Ce qui frappe, dans l’œuvre de Vincent Mauger, c’est sa cohérence, tant matériale que conceptuelle. On pourrait sûrement résumer son vocabulaire sculptural et architectural en peu de mots. Essayons. Alévole, pointe, courbe. Quant au conceptuel, on peut le résumer — pour le moment —, ainsi : Prolifération des espaces construits en paysages acquis. Car, ce qui intéresse Mauger, c’est d’intervenir dans l’espace même, et d’y inscrire une proposition autre (dans cet ordre, car, bien entendu, l’espace offert est déjà là, Mauger ne va pas le dynamiter…), d’une telle façon que ses grandes pièces changent de statut : à partir du moment où Mauger rejoint l’espace tant construit qu’à prolonger, les installations deviennent architecture. Et il me semble que c’est très remarquable. Pourquoi ? Le terme « installation » est devenu, fors Mauger, parfois le prétexte à un déballage à la va-comme-je-te-pousse (et on peut penser à certaines installations de Camille Henrot, par exemple…). Or, il me semble, que l’installation, au départ, si on la prend chez les novateurs, par exemple le ‘Merzbau’ de Kurt Schwitters ou encore Allan Kaprow, avec ‘Yard’, qu’il y ait eu l’idée de connexion élue en principe fondamental à l’œuvre ; idée de connexion que nous avons bien du mal aujourd’hui à trouver dans nombre d’“installations” (on suppute que le concept d’« installation » a été pensé par le théoricien de l’art Frank Popper). De fait, il me paraît que Mauger renoue tout à fait avec l’ontologie de l’installation, en tant que connective, immersive, et, partant, disséminatrice ; car, quand nous regardons celles de Schwitters ou de Kaprow, nous ne voyons aucune raison, à part formelle et contextuelle, pour que l’œuvre s’arrête à tel endroit plutôt qu’à un autre (et c’est exactement cette idée de paysages infinis dont Mauger me parle dans l’Entretien). Et c’est donc avec cette nature essentielle de l’installation que Mauger renoue dans son travail ; et c’est aussi pourquoi elle est si cohérente. A contrario, les soit-disantes installations, totalement dispersées dans l’espace, sans lien matériel, ne sont des installation qu’en vertu de l’œil du spectateur, qui se charge de faire la liaison. Mais, normalement, si l’on peut dire, ce n’est pas à lui de la faire. Il faudrait donc trouver un autre terme pour ces dernières. Bref. De fait, en ayant en tête ce vocabulaire, on peut très bien faire l’hypothèse qu’une sculpture de Mauger consiste en un fragment, ou, bien mieux, en un morphème de la grammaire maugérienne, dont le décor fictionnel s’inscrit dans l’architecture. Une preuve, assez stupéfiante, d’architecture, est celle-ci :
L‘image ci-dessus correspond bien à ce dont je viens de traiter ; pour preuve, Mauger n’a pas titré sa pièce, mais souligne qu’il s’agit d’une installation. Mais, à ce niveau de réalisation, l’insertion de la pièce de Mauger est telle que l’on peut parler d’architecture, au point qu’il est tout fait possible de marcher sur ce qui s’apparente à un nouvel étage. Bien sûr, ce nouveau sol n’est pas complètement orthodoxe, il est incliné latéralement et frontalement, et, on le voit, à certains endroits, il est ondulé, ce qui indique un possible effondrement du sol, comme ces trous qui se forment soudainement suite aux effets de l’industrie humaine — fracturation hydraulique, site d’anciennes mines… Mais cette pièce concrétise presque jusqu’au point limite ce que veut atteindre Mauger, car il m’a bien fait part de sa volonté à vouloir représenter « des paysages virtuels à l’intérieur d’un espace réel ». Mais il faudrait alors s’interroger sur la signification du mot « virtuel » pour notre artiste, car, bien évidemment, un paysage virtuel, par définition, ne constitue pas une réalité dans laquelle nous pouvons nous déplacer physiquement et encore moins marcher. Or, les structures de Mauger sont réelles, nous pouvons les toucher, et les arpenter. Penchons-nous maintenant vers une autre caractéristique phénotypique chez Mauger, le jaillissement catastrophique, comme ci-dessous.
