physique de cet épisode photographique. Mais, bien entendu, je sais certaines choses, pas toutes, de l’enfant que je fus. Et maintenant, passons à la métaphysique.
La prise de vue nous livre deux mouvements, l’un descendant, l’autre ascendant. Ma mère est assise sur un arbre mort, qui plonge vers la terre. C’est un toboggan sylvestre, sur lequel cette dernière va glisser, métaphoriquement au cours du temps, pour disparaître, non pas mortellement, mais du cadre, ici, et, de fait, de ma vie, totalement. Quant à moi, je me trouve situé sur elle que depuis un accident fortuit : une prise photographique. Et, il y a un détail qui m’a toujours fasciné dans cette photo, c’est la position de ma tête ; elle est presque au dessus des bois, pénétrant bien davantage l’éther que la matière elle-même dans sa dureté. Et voilà mon devenir-philosophe ! Et, oui, on peut penser au célèbre tableau de Raphaël, L’Académie, dans lequel, entre autres, le peintre nous montre Aristote désignant le sol, et Platon le ciel. Le ciel de quoi ? Le Ciel des Idées ! Mon devenir-philosophe, il est dans cette photo (j’ai commencé par lire Platon, comme tout le monde, mais je suis devenu aristotélicien. Je rappelle qu’Alain Badiou, par exemple, est platonicien…). J’ajoute, afin que cela soit clair, que je suis effectivement philosophe, j’ai un Doctorat de Philosophie, j’ai participé à des colloques, de Paris à Hong-Kong, et j’ai publié de la philosophie, et notamment un livre dans lequel j’expose modestement ma philosophie de l’expérience, issue de ma compréhension et gestation de celle d’A.N. Whitehead. Bien entendu, je n’arrive pas à la cheville de ce dernier. Le seul avantage que j’ai sur lui, c’est que je suis vivant… Bref. Mon petit visage d’enfant veut partir dans le ciel, tandis que ma mère me retient de m’envoler, bien ajustée à ma taille et les yeux dans les yeux. Bouge pas, petit bonhomme ! Pour finir, un dernier détail : afin de bien marquer notre séparation, entre ma maman et ce moi-enfant, voyez au loin cette espèce de sapin qui dresse sa branche centrale entre elle et moi…
Léon Mychkine