Violaine Lochu en devenir

NB : je me suis entretenu au téléphone portable avec Violaine Lochu en mars dernier. J’étais dans un coin très reculé d’Aquitaine, et, est-ce la mauvaise liaison du relais ?, l’enregistrement réalisé avec mon Tascam, et malgré tous mes efforts sur Sound Forge, est inexploitable; des sifflements et bruits terriblement crispants s’invitent constamment dans la conversation, rendant celle-ci inaudible. V. Lochu étant très sollicitée, je publie cet article en tentant de me souvenir de ce qu’elle m’a dit… Ci-dessous un extrait, que j’appelle Ironie de l’histoire :

Violaine Lochu est une ‘performeuse’. La « performance » artistique dit-on, existe depuis le (bien regretté) mouvement DADA. Mais ses lettres de noblesse contemporaines ont été instaurées par Allan Kaprow, en 1959. Mais tout cela est déjà bien ancien, dans notre postmodernité turbo-capitaliste; raison pour laquelle Violaine Lochu se distingue, comme, aurait dit Deleuze (je ne suis pas spécialement fan mais…): une véritable singularité dans le paysage performatif. Lecteur, permettez ! Le ‘name dropping’ est tellement récurrent dans la matière culturelle qu’il est bon, parfois, de rappeler ce que l’on veut signifier :  

« Les singularités sont les vrais événements transcendantaux : ce que Ferlinghetti appelle la “quatrième personne du singulier”. Loin que les singularités soient individuelles ou personnelles, elles président à la genèse des individus et des personnes [… la singularité serait la découverte de Nietzsche qui] explore un monde de singularités impersonnelles et pré-individuelles, monde qu’il appelle maintenant dionysiaque ou de la volonté de puissance, énergie libre et non-liée. Des singularités nomades qui ne sont plus emprisonnées dans l’individualité fixe de l’Être infini […] Machine dionysiaque à produire le sens et où le non-sens et le sens ne sont plus dans une opposition simple, mais co-présents l’un à l’autre dans un nouveau discours ».1 Las ! Je ne valide pas tout ce qu’écrit Deleuze, en l’occurrence, il ne me semble pas que les singuralités représentent de vrais événements transcendantaux, mais c’est un autre sujet.

Cependant, une indication intéressante, et à méditer, ajoutée par Deleuze, quelques pages avant : « la surface est le lieu du sens » (d’après sa lecture de Simondon). À partir de là, de ce pseudo-là, nous pouvons un peu “centrer” le travail en cours de Lochu : quatrième personne du singulier  singularités nomades non-emprisonnées dans l’individualité  non-sens et sens ne sont plus dans une opposition simple, mais co-présents l’un à l’autre dans un nouveau discours… ajouté à cela un corps; celui de Lochu, et des cordes vocales, une gorge, une langue, un larynx, qui accueillent de très nombreuses autres voix que la sienne. Donc oui, Lochu, singularité medium de singularités nomades.

Mais plus je réfléchis à ce que fait et produit V. Lochu, et plus cela me semble insaisissable, tel le fameux Protée de la mythologie. Lochu, performeuse singulière. Elle fait entrer des histoires et des histoires via la voix ou l’écrit qu’elle re-dit, re-dédit, re-déforme, à la voix; au corps. Car, on l’oublie apparemment souvent, Lochu a aussi un corps, dont elle se sert, et qui est essentiel dans la trans(e)mission. C’est ainsi qu’à ma question de l’usage de ses mains au lieu d’un Powerpoint pour la performance ‘Stellar Acoustics Station’ — le ballet de ses mains posant une à une les feuilles sous la caméra —, Violaine Lochu me répondait que c’était essentiel, que le mouvement de ses mains avait tout à voir avec la performance; effectivement, c’est un petit ballet. Voir l’extrait ici.                              

En 2016, durant un entretien sur France-Culture, VL dit cette phrase détonante : « Je n’ai pas su parler avant 6 ans, j’ai subi des troubles du langage, donc je pense, à la base, que le langage n’était pas ma maison, et que je l’ai entendu d’abord de l’extérieur. J’ai dû apprendre à parler lors de séance d’orthophonie, et il y a aussi toute cette période d’aphonie, où j’ai eu toute une période de rééducation vocale chez l’orthophoniste de nouveau, et un passage chez la phoniatre. Donc il y a un rapport qui n’est pas forcément immédiat ». Ces phrases sont tout à fait extraordinaires. Pourquoi ? Eh bien !, il sufit de relire cette phrase transcrite : “le langage n’était pas ma maison”. Rien que cette phrase, enfin, tout de même (!), qu’est-ce que cela veut dire ? Si l’on comprend bien, cela signifie que, comme d’ailleurs elle le précise ensuite; le langage, Lochu l’a d’abord entendu de l’extérieur; “de l’extérieur” voulant dire quelque chose qu’elle n’arrive pas intérioriser, à garder en soi. Cette primo anti-leçon de vie, autobiographique, n’est peut-être pas pour rien dans sa faim lexicale et idiosyncrasique (son étude des chants bulgares, yiddish, etc.), dans sa recherche perpétuelle de sons, de voix humaines et animales, de voix autres que la sienne. Donc, forcément, Violaine Lochu fait entrer et ressortir. Mais ce qui ressort n’est pas nécessairement ce qui est entré.

