ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Y a-t-il un « art préhistorique » ? (P.1)

Pour Baudouin

Il est probable que l’apparition du terme « art » préhistorique, doive être trouvée chez John Lubbock, préhistorien, qui écrit en 1870 que les « traces les plus précoces d’art découvertes remontent à l’Âge de Pierre, à une période si reculée que le renne était abondant dans le sud de la France […] Ces œuvres d’art, sont parfois des sculptures, si l’on peut dire, et parfois des dessins ou des gravures sur os, ou des cornes avec la pointe d’un silex. Elles sont d’un particulier intérêt, étant à la fois les plus anciennes œuvres d’art connues de nous — plus anciennes que les statues égyptiennes, ou les monuments assyriens — et aussi parce que, bien qu’anciennes, elles montrent une habileté considérable. Il y a, par exemple, un esprit certain au sujet de ce groupe de cerfs […]

Le mammouth, bien que moins artistique, est peut-être plus intéressant. Il est gratté sur un morceau de défense de mammouth. […] Il est toutefois remarquable que même pendant la Période de l’Âge de Pierre nous trouvons de très beaux dessins, cependant que durant la dernière période de l’Âge de Pierre, et à travers celui du Bronze, ils sont quasiment entièrement manquants, et l’ornementation est confinée à diverses combinaisons de lignes droites et courbes et de motifs géométriques. »

                              

Mammouth gravé sur un fragment de défense

Lubbock ne semble pas certain sur le terme de sculpture, mais il n’en a pas concernant gravure et dessin. Mais, en tout cas, pas de doute, dans cette période, nous avons déjà des « œuvres d’art ». On ne sait pas pourquoi le mammouth gravé est plus intéressant que le groupe de cerfs. Ce qui devient intéressant, pour nous, c’est le moment où Lubbock mentionne des lignes droites et des courbes. Il parle là d’ornementation. Il ne sait pas comment qualifier ces motifs géométriques, cependant qu’il les mentionne. Nous avons donc là à la fois un esprit aiguisé, qui reconnaît un certain caractère à ces traits et courbes et motifs, mais qui ne se risque pas à parler d’art. Il y a donc ici un vide, un espace in-imaginable pour Lubbock (mais tout autant pour nous). Du côté, français, Salomon Reinach, le géant érudit que l’on ferait bien de reconnaître davantage, polymathe invétéré, reprend l’expression « art préhistorique » au tout début du XXe siècle. Reinach, qui enseignait alors à l’École du Louvre l’Archéologie Celtique, propose à la Direction d’enseigner l’Histoire de l’Art. C’est accepté. C’est ainsi qu’en 1902, Reinach inaugure les premiers cours sur l’Histoire de l’Art, en France ! Dans la préface à son livre Appolo (1904), réunissant ses leçons, il fait part de l’engouement que son idée a provoquée : « Dès la première leçon, il y eut foule ; quinze jours après, il se produisit des bousculades, on dut ouvrir toutes les portes, multiplier les bancs, rétrécir les tables, entasser le public dans quatre pièce contigües, alors qu’à mon cours d’archéologie celtique il n’en remplit pas même une. Les dames, très nombreuses, firent preuve d’une héroïque endurance ; j’avais presque honte d’être à mon aise dans ma grande chaire, en voyant devant moi et autour de moi tant d’aimables personnes outrageusement comprimées. »