Je me rends compte qu’en descendant l’image sur ma page, les carreaux se mettent à gonfler… et j’ai le même effet quand je descend l’image sur la page du press-book de Mauger. Illusion d’optique non-voulue, mais amusante. Donc, ici, nous voyons ce que nous voyons, pour reprendre un fameux motto (vous voyez ?). Alors, bien sûr, il faut imaginer le carrelage comme se soulevant, et pas une sculpture mimétique posée sur. Mais je suppose que Mauger n’a pas eu le loisir de défoncer le sol. Donc, il faut imaginer le résultat d’un soulèvement de carrelage. Et, comme le disait si bien Patrick Raynal, « arrêtez le carrelage » ! (J’ai toujours aimé ce titre, devenu maxime clandestine, et je me demandais quand je pourrais la placer ? C’est fait.) Sauf qu’il ne s’agit pas d’un carrelage réel, mais d’un revêtement posé par Mauger ; mais c’est l’occasion de constater que ce qui intéresse aussi notre artiste, ce sont les surgissements, de préférence, pointus, comme nous pouvons le voir aussi ci-dessous, sorte d’îlot sculptural, événement d’un monde soudain surgissant, submersif.
Il y a quelque chose de mutant chez Mauger, et l’attaque peut venir de tout côté, même depuis en haut, comme dans l’Installation sur la façade du Musée Joseph Denais à Beau (voir Entretien), ou comme ici
Proliférante peut sembler l’œuvre de Mauger, mais aussi parasitaire, comme indiqué ci-avant. Comme si la pierre était organique (ce qu’elle fut, pour partie et pour certaines, si l’on pense au calcaire). Ci-dessus, de quoi s’agit-il ? Excroissances “naturelles” ? Maladie ? Bon !, arrêtons notre divagation, c’est du polystyrène… Mais si Mauger dispose ces pièces ainsi sur les remparts et, dans ce chromatisme, c’est bien pour donner l’idée qu’il y a une certaine relation entre ce qui est là depuis longtemps et ce qui est arrivé depuis peu ; et cette idée est bien celle d’une fiction. Pour le vocabulaire, jusque ici, nous sommes dans l’alvéole, dans sa version expansive. Dans le vocabulaire des pointes, nous avons ceci
On ne sait pas très bien à quoi nous avons affaire, objet rituel, structure défensive ou offensive, prête à avancer dans sa forme de roue dentée ? À part peut-être pour le palier, illustré au début de cet article, je crois qu’il reste une certaine indécision quant à la nature tant des installations que des sculptures de Mauger : on ne sait pas ce qui s’est passé, ni ce qui va se passer, et, finalement, il y a quelque chose d’esthétiquement inquiétant dans celles-ci ; ce qui est aussi l’effet recherché (voir Entretien). Et c’est encore le cas avec celle boule hérissée à Chaumont-sur-Loire
Nous avons là quelque chose qui peut évoquer tant une sculpture, ce dont il s’agit, qu’une bogue ou un chardon. Et je gage que l’interprétation, là encore, reste en suspens.
Voyez comme Mauger a pris soin à ce que tout cela soit très bien pointu et effilé.
Je crois qu’un des fils rouges dans le travail de Mauger, c’est la menace. Déjà, en 1999, les projections des objets imprimées sur le papier photosensible (voir Entretien) sont inquiétantes, menaçantes. On sent que ces ombres d’objets sont littéralement prêtes à sauter sur celui qui viendra occuper le centre de la pièce, comme par hasard laissé vacant, et marqué par quelques feuilles superposées en désordre, petit rectangle flottant semblant marquer quoi ? Une scène. Il s’agit donc d’une double projection : impression des objets sur du papier photosensible, et projection de ces objets depuis la petite scène centrale avec effet ressenti. Bien avant que ce fut à la mode, il s’agit déjà ici d’une production immersive, sauf que Mauger ne le dit pas, c’est au spectateur de se l’imaginer. Plus tard, ses moyens s’étant développés, il a été à même de faire jouer un rôle plus déterminant à ses pièces, soit en mettant le spectateur en position d’observateur, soit en tant qu’acteur (déplacement sur/dans la structure).
Mais, ce qui prolifère peut aussi, faute de nourriture, se retourner contre soi-même, et nous en avons l’exemple avec les deux sculptures ci-dessous. N’ayant pas trouvé d’hôte, elles ont commencé de se ronger elles-mêmes. Auto-manducation, prolifération en échec, mission avortée. Nous avons donc ici les vestiges d’une histoire.
Léon Mychkine