Tatiana Trouvé au Centre Pompidou. (Pour l’art, et contre l’amphigourique)

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Tatiana Trouvé, August in May, de la série The Great Atlas of Disorientation, 2020. Crayon sur papier marouflé sur toile, encre de Chine, huile de lin. Crédit photo : Florian Kleinefenn

Le titre de l’exposition de Tatiana Trouvé au Centre Pompidou est certainement un peu (trop) ronflant :“Le grand atlas de la désorientation, chapitre 2”. Après tout, il s’agit d’œuvres d’art, et nous en avons déjà vues un certain nombre, et, celles capables de nous désorienter, à part certaines œuvres de James Turrell, les films de David Lynch, ou bien encore certaines compositions de musique contemporaine, semblent fort rares (mais je ne connais pas tout)… Peut-être n’est-ce pas le verbe le plus judicieux. “Questionner”, serait déjà pas mal. Les œuvres de Trouvé nous questionnent. C’est déjà bien. 

L’exposition est en partie encadrée par d’immenses rideaux installés par l’artiste, qui filtrent la lumière. Premier cadre recadré (un espace remodelé dans celui existant, en partie, car il y a surtout des rideaux pour masquer les immenses vitres donnant sur rues). Le sol est aussi investi : on marche sur des dalles qui, pour la plupart, ont été recouvertes de dessins, de spirales, de formes, qui font assez penser à quelque chose de constellaire, à d’aléatoires fragments de cartographies. Dans un entretien avec J.P. Criqui (ici), Trouvé dit que cela a un rapport au rêve tel que vécu par les Aborigènes australiens, pour qui « le rêve est très important, il définit leur relation au monde. Leur perception et leur pratique du rêve sont très différentes de celles que l’on rencontre dans les sociétés occidentales. Pour eux, le rêve n’est pas quelque chose qui vient de l’inconscient, qui serait détaché de notre mode d’être. […] Les dessins et les schémas que je vais faire sur le sol vont reprendre ces ensembles de savoirs, qui seront formalisés au moment où ils seront dessinés, mais qui ensuite vont sans cesse se transformer. Ainsi, ces schémas seront redessinés et effacés par les pas de toutes les personnes qui viendront visiter l’exposition ». Comme beaucoup, je me rappelle la mode de l’“art aborigène” (qui continue) ; j’ai lu quelques choses, mais je ne vois pas le rapport avec les dessins de Trouvé au sol, si ce n’est leur caractère éphémère — ils vont peu à peu s’effacer sous les pas. Soit. Ceci dit, je conçois mal comment on peut s’approprier un morceau de culture vécue et l’ingurgiter comme une donnée psychologique (je doute que Trouvé vive dans le même monde psychique que les “authentiques” aborigènes, si cela même existe encore).

Bien entendu, le principal spectacle tient dans les immenses dessins toilés découpés et recollés sur toiles sur châssis (encore le cadre dans le cadre) appendus à des chaînes montant jusqu’au plafond, ainsi que quelques sculptures, que l’on ne peut considérer qu’éloignés, car disposées dans une sorte de couloir flanqué à chaque issue d’une sculpture-barrière, ou barrière-sculpture, c’est selon. Précisons qu’il n’y a pas que d’immenses dessins ; on trouve quelques rectangles noirs, format 65 pouces (à la louche), que l’on dirait éteints, mais qui mettent un certain temps à laisser apparaître des formes. On reste à bonne distance, on attend, s’apprêtant à voir changer l’indistinct motif ; mais rien ne se passe. On se rapproche… C’est un dessin. Voilà, peut-être, si l’on veut être juste, le seul moment, pour ma part, de désorientation : prendre un dessin pour un écran, ce qui ouvre certes à des questionnements. (Peut-être plus tard.)

Plus largement, les dessins de Trouvé semblent des mises en scène, à l’intérieur de cadres (en sus du premier cadrage : toiles rapportés sur toile) qui semblent eux aussi mis en scène puisque les dessins apparaissent en retrait du format qui les présente. Cette double, voire triple mise en scène, a presque déjà pour effet de mettre en abyme la disposition, mais peut-être exagéré-je. On distingue des dessins que j’appellerais “dispositifs”, qui mettent en scène (donc ceux-là) des objets divers, avec, récurremment, des sortes de grandes vitrines ou vitres disposées dans les motifs, d’une manière qui plongent l’ensemble dans une sorte d’expectative. On sent qu’il va se passer là — ou s’est passé — quelque chose ; spécialement dans ce grand dessin où l’on peut voir comme des petits Butagaz allumés contre des murs, les noircissants, et, non loin, une ou deux bonbonnes de gaz… Explosion programmée ?