Reinach considère l’art essentiellement comme un passe-temps, et c’est pour cette raison qu’il fait une distinction entre l’archéologie et l’art préhistorique : « Dans une statue, dans un tableau, l’utilité n’est plus apparente : le caractère d’art est isolé. Cet élément tantôt surajouté, tantôt isolé, est lui-même un produit de l’activité humaine, mais d’une activité particulièrement libre et désintéressée, qui a pour but non pas de satisfaire une nécessité immédiate, mais d’éveiller un sentiment, une émotion vive — l’admiration, le plaisir, la curiosité, parfois la terreur. L’art, à quelque degré qu’il se manifeste, se montre à nous sous le double aspect d’un luxe et d’un jeu. Ayant pour objet d’éveiller une sentiment chez autrui, l’art est, au premier chef, un phénomène social. […] Aucune société, si rudimentaire qu’elle fut, n’a ignoré l’art ; il est en germe dans les tatouages bizarres dont le sauvage couvre son corps, comme dans l’effort qu’il fait pour donner une forme agréable à son couteau. L’étude de l’art primitif [i.e., l’art préhistorique] peut se poursuivre de deux manières : par l’observation des sauvages actuels, ou par celle des vestiges qu’ont laissés, enfouis dans le sol, les sauvages des époques les plus reculées. […] Une science est née au XIXe siècle, l’archéologie préhistorique, nous a révélé les œuvres de l’industrie humaine à une époque prodigieusement reculée, antérieure de longs siècles aux pyramides de l’Égypte et aux palais des rois babyloniens. Cette époque est celle que les géologues ont appelée quaternaire, parce qu’elle est la dernière des quatre grandes périodes géologiques. […] L’époque quaternaire a duré pendant des milliers d’années pour prendre fin plusieurs milliers d’années avant l’ère chrétienne suivant les évaluations les plus modérés des géologues. […] L’homme qui se nourrissait de rennes avait remarqué les qualités colorantes de certaines terres, en particulier de l’ocre. Il aimait les couleurs vives, et il est probable qu’il se peignait le corps comme les sauvages d’aujourd’hui. Mais il fit bien davantage. Sur les parois ou sur la toiture des cavernes où il cherchait un abri contre le froid, qui sévissait alors, il s’amusait à peindre des animaux, avec une sûreté de main extraordinaire. » 

Il est tout à fait extraordinaire que Reinach affirme que l’art est à la fois inutile, et en même temps (au premier chef) un phénomène social. J’aime beaucoup l’enthousiasme de Reinach, mais l’avers de cette qualité, c’est l’amalgame, l’emportement. En quelque sorte, celles et ceux qui ont inventé l’“A”rt n’avaient vraiment rien d’autre à faire. On se met à faire de l’art, au fameux Quaternaire (renommé de nos jours Ère Cénozoïque) d’une manière très détachée, désintéressée, dit Reinach. La belle Image d’Épinal que voilà ! Paradoxalement, ce désintéressement vise tout de même un but : il est social. C’est paradoxal, parce que si l’art est vraiment désintéressé, pourquoi faudrait-il se soucier d’autrui ? Parce que ces “hommes” sont, semble-t-il, des individus naturellement sociaux ; et ceux qui sont dotés d’un certain talent pour peindre ou sculpter des images sont toujours disposés à montrer aux autres la joliesse de leurs productions. On voit donc que, dès le Quaternaire, “de longs siècles avant les pyramides”, l’homme avait inventé les loisirs, voire l’ennui, car, pour le chasser, rien de tel que la peinture !

Fig3 Reinach - copie

Fig2 - copie

Fig5a - copieOn remarque que Reinach qualifie les « hommes du Quaternaire »  de « sauvages ». Parce que c’étaient des sauvages, on peut les comparer avec ceux vivants encore aujourd’hui. Mais la comparaison cesse vite, parce que l’art préhistorique est bien supérieur en qualité à celui produit par les sauvages actuels. Il ne reste donc que les vestiges… « Depuis quelques années, on a découvert des peintures préhistoriques d’un intérêt capital, dans plusieurs cavernes du Périgord et de la région des Pyrénées. Là où l’on a pu observer, dans les cavernes de France, la superposition de couches de civilisation, on a constaté que les figures en ronde-bosse, sculptées dans la pierre, les os de mammouth ou de renne, étaient plus profondément enfouies, par conséquent plus anciennes que les figures en bas-relief et les dessins. Les dessins à la pointe, qui témoignent de la plus grande perfection de l’art, sont contemporains des peintures, qui représentent les mêmes caractères et méritent la même admiration. De ces caractères, le plus frappant est le réalisme. Aucune part n’est faite à la fantaisie ; isolés ou groupés, les animaux sont figurés avec une correction dont l’art des sauvages modernes n’offre pas d’exemple. Le second caractère est la sobriété. Il n’y a pas détails inutiles ; quelques figures d’animaux, gravées ou peintes à cette époque, peuvent soutenir la comparaison avec de beaux dessins dus aux artistes modernes. Enfin — et c’est peut-être ce qu’il y a de plus extraordinaire — l’art des chasseurs de rennes est épris de vie et de mouvement ; il aime à représenter des animaux dans des attitudes vives et pittoresques ; il saisit et reproduit leurs allures avec une exactitude étonnante. » 

