Zoulikha Bouabdellah, les pieds dans le tapis, et autres aventures

Zoulikha Bouabdellah est une courageuse artiste. Pourquoi ? Parce qu’elle joue notamment sur un territoire très sensible, soit celui de la religion, précisément l’Islam. « Très sensible”, dirons-nous, en ce moment, un moment certes, qui “dure”… Un mouvement dur. Depuis quelques décennies, il est plus que probant que beaucoup de musulmans manquent d’humour, et de recul. Mais il en va de même, dans une proportion certes moindre, pour les croyants en général. On se souvient des manifestations de catholiques et des prières contre la pièce, “sur le concept du visage du fils de Dieu” (‘Sul concetto di volto nel Figlio di Dio’), de Romeo Castellucci, en 2011. On peut encore citer le cas de la pièce ‘Golgota Picnic’, de Rodrigo Garcia. Mais, à la différence des intégristes catholiques, les intégristes islamistes peuvent tuer par manque d’humour, ce qui est bien entendu déplorable, à tout le moins. Ainsi, les infâmes frères Kouachi ont bien trouvé moyen de massacrer une grande partie de la rédaction de Charlie Hebdo sous prétexte qu’il ne faut pas se moquer de la religion musulmane, encore moins d’Allah et de son prophète, Mahomet. L’horreur de ces actes atteint, parallèlement, il faut bien le dire, un degré d’absurdité inouï : Comment des dessins peuvent-ils donner envie de tuer ? Comment, en tant qu’individu, peut-on se sentir dépositaire d’une vérité absolue quant à la nature de Dieu et de son prophète ? N’est-ce pas, déjà, une folie ?  Si, évidemment, et on pourra, sans aucune ironie, trouver que c’est un manque pathétique et tragique de Culture qui peut conduire de jeunes gens — mais des plus âgés aussi —, à des extrémités aussi abominables.

Zoulikha Bouabdellah a connu des soucis avec ses œuvres d’art, notamment son fameux ‘tapis de prière’, qu’elle a dû retirer d’une exposition en janvier 2015, à Clichy-la-Garenne, lors d’une exposition collective (regroupant, sous le commissariat — Dieu quel vilain mot ! —, de Charlotte Boudon, Guillaume Lassere et Christine Ollier ; les œuvres de Pilar Albarracín, Nina Childress, Béatrice Cussol, Hélène Delprat, Lydie Jean-dit-Pannel, Carmela Garcia, Laura Henno, Mwangi Hutter, Karen Knorr, Ellen Kooi, Katinka Lampe, Iris Levasseur, Paloma Navares, ORLAN, Esther Teichmann, Trine Søndergaard, Brigitte Zieger.) Il s’agissait donc d’une exposition éminemment consacrée aux femmes et, supposera-t-on, à leur liberté en tant que femmes, et artistes. Las ! Une association musulmane du coin se serait émue des tapis de prière inscrits dans une œuvre titrée “silence bleu”, de Zoulikha Bouabdellah. “Émotion” intolérante qui a conduit au retrait de la pièce, purement et simplement. Dans un entretien, l’artiste rappelle que cette exposition a eu lieu quelques semaines passées le massacre dans les bureaux de Charlie-Hebdo… La pièce s’est présentée différemment, suivant deux dates. Ci-dessous : 

Silence 2008 - copie
Zoulikha Bouabdellah, “Silence”, 2008, tapis de prière et escarpins. (Tous droits réservés).
Zoulikha Bouabdellah, “Silence”, 2015, tapis de prière et escarpins, ’exposition collective « Femina ou la réappropriation des modèles » présentée au Pavillon Vendôme à Clichy la Garenne. Photo Alexandre Mayeur. Galerie Anne de Villepoix, Paris.