Ainsi il me semble, qu’une bonne partie de l’énigme autour de laquelle tourne l’œuvre en cours de Violaine Lochu est le LANGAGE; et non pas tant la voix; mais précisément l’incommunicable dans et autour du langage, quelle que soit sa source. De fait, la plupart des performances lochiennes, du pur point de vue linguistique, sont incompréhensibles, ou, à tout le moins, estranges, comme hors de nous, animal pur, et ainsi donc issues de l’ANIMALITÉ (ce qu’il en reste). Comme ici :

Dans cette pièce, Lochu re-tire du passé-présent notre animalité, mêlé aux  lamentations historiques, des femmes, et de leurs cris. Et puis, finalement, de l’apprentissage du chant. Il y a quelque chose ici d’archaïque (Freud & Darwin), nous remontons le temps des psychés humaines et animales, et, de fait, l’évolution des corps, dans un instantané (vu l’échelle des temps). Travail sur la communicabilité et l’incommunicabilité; cette binarité subsumée sous le concept majeur d’incompréhension. Le paradoxe, bien entendu, c’est que Violaine Lochu nous communique ses signes d’incompréhension en termes d’interprétation, de mécompréhension, de bribes de discours, de paroles rapportées, de charabia, de répétitions, de cris, de chants, de percussions corporelles et de mouvements. Et quand dans certaines pièces, elle enchâsse les dires d’autres femmes, de différentes conditions sociales ou culturelles, cela devient du montage : instantané. Et nous perdons le fil. Car, comme toute bonne artiste, Lochu nous emmène ailleurs. Et ce n’est pas une figure de style. Tout peut commencer (comme) normalement, et puis ça déraille, ça devient de l’art.

Enfin, il ne faudrait pas croire que Violaine Lochu est toujours seule en scène; elle s’associe avec des musiciens (notamment les excellents Joëlle Léandre, ou encore Serge Teyssot-Gay), et d’autres performeurs, danseurs, etc. Nous avons donc au moins ici une oeuvre en diptyque, voire en triptyque : 1) le corps et la voix de Lochu, 2) les trans(e-é)missons et reportages de dires, et 3) les happenings ou spectacles à plusieurs.

PS : le journaliste, qui vient d’entendre la phrase de Lochu « je n’ai pas su parler avant 6 ans, j’ai subi des troubles du langage, donc je pense, à la base, que le langage n’était pas ma maison », ne trouve rien d’autre à répondre que « d’accord », et « hmm hmm »…. Mais ‘what’ ? C’est tout ce qu’il trouve à dire, ou à redire ? Le journaliste ne s’étonne pas, cela ne lui semble pas questionnant. Mais est-ce surprenant, dans la mesure où France-Culture est devenu un medium comme un autre ?, ce qu’il n’était pas jusqu’au début des années 90. Mais c’était une autre époque, où les directions de France-Culture pensaient en terme de temps et d’intelligence, et non pas en terme de communication (faut que ça reste fluide). 

PS bis : Pourquoi je ne suis pas “fan” de Deleuze ? Parce que j’estime, en tant que philosophe, que ce n’est pas de la philosophie rigoureuse, c’est plus proche de ce que Platon appelait le “délire” (voir le thème du  “daîmon”); ou de ce que Giordano Bruno appelait la « fureur poétique ». Deleuze, c’est ce style mêlant fureur poétique et philosophie. Le dé-lire poético-philosophique n’aura pas été l’apanage de Deleuze seul.   Je crois que le premier a avoir ouvert la voie aura été Vladimir Jankélévitich, ainsi que Maurice Merleau-Ponty (dès Phénoménologie de la Perception). Ce n’est pas rédhibitoire, mais ce n’est pas de la philosophie pure. La « philosophie pure », ce n’est pas qu’elle soit plus pure qu’une autre, c’est que c’est de la philosophie, et rien que cela. Des exemples de philosophie pure ? Aristote, Guillaume D’occam, John Locke, Immanuel Kant, John Dewey, Wilfrid Sellars, Roderick Chisholm, Jerry Fodor, Donald Davidson, Fred Dretske, Galen Strawson; et tant d’autres…

  1. Gilles Deleuze, Logique du sens, 10/18, Les Éditions de Minuit, 1969