Fig.4 - copie

Il y a quelque chose qui résonne dans ce qu’assume Reinach, une tonalité qui se fait toujours entendre aujourd’hui : Les Homo-Sapiens (et les quelques Néanderthaliens qui y participèrent), font preuve d’une maîtrise totale. Aucune indécision, aucun repentir. Pas de doute : C’est de l’Art. Tout est en place. Tout est là : les animaux et autres représentations sont parfaits. On ne présuppose jamais d’antériorité à cet « art » visible et si perfectionné. On ne se demande pas combien de fois l’“artiste” a effacé, recommencé, pour obtenir ce trait, cette forme. Il est arrivé, et tac !, d’un coup de pinceau, il a peint un bison criant de réalisme. On ne se pose pas la question de savoir combien de générations se sont succédées avant d’obtenir ce résultat criant de vérité naturaliste. Non. L’artiste préhistorique à l’art dans le sang. Il exécute directement ce qu’il a en tête, et sa restitution est fidèle. Ainsi, Reinach se fait sociologue spéculatif, et admet que durant cette période, qu’à son époque on appelle le “Quaternaire”, il a existé des êtres humains dont la principale activité était de produire de l’art. Mais, dans un livre récent, l’association du mot « artiste » avec l’expression « art préhistorique » est  toujours autant acquise. Ainsi, c’est Alain Testart qui, en 2016, traite de l’« art préhistorique », et de « l’artiste paléolithique ». Pour ce dernier, il ne fait aucun doute que l’art commence durant la Préhistoire. Testart analyse très finement l’iconographie, il remarque que les figures animales semblent flotter dans l’espace, elles ne sont jamais représentées dans un environnement naturel, par exemple les pieds dans l’herbe. Ce lui fait écrire ce qu’il appelle une implication :

« S’il est incontestable que l’art paléolithique est naturaliste […] il ne l’est que de façon limitée en ce qu’il représente chaque animal de façon réaliste, mais en le coupant toujours du milieu, dont il fait abstraction ».

encore, comme Reinach, Testart juge l’“art” préhistorique avec des lunettes modernes. Comment sait-il que l’“artiste” du Paléolithique “fait abstraction” du “milieu” ? Peut-être que, si milieu il y a, c’est déjà le support, la paroi, qui, peut-être, est déjà vivante pour celui qui intervient sur sa “peau”. Pour ma part, je suis persuadé que tout était “vivant” pour les hommes du Paléolithique. Dès lors, inscrire quoi que ce soit sur cette paroi, sur son sol, c’est déjà entrer en contact avec ce qui est autre, mais proche, puisque vivant. Je suis persuadé que tout l’environnement autour de ces êtres humains revêtait un caractère que j’ose à peine dire sacré, mais, à tout le moins, communicationnel ; je suis persuadé qu’il était établi des lignes de compréhension, qu’à défaut d’autres termes on pourrait dénommer animistes et magiques ; et quoique, encore une fois, le vocabulaire nous manque. À partir du moment où l’on suppose que les Homo-sapiens du Paléolithique supérieur, à qui était dévolu l’“art” de dépeindre, de graver, de dessiner, devaient bien évidemment produire ces formes d’art à l’extérieur (avec les chants, les danses, etc., qui devaient accompagner ces rites). Et je suppose aussi que ces personnes, qui avaient un don si mimétique, devaient être considérés d’une manière spéciale ; par exemple on sollicitait d’eux une illustration d’un animal précis afin de favoriser la chasse, ce qu’ils faisaient, en étant le plus fidèle au “modèle”, sachant que plus la mimêsis serait associée à la vérité du visuel, la chasse serait propice. Je viens, littéralement, d’inventer cette petite fable ; et peut-être même qu’elle n’est pas de mon fait, qu’elle provient d’une légende lu ou entendue ici ou là. Mais peu importe : Ce qui compte, c’est que l’explication donnée n’a que peu à voir avec l’art comme pratique désintéressée, ou même comme une façon de vivre (“je suis artiste au Paléolithique Supérieur, et vous ?”). Et je suppose aussi que le fait de peindre des animaux très loin dans les grottes pouvait aussi signifier une feinte. En effet, que se passerait-il si l’animal, passant devant la grotte, se reconnaissait ? Il prendrait peur, et s’enfuirait. Probablement. Il comprendrait qu’il est dans le collimateur.