En 2019, les vitrines sont encore des exosquelettes aux œuvres

Tatiana Trouvé, Les Indéfinis, vue de l’exposition : Feel the Sun in Your Mouth, 2019, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden. Photo : Alex Jamison.

En 2022, ce sont des squelettes intégrés dans le dessin

Tatiana Trouvé, Sans titre, de la série Intranquillity, 2017 © Adagp, Paris, 2022

Il y aussi ces lignes, ces courbes, qui interviennent au sol et que l’on retrouve dans certains dessins ; comme des marques saillantes, des veines blanches ou charbonneuses oxydées, ou copeaux de cuivre, semblant libres de toute contingence dans le paysage ou la scénographie.

Tatiana Trouvé, Sans titre, de la série “Intranquillity”, 2017 © Adagp, Paris, 2022

On peut faire l’hypothèse que ces traits libres sont les vestiges de ces rallonges électriques en terminaison de bulbe que Trouvé plaçait dans ses dessins et matérialisait aussi en simple sculptures :

Tatiana Trouvé, Sans titre issu de la série Les dessouvenus, 2013, crayon sur papier marouflé sur toile, eau de javel, cuivre, 153 x 240 x 3,5 cm, © Photo : Laurent Edeline, © Tatiana Trouvé & Gagosian Gallery, © ADAGP, Paris
Tatiana Trouvé, 2014, “I Tempi doppi”, lampe allumée reliée à une lampe éteinte

L’autre sorte de dessin concernerait ce que l’on pourrait appeler des dessins “de nature” ; classiques, mais du genre lessivés (dans les deux sens du terme) à l’eau de Javel. Et précisément, Trouvé utilise de l’eau de Javel pour (dé-)façonner, déclater, nombre de ses dessins. D’ailleurs, dès que nous rentrons dans la salle, nos narines sont un peu piquées par une odeur caractéristique, ammoniacale ; mais que l’on oublie très vite. Ces paysages “de nature”, pour être beaux, sont assez inquiétants. Ça sent la fin d’un ou du monde. « J’ai donc commencé à dessiner ces paysages qui semblent s’évanouir dans des fumées d’où émergent d’autres paysages, renvoyant à d’autres lieux et d’autres temps, où se mêlaient aussi des éléments de mes installations et des espaces de mon atelier : la question était, pour moi, de savoir comment continuer à construire, à faire des choses dans un monde qui disparaît et dont la disparition engage des choix de vie opérés quotidiennement. Comment et quoi construire sur ce qui s’écroule ? Quelles images pour ces catastrophes ?» (entretien avec Stéphane Renault ici)

Tatiana Trouvé, “Il mondo delle voci”, 2022, © Adagp, Paris, 2022

 

Tatiana Trouvé, August, 2019, issue de la série The Great Atlas of Disorientation, 2018-, encre, eau de javel et crayon sur papier marouflé sur toile, 153 x 240 cm, © Photo : Florian Kleinefenn, © Tatiana Trouvé, © ADAGP, Paris

Et puis il y a les sculptures ; très énigmatiques (à part les chaises, trop téléphonées, pardon de le dire). De même qu’il y a certains dessins moins forts que d’autres. Mais peut-être qu’au lieu de dire « moins forts que d’autres » il faudrait écrire que certains sont plus beaux que d’autres, et que c’est peut-être cette beauté, immédiatement séduisante, qui met à la fois l’œil en éveil et la puce à l’oreille… “Double bind”, comme avait qualifié le psychologue-anthropologue Gregory Bateson et son équipe ce double mouvement qui, instantanément, vous fait éprouver tel sentiment et son contraire, telle envie d’agir ainsi et contre. Exemple circonstanciel : “je trouve cela très beau, mais je me demande si j’ai bien raison de trouver cela très beau…” “Pourquoi est-ce beau ?” “C’est assurément intentionnel, mais dans quel but ?” Quelle est le “but” de l’intention — “aboutness” en langue philosophique anglo-saxonne. Car l’intentionnalité est une chose, et son atteinte (but, aboutness) en est une autre. Et ce, d’autant plus que tout est beau (en partie mystérieusement beau, ce qui constitue encore une autre sorte de beau) chez Trouvé. J’appose vraiment très rarement cet adjectif, qui semble certainement de la gnognotte pour Paris-Match ou Stéphane Bern, mais pas pour ma personne. Je peux très bien dire, à l’oral :« C’est beau », pour tel ou tel “boulot”, mais l’écrire au sujet d’une œuvre, et spécialement contemporaine, franchement, c’est rare.

