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Maurice Denis (1890): « un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées »
Aloïs Riegl (1897-8/1899): « Le désir d’ornementation vient des yeux, c’est-à-dire de l’organe qui nous permet de percevoir les arts plastiques, c’est-à-dire la compétition avec la nature, et de juger de façon critique jusqu’à quel point cette compétition est un succès et se manifeste dans les œuvres d’art. C’est sans doute pour cette raison que l’on a souvent estimé que les arts plastiques et la décoration étaient une seule et même chose. Il est certain que l’homme apprécie la décoration autant qu’il apprécie l’art. Mais l’homme apprécie aussi le fait de parvenir à susciter une représentation abstraite, et là il ne saurait être question de décoration, mais d’art. Il n’y a pas de décoration sans art ; mais il existe sans aucun doute un art qui ne veut pas être décoration. À l’origine, la décoration n’est rien d’autre que la volonté de remplir un vide. Lorsque l’homme, dans son effort pour conjurer l’horreur du vide est poussé par une force intérieure à rivaliser avec la nature, la décoration devient art.»
Nous le savons, il est certaines œuvres d’art qui nous font hésiter quant à leur statut… art, ou décoration ? Riegl nous dit qu’il ne peut y avoir les deux en même temps (Il n’y a pas de décoration sans art), tandis qu’il existe, confirme-t-il, un art qui en exige la distinction. Dans le cas qui nous occupe ci-dessous, il est indéniable qu’il s’agit là d’une belle photographie. On ne peut pas dire le contraire. En quelque sorte, il s’agit là d’une photographie forcément jolie1, voire plus. C’est assez évident. Bien, mais interrogeons-nous, en mode rieglien ; s’agit-il d’une image décorative, d’une image décorative et artistique, ou d’une image purement artistique ? “Forcément jolie”. Après tout, pourquoi cette photographie serait-il elle forcément jolie, voire belle ? Disons qu’elle correspond à des critères assez longtemps éprouvés en matière de photographie noir/blanc : sublimité du noir, délicatesse de l’éclairage du sujet, variété infinie de gris — et donc contrastes, le sésame parangon de l’image photographique —, et, last but not least, mise en volume et en espace. Une fois constaté cela, qu’est-ce que cela “fait” que cette image soit belle ? Qu’est-ce que cela peut nous “faire”, nous faire éprouver ? Que la feuille de caoutchouc est nervurée d’une étonnante finesse et très remarquable régularité. Et Imogen s’y connaissait en botanique, elle en aura photographié des plantes ! Contemplez ce bord droit, aux courbes magnifiques, d’une grande élégance, et qui vient comme briller de sa superbe entre le passage du noir total à son dégradé fondu dans le gris. N’y a-t-il pas là un extraordinaire effet de la lumière ? Si, bien sûr, et seul un photographe, en l’occurrence une, peut révéler ce délicat passage. Cette feuille, c’est bien simple, on dirait une bouche (voyez cette longue ouverture dans la nervure principale, qui fait replonger le noir, comme provoqué par des lèvres entrouvertes, non ?). Maintenant, comment est-il possible que cette feuille somme toute assez sombre ne vienne perturber le blanc-gris quasi virginal de celle, en face adaxiale, qui la jouxte ? Je ne sais pas. À moins, bien entendu, qu’ici Imogen n’ait eu recours à quelque éclairage… On peut légitimement le conjecturer. Et admirez alors encore ces nervures parallèles, ou souvent quasi. N’ont-elles pas été dessinées par Agnes Martin, à vif et main levée ? Non. Par Dame Nature.
Imogen, c’est un œil, comme tout bon photographe ; elle sait exactement comment rendre le banal non banal, le commun détonant en silence, jusque dans l’imaginaire. Alors, au bout du compte (ou méconte), décoration ou art ? S’il s’agissait de décoration simplement parlant, nous n’aurions pas besoin de cette mise en scène, or, la décoration, paradoxalement, n’est pas une mise en scène, elle est sûre d’elle-même, tandis que la mise en scène est toujours une interprétation, qui peut être remise en cause. Ce noir qui sertit la plante n’est pas naturel, il est exfiltré par l’appareil de Cunningham. Ainsi, à partir du moment où Imogen transforme la naturalité en abstraction — rien que ce noir hissé —, alors la conclusion devrait venir d’elle-même… Riegl nous dit que « l’homme apprécie aussi le fait de parvenir à susciter une représentation abstraite, et là il ne saurait être question de décoration…». Imogen, au départ, n’est pas en train de produire une œuvre abstraite, elle photographie un caoutchouc. Cependant, avec son cadrage, sa prise de vue, son éclairage, elle transforme cet élément somme toute banal en quelque chose de tendanciellement différent ; ce pourrait être une sculpture, par exemple. Comparons avec une photographie issue d’un simple magasin :
Peut-on comparer ? Il est impossible, assumé-je, de postuler que cette photographie couleur est une œuvre d’art. Il est bien évident qu’ici, ce n’est pas le sujet, nous avons affaire à un marchand de plantes, qui fait photographier ce qu’il a en magasin. C’est informatif, rien de plus, c’est voulu tel, et cela suffit. Remontez maintenant la page sur la photographie d’Imogen. Il y a un décalage, quand bien même nous partons à chaque fois du réel, à l’identique objectif. Quel est ce décalage ? C’est l’art.
Nous avons ici, en quelques lignes, établi une correspondance avec le dire d’Aristote, qui, dans une compréhension poussée et claire de la mimesis, nous fait comprendre que « copier vient après le fait ; la μίμησις [mimesis] d’Aristote crée le fait », et j’ai cité ici une autorité, G.E. Else, en matière d’interprétation du grec ancien philosophique d’Aristote, ce que, hélas, je ne suis pas. On peut donc dire que l’“imitation” d’Imogen “crée” le fait, création que nous ne trouvons pas dans la photographie lambda d’un Ficus elastica. On peut interpréter de nombreuses manières la photographie cunninghamienne, on peut aller loin ; tandis que c’est impossible avec l’exemple ci-dessus. La première image est artistique, la seconde est tautologique, elle ne “dit” que ce qu’elle dit.
Léon Mychkine
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