Dans sa magnifique relation de son étude parmi le peuple Achuar (i.e, “les gens du palmier d’eau”) d’Amazonie, de 1976 à 1979, Philippe Descola nous explique comment le jardin est le lieu d’une magie tout à fait spécifique. Ce sont les hommes qui déforestent et débroussaillent ; mais ce sont les femmes qui construisent le jardin, à partir du brûlis, dont elle prennent le contôle. Quand une femme part, avec son bébé, pour s’occuper du jardin, elle doit impérativement au préalable trouver une pierre magique, une pierre de Nunkui. Une fois munie de celle-ci, elle pourra aller au jardin, suspendre son enfant dans un hamac, chanter des prières (des anent) à la pierre ; et enfin l’enterrer profondément, enfermée dans deux bols inversés. À défaut, l’énergie de la pierre se dirigera vers l’enfant, et lui sucera le sang ; cependant qu’enfermée et enterrée ainsi, l’énergie favorisera la croissance du manioc. Rien ne servirait de jeter la pierre  hors du jardin, car elles sont capables de se déplacer sous terre. Il ne reste donc que l’invocation et la prière. Nous sommes au XXe siècle ; un peuple, aux confins de l’Amazonie, dans une région limitrophe au Pérou et à l’Équateur, croit (parmi bien d’autres croyances), qu’un  certain type de pierres se déplace sous terre et peut sucer le sang des enfants. C’est une croyance qui peut nous apparaître tout à fait délirante, idiote, archaïque, ou, tout simplement… humaine. La “Modernité” n’a pas effacé ces croyances, mais elles nous sont — à nous, les Occidentaux vivant dans des pays “développés” —, totalement étrangères. Avec la meilleure volonté du monde, comme on dit, on peut imaginer une pierre se déplaçant sous terre et suçant le sang ; mais nous ne pouvons pas le croire. Il est impossible que nous le croyions. Nous ne pouvons pas nous projeter dans l’“espace” mental d’un membre de la communauté Achuar ;  non pas parce que nous serions plus évolués, mais parce que notre réalité n’a plus rien à voir avec la leur. Notre civilisation n’est pas animiste, et si la civilisation celte a été animiste, nous ne sommes pas des Celtes…