Tatiana Trouvé, “The Guardian”, 2021, bronze patiné, onyx, marbre, peinture, laiton et résine, 21 X 58 X 65 cm

Dans Paris-Match, Anaël Pigeat a la bonté de nous signaler que les « “Gardiens” de bronze complètent cet ensemble. Ces sculptures sont des apparences de chaises sur lesquelles sont posées des affaires, un joli sac à main ou un panier, dont dépassent des livres qui l’ont inspirée. Eux aussi racontent le monde à leur manière, comme des présences bienveillantes.» Si ces sculpture de bronze ne ressemblent pas, en tout point, à ce qu’il est convenu d’appeler une chaise, alors je veux bien rentrer dans les Ordres. Profitons-en pour signaler que l’on n’écrit pas que “quelque chose est l’apparence de ceci ou cela”, mais que “quelque chose a l’apparence de ceci ou cela”… Encore une fois, je trouve que ces “chaises” deviennent, à force, quelque peu gênantes, inertes ; elles sont trop démonstratives, trop évidentes, et en même temps télescopées. Dans l’entretien avec Criqui (déjà indiqué), Trouvé dit que les Gardiens « permettent de réfléchir au monde, de garder un monde qui passe et de le penser. Il y a aussi le journal The Guardian, qui a pris ce titre car il y a des valeurs à défendre : une démocratie sans informations indépendantes n’est rien. Symboliquement, ce journal se veut le garant de cette idée. Mes Gardiens sont nés pour rejoindre une communauté. Ce sont des œuvres qui sont faites pour être avec d’autres œuvres, mais aussi pour désigner un regard.» Il y a des moments où l’on peut se demander s’il est bien nécessaire de rapporter religieusement toute parole d’artiste. Trouvé a parfaitement le droit de dire ce qu’elle veut, mais je me demande l’effet heuristique de cet extrait sur la compréhension de la pièce… Il y a là des allers-retours intertextuels et inter-contextuels qui peuvent laisser perplexe, voire interdit ; bref, cela n’arrange rien.

Tatiana Trouvé, Notes on sculpture, 2021 © Adagp, Paris, 2022

En tout, l’œuvre de Trouvé est diasphorique (nous sommes loin d’en avoir fait le tour). Et regardez cette œuvre tout à fait stupéfiante. Pour le coup, c’est déjà, en 2009, désorientant, au sens propre pour ces pauvres aimants qui ne savent plus où donner du pôle. Et, du coup, ce qui ne gâte rien, c’est une œuvre absolument magique. Comment a-t-elle fait cela ?

Tatiana Trouvé, “750 Points Towards Infinity”, 2009, fil à plomb, aimants, métal, 750 x 1500 x 1500 cm, © Photo : Yang Hao, © Tatiana Trouvé, © ADAGP, Paris

 

 

PS. L’amphigourique ne tient pas que dans le titre. Le dépliant de l’exposition ne gâche rien en terme de poids d’arachides :

J’ai vraiment trop la paresse de tout recopier, mais avouez qu’une artiste capable de proposer des lieux à (ré)habiter (le (ré) entre parenthèses a toute son importance), c’est tout de même quelque chose… Enfin, j’abrège, mais parler d’“art de la memoire”, c’est vraiment trop ; et on pense à tout ce qui aura été écrit à ce sujet par Simonide de Céos, Giordano Bruno, Raymond Lulle, entre autres, et magistralement rapporté par l’érudition de Dame Francis Yates. Et là, on a presque honte d’un surplus de cuistrerie. Mais ce n’est pas terminé…

Au hasard : L’œuvre de Trouvé “brouille les frontières entre réalité et représentation”… Non. La louange est une chose, elle a son risque et sa noblesse, mais l’amphigourique devient grotesque dans la communication institutionnelle. (Le reste souligné est à l’avenant). Par définition, une œuvre d’art n’est pas la réalité ; il n’existe pas, dans la réalité usuelle, d’œuvres d’art sauvages qui viendraient perturber la réalité “naturelle”. Ajoutons que la réalité nous est imposée, tandis que l’œuvre d’art est toujours une “représentation”, une interprétation, et que ne la voit et surtout considère que celui qui le désire, et ce, même dans l’espace public.

NO.te : Le catalogue de l’exposition, très épais façon pavé, est scandaleusement cher (45 €), pour une très chiche partie textuelle et une qualité vraiment limite en terme de quadrichromie. La partie textuelle est d’autant plus rebutante qu’elle est typographiée en double colonne, ce qui a pour effet de faire accroire qu’il y a beaucoup à lire… Quand trouverons-nous, en France, deux éditions pour le même ouvrage, comme cela se pratique pour n’importe quel livre (roman, catalogue, etc.), dans le monde anglo-saxon ? Soit une pour les ric-rac (paperback), et une pour les aisés (hardback) ? À ce compte (monkey business), le catalogue devrait être accessible à partir de 15 €. Or il n’est qu’en hardback. C’est dommage pour ceux qui voulaient recompulser et se replonger un peu dans l’univers trouvien.

 

Léon Mychkine, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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