Bouabdellah, on l’a compris, découpe dans un tapis de prière une forme, qui peut faire penser à une fenêtre (2008), et plus tard un cercle (2015). D’emblée, le geste pose problème. Peut-on se permettre de découper un tapis de prière ? Quand bien même les tapis sont le fruit d’une transaction — ils doivent provenir d’usines en quantité industrielle —, à partir du moment où une unité est vendue, elle acquiert une valeur d’usage; devenant objet de culte. Attenter à cet objet, de fait, n’est plus permis une fois qu’il a été vendu, car il appartient à une personne, un croyant, ou à une entité (mosquée) représentant une communauté (l’oumma) de croyants. Sans conteste, de par le nombre de tapis disposés par Bouabdellah, bien ordonnés dans un espace défini, nous ne nous trouvons pas dans un espace privé, mais dans un lieu de culte. Recommençons : Il s’agit premièrement de trouer un tapis de prière ; deuxièmement, de le disposer dans ce qui semble un lieu de culte. Ça fait déjà beaucoup, même pour un mécréant, me direz-vous ! C’est de la provocation ! Mais, troisième étape, que dispose-t-on dans le trou, dans ce vide ? Une paire d’escarpin ! Sous l’apparente provocation achevée se cache une politique de “pied dans le plat”, pratiquée par Bouabdellah. Quelle est-elle ? Tout simplement, de signifier, de montrer la place de la femme dans l’Islam et, par double effet, son absence. C’est ce qui s’appelle mettre les pieds dans le tapis (et doublement, voire triplement : La “position” de la femme dans l’Islam, le tapis découpé, ajouté au fait que, justement, on se déchausse avant de pénétrer dans le lieu même de prière…). Ici, Bouabdellah, à la provocation, ajoute non seulement une paire de chaussures, mais en sus une paire sexuée (ce ne sont pas des espadrilles…). Ainsi donc, Bouabdellah fait signe, avec son œuvre. Plus qu’un signe, elle appelle, et même interpelle : « Hé ! Et la femme alors ? Où est-elle dans la religion ? »  Notez que la première version expose des tapis rouge et dorés, tandis que la seconde est dans les tons dominants rouge, bleu, et un peu de blanc. Ça rappelle quelque chose. L’Islam de France ?, dont la devise en bandeau est : Nos cultures en héritage, la République en partage.

Bouabdellah sait bien que le chemin sera long (faut-il encore d’ailleurs qu’il existe !). On peut se demander où est la place, quel est le “rôle” de la femme dans l’Islam ? Un exemple : il semble que le Coran, n’accorde que peu de place aux femmes. À tout prendre, une sourate, mais elle est plutôt explicite : Sourate 4 An-Nisa’, Verset 34  : « Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leur maris), et protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs époux, avec la protection d’Allah. Et quand à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits, et frappez-les. Si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de voie contre elles, car Allah est certes, haut et grand ! » (En note, nous pouvons lire cette réconfortante précision : “Frappez-les : pas violemment, mais simplement pour les faire obéir”. Comment frappe-t-on une femme “simplement” ? Le Coran cité ici est celui édité par le Complexe Roi Fahd pour l’impression du Noble Coran, lieu saint par excellence, et validé ainsi par le Roi : “Le Serviteur des deux Saintes Mosquées Le Roi Fahd Ibn ‘Abdal’ Aziz Saoud Roi du Royaume d’Arabie Saoudite, s’est fait l’honneur d’ordonner l’impression de ce Noble Coran et de la Traduction en Français de ses sens”.) Il est clairement signifié ici une domination de l’homme sur la femme, avec bénédiction pour la battre si elle se rebelle… Un croyant prenant au pied de la lettre ce qui est écrit là sera-t-il assez moderne, en esprit, pour prendre le recul nécessaire ? Il faut bien se poser la question, car personne, aujourd’hui, à moins des fanatiques, ou attardés mentaux, ne prend la Bible constamment au premier degré. Par exemple, nous pouvons lire dans la Bible de Jérusalem, dans Genèse (3,16) : « À la femme, il dit: ‘Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils. Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi.’» Nous sommes juste après l’irruption du péché originel, et Dieu est en train de morigéner le tout nouveau couple terrestre, Adam et Eve. Lu littéralement, on lit bien que l’homme dominera la femme. Mais, pour l’instant, aucune mention de coups…

La question religieuse tient une part importante dans l’œuvre de Bouabdellah, mais il ne faudrait pas s’arrêter sur cet aspect, cependant qu’il est assez probant qu’elle très préoccupée par ce que l’on pourrait appeler la “figure du féminin”, et tout ce qui avec, du cliché au moins convenu.