À partir de là, si j’ose dire, — soit cette impossibilité de nous projeter dans des ethnies contemporaines mais incommensurables en termes de croyances —, essayons-donc de nous projeter il y a 45000 ans, durant le Paléolithique Supérieur, époque à partir de laquelle les êtres humains sont censés avoir inventé l’Art (occupation de la Grotte Chauvet à partir de – 37 000 ans.) Rien qu’en prenant l’exemple, contemporain, des pierres voyageuses et vampiriques d’Amazonie, est-il possible de commencer d’imaginer, une seule seconde, la forme d’esprit et de croyance qui animaient les peuples du Paléolithique Supérieur ? Non, c’est parfaitement impossible. Raison pour laquelle il est assez ineffectif de parler de réalisme ou de milieu, de compréhension de la nature. De la même manière qu’il nous est relativement impossible de comprendre comment nous pouvons considérer animaux et plantes comme des personnes (pour les peuples amazoniens) — et qu’il est parfaitement improbable que nous puissions nous convertir à ces croyances contemporaines —, comment penser des croyances— inconnaissables —, datant de – 45 000 ans ? La réponse à cette question, à mon humble avis, c’est de recourir à notre imaginaire, et d’essayer tout bonnement d’inventer ce qui n’existe pas ni plus dans notre esprit depuis… des milliers d’années (deux mille ans, en gros, c’est-à-dire avant la Christianisation de l’Europe et de l’Afrique, et spécifiquement en Gaule à partir du IIIe siècle après J.C).

L’exposition du Centre Pompidou, “Préhistoire, une énigme moderne”, pose comme une évidence, elle aussi, que l’art est une vieille histoire, cependant que cette pré-antiquité recèle une immanence, telle qu’elle irradie toujours dans notre temps. La preuve, c’est que des artistes des Art Moderne et Contemporain eux-mêmes s’en sont (apparemment) inspirés : de Picasso (avec sa fascination pour la “Vénus de Lespugue”, dont il garda deux moulages dans son atelier durant sa vie) ; jusqu’à Robert Smithson, en passant par Richard Long, et tant d’autres. Par une magie opératoire, dont témoigne la volonté des curateurs du Centre Pompidou, revoici l’Art-avec-Majuscule, qui avait disparu vers la fin du XIXe siècle, quand des individus, solidement déterminés, avaient choisi chacun une voie Hors-Académie afin de produire tout de même de l’art. Mais, en procédant ainsi, ces individus (Courbet, Vallotton, Turner dès la fin du XVIIe, Monet, Manet, Cézanne, Gauguin, etc.) brisaient le sceau unique de l’Art, et inventaient chacun une manière de faire de l’art, qui fit école, on le sait. La volonté de “faire art” de ces précurseurs aura démultiplié l’audace, l’inventivité et l’imagination des artistes qui allaient venir ensuite, nous le savons bien. Et cette démultiplication, pour tout dire exponentielle (Duchamp, Malevitch, Kandinsky, etc.) allait définitivement disperser le Sceau sacré de l’Art en tant qu’Art Unicitaire. Or, voici donc que, par une opération révisionniste, certainement gorgée de bonnes intentions, l’Art avec majuscule réapparaît. Et, tenez-vous bien !, il réapparaît en descendance directe depuis l’“Art Préhistorique” ! Oubliées les querelles de chapelles, les excommunications de l’Académie, les audaces individuelles d’un Caravage et son premier Saint Matthieu, refusé par l’Église, par exemple. Oublié Malevitch et son suprématisme, qui va bien au-delà des considérations esthétiques ; oubliées toutes les philosophies développées par les artistes, en bref : Remettons les pendules à l’heure, il y a que de l’Art, et ce, depuis la Préhistoire.

Pourquoi dit-on qu’il y a “art préhistorique”. Je pars du principe que ce nous pouvons “voir” depuis cette époque sont des restes. Ces restes, pour la plupart, sont des représentations picturales, des sculptures, et des gravures. Et c’est pour cette raison que nous y sommes si sensibles et que cela nous parle tant. Noël Carroll, philosophe, écrit que « [L]a représentation picturale est une sorte de langage ». Ce que nous voyons est ce que nous pensons être. Cette figure ressemble à un bison → c’est un bison.

Soit a (figure), b (signe), c (bison)

Posons que si (a) “fait signe” → (b) vers “quelque chose” alors c (bison). On doit comprendre qu’une image est toujours interprétée ; elle signifie, elle renvoie à autre chose qu’elle-même qui est le signe. Le signe identifié revient vers a en tant que Nom : (bison) = c. (Bien entendu, l’expression « une image est toujours interprétée » ne vaut que pour toute image mimétique, un monochrome d’Yves Klein ne passe pas par le même simple chemin abc).

