1 Kandinsky pour la route, via Monet

On dit, on lit partout, que Kandinsky est le promoteur de l’art abstrait. Avec sa fameuse aquarelle Sans-titre de 1910, qu’il aurait antidaté de trois ans, d’ailleurs, mais quelle importance ? Et puis, après cela, on (re)découvre un jour Hilma Af Klint comme précurseure. Mais, à bien regarder ses œuvres, il n’est pas si sûr que l’on puisse les considérer comme des peintures principalement abstraites, pour la raison que son geste était sous-tendu par une mystique spiritiste, et puis, si on cherche bien chez Vassily, on trouve ceci, qui, pour ma part, m’époumone un brin :

Vassily Kandinsky, ‘Segelboot auf der Meer’, 1902, huile sur bois, 16,7 x 10 cm, Lenbachhaus, Munich

Comment ne pas penser à ? 1) l’héritage impressionniste. Sauf que. Regardez ‘Impressions, soleil levant’ (1872):

Claude Monet, ∼ 1873, “Impression, soleil levant”, 48 × 63 cm, Musée Marmottan

Ce tableau, est fou. “Fou” comme peut l’être une création d’artiste. Bien. Maintenant, si l’exercice est possible, tentons de comparer. Le tableau de Monet n’est pas abstrait, cependant qu’il y tend, car, si, un matin, vous distinguez de cette manière le port du Havre (lieu originel du tableau), je vous invite prestement à prendre rendez-vous chez un ophtalmologue… On sait que le titre du tableau a été donné par Monet, au débotté, lors de l’accrochage ; jusqu’à ce moment, le tableau était “sans-titre”. Il n’y avait pas d’argument “théorique” solide derrière cette œuvre. Pas de théorie, mais un geste. Certes, entre les deux tableaux (Vassily/Claude), on compte 29 ans. Mais ce n’est pas seulement que cela qu’il faut noter. Première remarque : La matière. Le tableau de Monet est lisse, et celui de Kandinsky est très empâté. Ensuite, et entre autres, on constate l’incroyable champ laissé brut : Kandinsky n’a peint au bord qu’en bas… Même, regardez un peu au dessus du milieu droit, le bois est apparent là où on attendrait de la peinture ! C’est, je le redis, assez incroyable. Et c’est une différence majeure avec Monet, qui remplit bien proprement tous les bords ; il faut qu’elle existe partout. Maintenant, je vous propose une expérience de pensée : ôtez du tableau de Kandinsky ce qui “dénote” un voilier (‘segelboot’).

On pourrait se dire, très sincèrement, que ce petit agglomérat ne ressemble à un voilier que depuis ce que l’on pourrait appeler le bon vouloir du regardeur. En tout bonne foi, si l’on vous demande ce que vous évoque ce détail, est-il bien certain que vous allez répondre « voilier » ? Tentons une expérience de pensée (‘thought experiment’. Rappelons que l’expression ‘thought experiment’ est la traduction de l’expression bien française « expérience de pensée », promue par le grand philosophe des sciences Alexandre Koyré (1892/1964)) :

Voici un montage, certes un peu cavalier (hi hi), sans le voilier. Une fois prélevé l’“indice” du voilier (son index, dirait Krauss), tentez, maintenant, de départager les éléments. À partir de ce dégagement, essayez, je vous prie, de reconnaître un paysage maritime… Je vous souhaite bon courage. C’est le ‘segelboot‘ qui nous permet d’admettre, d’identifier – ce que nous devons reconnaître (je viens d’écrire « identifier – », le signe – pour le mot « moins ». Qu’est-ce à dire ? “Identifier -”, cela veut dire que nous reconnaissons en quelque sorte non pas naturellement le voilier, ni d’ailleurs quoi que ce soit de reconnaissable. Donc, ici, tout est -. En effet : Admettons que la mer puisse être représentée par cet amas de touche pâteuse :

Mais, après re-consultation, on peut le dire (il ne faut pas avoir peur des statues) : C’est peint “n’importe comment”. On dirait que Kandinsky s’en fichait complètement de la manière de poser sa touche ; ça va dans tous les sens, ça n’indique rien de fluide, de continu. Je ne suis pas en train de dire que c’est un mauvais tableau, absolument pas. Je dis que c’est un saut… un saut quantique (“quantum d’action”, Planck, 1900). En produisant des gros plans, on réalise qu’à certains endroits il n’y a même pas de peinture ! le bois est apparent. C’est assez incroyable (non ?). Remontez-voir le tableau de Monet. C’est peint, à première vue, un peu cavalièrement, mais ce ne l’est pas, parce que si le tableau est constitué de zones différentes en terme de traitement, chacune est intrinsèquement homogène. Exemple : Comparez ↑ et ↓, regardez. Ci-dessus, il n’y aucun chemin privilégié, aucun motif, rien. Ci-dessous, nous sommes principalement dans des touches horizontales, à un trait ou deux oblique excepté (il faut bien chercher). Donc, d’un côté (↑) c’est une accumulation de touches sans aucun ordonnancement, de l’autre ↓, c’est ordonné (dominante horizontale) :

Certes, ici et là, il y a comme un petit chaos, une légère agitation (côté droit, par exemple↑), mais rien d’aussi indocile que chez Vassily, qui, 29 ans plus tard, vient sauter à pieds joints dans les eaux calmes de Claude.

 

Léon Mychkine