Zoulikha Bouabdellah, ‘Nues Endroit/Nues Envers I’, 2014, Posters coupés au laser et montés sur mousse, 84 × 131 cm. Tous droits réservés.

Les amateurs et étudiants des arts auront reconnu dans l’image ci-dessus le tableau “La vague” (1896), de William Bouguereau.

William Bouguereau, “La vague”, 1896, huile sur toile, 121 × 160,5 cm. Collection particulière.

Ce tableau originel est d’une assez grande niaiserie. Bouabdellah modifie le chromo — mais dont il faut tout de même reconnaître une certaine fraîcheur quasi cinématographique (on dirait que le modèle pose devant une photographie), et un plus que réalisme dans le traitement du corps (nulle indulgence si ce n’est peut-être un maquillage bien raté), et la tendresse de la chair —, et Boubdellah y ajoutant des indices et découpage qui font autant d’arabesques que d’intrigues visuelles. Au dessus du mollet gauche semble passer un poisson à tête de femme… ingresque ? Dans son dos, c’est à peu près idem, et, dans le V formé par la posture, surgit un morceau d’herbe et de forêt ! Allusion de la femme vierge ? On aura remarqué que le payage en recouvre un autre. À quelle fin ? On voit des pieds dépassant en bas à gauche, et, d’ailleurs, le bras gauche de l’odalisque est coupé à hauteur de de l’avant-bras. Qu’est-ce à dire ?

Zoulikha Bouabdellah, ‘Envers Endroit géométrique – Odalisques’, 2016, Collage. Posters coupés au laser et montés sur mousse, 100 x 120 cm. Tous droits réservés

Ici-dessus, il semble que Bouabdellah réinvente le moucharabieh — empr. à l’ar. masrabīya « fenêtre grillée en bois, saillante au dehors ». On l’appelle ainsi parce qu’on y place les cruches poreuses [masraba] qui servent à rafraîchir l’eau par évaporation » (source CNRTL, ‘as usual’) —, mais elle sature tellement l’espace, par la force inter-pénétrante des images, que ce qui était devenu, dans l’imaginaire occidental, une sorte de jalousie, devient un puzzle positif-négatif : on ne sait plus toujours précisément ce qui ornemente et ce qui est caché, on sent ou voit les références, mais peu importe à vrai dire, ce qui importe, davantage, c’est la plus ou moins sous-jacente présence de la femme, et de la chair.  Mais à bien regarder, il semble que Bouabdellah ait pris l’éymologie au mot, et tranformé l’entier moucharabieh en structuration de cruches, femmes comprise. Reste-t-il un pas à faire en direction de la métonymie suivante, les femmes-cruches ?, ce qui, allitérant sur la métaphore, signalerait la bêtise des femmes qui, décidément, sont bien trop habituées à la soumission ? (sans leur jeter l’opprobe, bien entendu ; n’oublions pas les souffrances endurées par les femmes sous la férule des hommes… et, par exemple, ces femmes contraintes en burqa qui sinon étaient frappées à coups de badine par ces tarés de Talibans…). Ainsi, ci-dessus, la métonymie est bien réelle : la femme-cruche est le concept réalisé de l’objectivation et de la plus absolue réification ; elle est jolie à regarder (pour celui qui la possède), et elle est utile. Quelle merveilleuse créature !

Note. Voici le communiqué qui avait paru suite au retrait de la pièce de Bouabellah, au sein de l’exposition collective ‘Femina ou la réappropriation des modèles’, au Pavillon Vendôme à Clichy la Garenne : « D’un commun accord avec l’artiste, en pleine possession de son droit moral qu’elle exerce ici par sa volonté de retrait, nous avons souhaité retirer cette pièce dans le contexte actuel de tension émotionnelle, les conditions du dialogue n’étant malheureusement pas réunies. Cette exposition est dédiée à toutes les femmes dans le monde qui ont lutté et celles qui luttent encore pour jouir de leur liberté. Ce choix n’est pas un recul mais un désir d’éviter tout amalgame que pourrait susciter une mauvaise compréhension de notre éthique intellectuelle et du propos de cette exposition, qui veut rendre compte des différents contextes socioculturels dans lesquels les femmes artistes doivent, si elles le peuvent, s’exprimer. » Christine Ollier, commissaire générale.

Léon Mychkine


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