Alors, si a ≡ (équivaut à) b, alors ⇒ (implique) c

C’est parce qu’il y a relation d’équivalence implicatoire que nous pouvons identifier tout ce que nous pensons être ce qui est en ce qu’il semble être ce qu’il est. Dit plus simplement : Si “cela” “ressemble” à un bison, c’est un bison. Je viens de tenter d’exposer la logique qui se cache derrière l’enracinement insoupçonné de la mimêsis, l’Imitation. Mais quand on installe dans la même exposition un tableau de Miró non loin d’un Propulseur au félin, du Magdalénien, où est la relation d’implication ? Reprenons la recherche logique avec ces deux indices :

Soit tM (tableau de Miró), et pM (Propulseur Magdalénien). Peut-on poser tMpM ? Non. Un tableau de Miró n’est pas équivalent à un propulseur Magdalénien. Pourquoi ? On pourrait vite se débarrasser de cette question en disant que le premier objet est un objet d’art, et que le second est un objet usuel (dispositif pour la chasse). En soi, la question est réglée. Oui, admettra-t-on, mais il y a une figure sur le propulseur, et s’il y a figure, il s’agit donc d’une représentation, et puisqu’il s’agit d’une représentation mimétique, c’est de l’art. CQFD. À partir du moment où la relation n’est basée que sur le mimétisme, nous sommes quasiment coincés. Pourtant, le tableau de Miró ne représente rien de spécialement identifiable (peinture abstraite). Peut-on comparer un tableau abstrait avec une sculpture figurative ? Non. Alors pourquoi acceptons-nous l’équation  tMpM ? Une exposition thématique part d’un postulat, que l’on pourrait dénommer un mythe philosophique. J’emprunte à Tiffany Sutton le terme de « mythe », qui écrit à propos de la scénographie muséale : « Il y a quelque chose au sujet d’un groupe de plus qu’un objet qui donne au groupe des pouvoirs de description possédés ni par les mots non plus que les objets considérés isolément ». Si le tableau de Miró et le propulseur Magdalénien s’intègrent dans l’exposition, c’est parce qu’ils sont assemblés et dissous en même temps dans L’Ensemble A(rt). On pourrait dire que l’art préhistorique est un sous-ensemble de A, par exemple ; mais non : Il n’y a ici qu’un Ensemble ; c’est A. De fait, cette ensemblité a un effet particulièrement dissolvant, faisant disparaître les Différences de gestes, d’époques, de propos, de techniques, etc. Autrement dit : “Ça passe”. Mais on pourrait se poser la question suivante : Pourquoi “ça passe” ? Le groupe des objets rassemblés dans l’exposition est le fruit d’un méta-récit, dont l’intitulé pourrait être celui-ci : Tout ce qui est montré ici est de l’art, et ce, depuis le “début”, à savoir la Préhistoire. C’est un méta-récit, ce n’est ni historique, ni scientifique ; c’est une fiction.

Réferences : John Lubbock, 1882, The Origin of Civilisation and the Primitive Condition of Man. Mental and Social condition of Savages, Longmans, Green and Co., London /// Salomon Reinach, 1927, Appollo. Histoire Générale des Arts Plastiques Professée à l’École du Louvre, Librairie Hachette /// Jacob Burckhardt, 2017,  La Civilisation de la Renaissance en Italie, Nouveau Monde Éditions /// Alain Testart, 2016, Art et Religion. De Chauvet à Lascaux, Gallimard /// Philippe Descola, 1993, Les Lances du Crépuscule. Les Jivaros en Haute-Amazonie, Plon /// Noël Carroll, 1999, Philosophy of Art. A contemporary introduction, Routledge, Londres /// Tiffany Sutton, 2000, The Classification of Visual Art. A Philosophical Myth and Its History, Cambridge, UK  /// Ian Hacking, 1999, The Social Construction of what ?,  Harvard UP

Léon Mychkine