J‘ai l’impression suivante, et je la délivre sans attendre : Roger Ballen a été un grand artiste tant qu’il n’a pas objectivé complètement son travail. En 2012, par exemple, il met clairement en scène son travail, et il agrémente ses prises de vue avec des dessins, des mannequins, des squelettes, et tout cela devient très mauvais. Ce que je veux dire, c’est que, lorsque Ballen découvre la réalité ‘subterranean’ de Johannesburg, il est, supposé-je, happé par son sujet. Happé qu’il est, et parce qu’il a une formation scientifique, il pense à objectiver en partie son sujet, c’est-à-dire à le mettre en scène ; car il est évident que les “sujets” qu’il prend en photographie ne sont pas pris “sur le vif” ; ils sont mis “en place”, dans telle situation, éventuellement après telle injonction (faites l’idiot ! Faites ce qui vous passe par la tête !). Cependant, si tant que Ballen mette en scène ses sujets, s’il peut obtenir telle posture, telle gestuelle, il ne peut pas modifier les corps ni les visages ; encore moins les expressions. Ainsi, on ne saura pas si Ballen demande à son sujet de dessiner des espèces de têtes à la craie ; et peu importe. Ce qui importe, c’est l’attitude, le langage corporel, la tête, le visage, l’expression.
Le voici, ce jeune homme en train de dessiner à la craie des têtes sur le mur. Pour ma part, je ne crois pas du tout que ce jeune homme dessine “naturellement” sur ses murs, si tant est qu’il s’agisse de son habitat… Pourquoi ? Parce qu’à ce moment, les murs seraient couverts de dessins et de graffiti. Or, tel n’est pas le cas. Ils ont l’air tout neuf ces murs… Ainsi, je suis prêt à parier que Ballen, pour une raison indéterminée, a demandé à son “modèle” de dessiner au mur ce qui lui passait par la tête. Et ce dernier s’est exécuté. Pourquoi ? Parce qu’il a obéi. Et on voit bien, à regarder l’expression du “sujet”, que ce dernier attend des instructions, ou bien qu’il répond à une injonction, du type “ne bouge plus”. Une fois qu’on a mis en exergue toutes ces précautions pour un récit édifiant (‘cautionary tale’) supposé, on peut se demander ce qu’il reste de “naturel” dans cette photographie. Ce qui le reste, c’est, ironiquement, le sujet modélisé. Il ne peut pas donner davantage que ce qu’il a (tout comme l’adage le dit de “la plus belle femme du monde”). De fait, ce jeune homme, il n’a pas l’air “normal”, au sens où sa posture, et surtout son visage, ne font pas référence à un sujet rationnel typique. Mais, une fois dit cela, le lecteur, légitimement, pourrait se demander : mais à quoi ressemble donc un sujet rationnel ? C’est une question difficile, si l’on considère pertinente cette dernière. On peut admettre qu’elle l’est. Je sais que c’est un terrain miné, mais bon !, Ballen n’est pas allé faire ses séances dans des écoles supérieures, mais il a choisi les faubourgs, les conurbations les plus excentrées afin de rencontrer les populations les plus excentriques possible. Il a été servi ! Je suis quasi sûr qu’il ne s’attendait pas à une telle misère psychique. Et il a pris ce qu’il “avait”. Ainsi, pour en revenir à notre modèle, et au risque de me tromper, il me semble que nous avons affaire ici à un jeune homme que, par pudeur, j’appellerais “déficient”. De fait, lorsque je me faisais la réflexion que Ballen nous montrait, en quelque sorte, notre double, comme un doppelgänger inversé, ou infernal, ou tératomorphe, je me demande maintenant si Ballen ne nous a pas emmené, à notre corps défendant, au Joburg zoo. Ainsi, le sujet véritable de la photographie, ce n’est pas cet homme dessinant — dont d’ailleurs le dessin n’a aucun intérêt —, mais bien le corps et surtout le visage de cet homme. Ce visage nous dit : « je fais attention à ce que me dit le photographe, mais pas à l’image que je donne au-delà ». Et que donne ce visage ?
En terme de visage, on ne peut guère rencontrer meilleur passeur qu’Emmanuel Lévinas. Dans sa Préface à son livre Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité (1971), il écrit : « Ce livre présentera la subjectivité comme accueillant Autrui, comme hospitalité. En elle se consomme l’idée de l’infini. L’intentionnalité, où la pensée reste adéquation à l’objet, ne définit donc pas la conscience à son niveau fondamental. Tout savoir en tant qu’intentionnalité suppose déjà l’idée de l’infini, l’inadéquation par excellence ». L’intentionnalité, on le rappelle, c’est le fait que la conscience soit dirigée vers un objet identifié comme tel. Exemple : j’ai soif, je vais aller me remplir un verre d’eau. J’ai conscience d’avoir soif, depuis un certain temps, et je décide d’aller me désaltérer. On peut résumer cet agir comme suit : A → B (A pour ma soif, et B pour le verre d’eau). Dans cet exemple, il y a donc une adéquation ; et, d’une manière générale, comme le souligne Lévinas, l’intentionnalité signale toujours un rapport adéquat entre un fait de conscience et un objet visé. Mais Lévinas reprend à rebrousse-poil la question. Le savoir est un choix, le non-savoir est infini. Rappelons que Whitehead (Process and Reality. An Essay in Cosmology, 1929), disait que l’acte de conscience est le summum d’un acte négatif et le résultat d’une discrimination : quand je juge que la pierre est grise, j’ai éliminé auparavant toutes les possibilités, et, une fois que j’ai décidé que cette pierre était grise, je ne vais pas revenir en arrière. Ainsi, pour ce faire, j’aurai isolé l’environnement entier et la couleur en tant qu’unique sujet d’un élément qui ne peut y être résumé (la pierre ne dépend pas de sa couleur “grise” pour “être” une pierre). Quand je rencontre le visage d’autrui, je ne suis pas dans le savoir, mais dans le non-savoir, et donc dans l’infini, pour Lévinas. Accueillir le visage, celui que je vois, maintenant ; c’est l’éthique, ce que Lévinas appelle l’hospitalité. Mais, d’un autre côté, il nous dit aussi que « [L]e phénomène premier de la signification coïncide avec l’extériorité. L’extériorité est la signifiance même. Et seul le visage est extérieur dans sa moralité. Le visage dans cette épiphanie ne resplendit pas comme une forme revêtant un contenu, comme une image, mais comme la nudité du principe, derrière lequel il n’y a plus rien ». On peut admettre que tout visage est nu ; cependant, ne projetons-nous pas du contenu dans ce nu ? Si nous sommes toujours prêt à accueillir un visage, nous sommes tous aussi prompts à y projeter des intentions, des présences, qui n’y sont pas nécessairement. Ainsi, face à cet homme à la craie, de Ballen, regardant son visage, je ne peux m’empêcher d’en voir— et, conséquemment, d’en “penser” —, l’expression. Peut-on dire que cette expression révèle à la fois une signifiance et la nudité ?
Léon Mychkine
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