Une photographie de Roger Ballen

Roger Ballen est un photographe très célèbre. Célèbre surtout pour ce vers quoi la plupart des photographes ne courent pas : le glauque, le malaisant (comme disent les jeunes), le bizarre-humain, la frontière entre le normal et le pathologique. Sans plus attendre (‘without further ado’), portons notre attention sur “Brian avec son cochon de compagnie”.

Roger Ballen, ‘Brian with Pet Pig’, “Outland” series, 1997, silver gelatin print, 40 x 40 cm, Edition: 35. Tous droits réservés

Cette photographie est issue de la série ‘Outland’, qui marque un tournant dans l’œuvre ballenien et qui a donc fait date. Le mot ‘outland’ provient du vieil anglais ūtland, terre étrangère, à l’étranger. Nul doute qu’en titrant ainsi, Ballen avait aussi en tête aussi l’adjectif ‘outlandish’ : « étrange », du vieil anglais ‘ūtlendisc’, étrange, bizarre, non-domestique. On a certainement reproché à Ballen des travers tels que ceux du voyeurisme, de l’obscène, etc. Mais, d’un autre côté, si Ballen ne photographie pas ces gens, qui ont le droit d’être représentés tout autant que le Prince Harry et Meghan Markle, qui le fera ? On ne se bousculera pas autant pour les premiers que pour les derniers — cependant que personne n’a oublié le postérieur sublime de Pippa Middleton, le 29 avril 2011, sur le parvis de l’Abbaye de Westminster. Rappelons qu’américain et géologue de son état, il s’est installé à Johannesburg en 1980 ; c’est-à-dire encore durant l’ignoble période de l’Apartheid, aboli le 30 juin 1991. Comment passe-t-on de géologue à photographe ? (Je ne sais pas). En tout cas, Ballen n’a pas raté son virage, qui l’a déporté en pleine zone interlope, dans des endroits mi-animaux mi-humains, comme plantés dans ces décors tout à fait sordides et criant (quel marronnier !) d’une vérité réelle parfaitement fascinante. En effet, comment ne pas être interpellés par ces êtres qui sont nos prochains (qu’est-ce qui me serait davantage prochain qu’un autre être humain ?), et, dans le même temps, comment ne pas ressentir une sorte de frontière entre « eux » et « nous » ; car, bien que nous soyons tous névrosés à divers degrés, nous n’avons pas lâché cette espèce de ficelle que nous tenons fermement quand nous entrons dans des perturbations et qui nous relie à cette baudruche au cuir tanné qu’on appelle la Raison. Chez Ballen, on ne sait pas toujours très bien à quel moment la baudruche à explosé ou si la ficelle s’est cassée ; ou bien si elle ne fut jamais entre les doigts de Brian, car on peut tout de même supposer qu’il n’est pas très net, le Brian, qui, avec son cochon de compagnie, forme un couple qui tient à la fois du weird’ et du mythologique : qui nous dit que ce cochon n’est pas un dieu grec undercover ? (La langue du cochon offerte au prêtre en guise de liant communicant entre lui et Hermès, par exemple). Pour l’instant, la langue du cochon de Brian est bien rentrée. Il le tient bien ferme, comme s’il lui faisait un câlin. On n’est pas certain que le cochon soit câlin, mais il ne semble guère avoir le choix. Il l’air habitué. Qu’ajouter comme dire à cette photo, qui dit déjà ? Le cochon a une tête de cochon, cependant que Brian a une tête que l’on pourrait qualifier plus richement : hébété ? Abruti ? Ou, “simplement”, trisomique ? Il a cette façon un peu bouche-bée qu’arborent souvent les trisomiques. (J’ai beaucoup observé les trisomiques quand je traversais un petit bois pour aller au collège, qui, à un moment, longeait la clôture d’un établissement des Papillons blancs. Je les trouvais étranges et curieux. Je ne me suis jamais moqué d’eux). Autour de Brian et de son ami, tout à l’air très crade, et ses vêtements déchirés ne font qu’ajouter à l’ambiance, cependant que sa montre semble accréditer une certaine forme de vie sociale (pourquoi, sinon, porter une montre chez soi ? Moi-même, quand je porte ma Skagen, je l’ôte sitôt rentré… Je dois donc être encore plus désocialisé que Brian…). Dans un entretien accordé au journal The Guardian, et paru le 05 avril 2015, Roger Ballen confie qu’on le « compare constamment à Diane Arbus. Mais je pense que Samuel Beckett est l’influence-clef de mon travail. Mes photographies évoquent l’absurdité de la condition humaine, mais elles sont aussi les registres d’un voyage psychologique. Pour moi, la photographie est une manière de regarder dans le miroir. » Oui… C’est bien cela que peut nous renvoyer autrui : moi-même. Curieusement, le portrait de déviants, de marginaux, ou, chez Ballen ici, de personnes mentalement déficientes, me font face encore plus fortement. Il s’établit entre ces images et moi-même une relation très spécifique ; celle, peut-être, d’une familiarité avec la folie qui, pour fascinante qu’elle soit, n’en est pas moins dramatiquement effrayante. Je ne sais pas qui a dit qu’entre Folie et Raison il y a l’épaisseur d’une feuille de papier (j’ajoute tout de suite : à cigarettes) ; mais, pour ceux qui ont fait l’expérience d’un dérèglement des tous les sens, comme l’écrivit Rimbaud — qui n’était pas fou —, alors le visage du fou, du trisomique, de l’autiste, du perdu, du largué, du fol, peut nous revenir comme un boomerang. J’ajouterais en conclusion que ce n’est pas parce que nous ne sommes pas cliniquement déclarés “fous” que nous ne le sommes pas.

Léon Mychkine

 

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