Une visite au Château du Rivau

Le château du Rivau est un très joli bâtiment de la Renaissance, perdu en plein milieu de nulle-part. Sa grande originalité consiste en ce qu’il est une destination familiale et pointue, puisqu’il abrite des meubles d’époque, des trophées et autres massacres, ainsi que des œuvres d’art contemporain. De nombreux artistes sont exposés dans les salles et quelques uns à l’extérieur. Nous n’allons pas recenser toutes les pièces présentes, parce que, premièrement, il n’est pas possible de toutes les voir dans de bonnes conditions, et qu’elles ne sont pas toutes intéressantes, me semble-t-il. Mais là n’est pas la vraie raison. Disons que, pour une première visite, il y a trop d’oeuvres. Il faudrait revenir. Lecteur, tu as donc affaire ici à un choix restreint, mais néanmoins pertinent, oserai-je espérer…

(Attention ! Les œuvres dont je vais parler ne constituent qu’une infime partie de ce que produisent les artistes ; il y a, pour chacun un monde, voire des mondes, à découvrir.)

Sun Xue. Licorne. La première pièce qui retient notre attention est imposante. C’est, d’après le cartel, une  jeune Licorne de 2010. c’est une œuvre de Sun Xue. La peau de la licorne est en résine époxy et sa corne, plutôt sa pointe, est faite de bois, doré à la feuille d’or. À voir la pièce, on ne pense pas à une licorne, mais plutôt à quelque chose de fantômatique ; un fantôme revêtu d’une cape et pourvu d’un rostre de narval, par exemple (mais au Moyen-Âge, paraît-il, on vendait des rostres de narval pour des cornes de licorne). La peau de cette licorne est bouclée, comme de la laine, mais une laine médiévale. Quand on visite le site de Sun Xue (http://www.sun-xue.com) on se rend compte que de très nombreuses œuvres sont belles, voire très belles, ainsi qu’étranges et énigmatiques. (L’art contemporain est souvent énigmatique, et ce n’est pas par paresse intellectuelle que l’on qualifie telle ou telle œuvre d’“énigmatique”). Encore une fois, ce n’est pas une licorne que nous avons devant nous. Mais quelque chose. Quelque chose qui ressemble à une espèce étrange ; disons… l’espèce des fantômes rostrés.

Licorne#1

Licorne#2

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Wim Delvoye. À côté de la licorne, est posée sur un meuble une sorte de vitrine dans laquelle sont disposés des daguets peints en blancs. On dirait une forêt miniature. Du même artiste, nous pouvons voir des pelles posées au sol et appuyées contre les murs. Chaque pelle est peinte d’un blason. Les pelles sont dissemblables ainsi que les blasons. Que vient faire un blason, un écu, sur une pelle ? Le blason signale généralement la noblesse, la royauté. Il se porte haut, fièrement, et non pas à terre, peint sur une pelle, instrument fort peu noble. Il y a un décalage, comme souvent chez Delvoye, entre ce qui montré, et ce qui est représentéSont montrées des pelles, mais sont représentés des symboles nobles (on retrouve une proposition inverse avec sa série de pneus gravés, ou comment “élever” au rang d’oeuvre une chose aussi banale qu’un pneu ? https://www.wimdelvoye.be/work/tyres/). Donc, ces pelles emblasonnées sont parodiques, elles évoquent des duchés, des comtés, des situations qui n’existent pas, voire absurde… (le poulet blanc qui s’égosille est ridicule). La noblesse sur la pelle, une pelletée de noblesse, voilà une opposition: La pelle abaisse l’élevée noblesse (https://www.wimdelvoye.be/)

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Théo Mercier  Masque Bozo Bozo. La tribu Bozo existe, elle est originaire du Ghana. Mais la tribu Bozo Bozo n’existe pas. On se rappellera, bien sûr, Bozo le clown (apparu la première fois à la télévision américaine en 1949). Le masque Bozo Bozo de Mercier ressemble à un masque africain. Il y fait penser. Les couleurs sombres du visage, la large bouche, les yeux cerclés de blanc : les codes du masque africain sont identifiables. Cependant, quelque chose cloche. Le nez, en forme de petite trompe d’éléphant ; le chapeau : un entonnoir posé à l’envers avec une marguerite en plastique qui en jaillit ; et enfin les cheveux, de chaque côté, comme deux hémisphères de poils… Il y a là quelque chose de contradictoire, qui s’oppose au régime classique du masque africain. Ce masque de bozo bozo célèbre un personnage fou, car nous reconnaissons le signe universel de l’entonnoir comme symbole de la folie (Michel Foucault a écrit des pages splendides sur l’entonnoir). Quand on consulte son site internet, on se rend compte à quel point l’humour, la dérision et l’ironie, sont emblématiques de l’oeuvre de Théo Mercier (http://theomercier.com).

Bozo bozo

Alexandre Joly Trois Totems Protecteurs. Le thème actuel au Château du Rivau étant les “fantômes” et autres “apparitions”, on peut voir dans les trois totems de Joly, des fantômes. Mais dès que nous lisons “totems”, on s’éloigne du fantôme. En même temps, ces trois pièces peuvent faire penser à des fantômes, dans le genre classique du terme: quelque chose de blanc, plus ou moins informe, avec, à l’endroit où l’on peut supposer des yeux, deux brillants plantés. Dans l’imagerie ultra classique du fantôme, nous avons affaire à une sorte de drap ambulant avec deux trous noirs à l’endroit des yeux. Avec Joly, la proposition s’inverse; en guise de drap nous avons une draperie de pierre, et en guise de trous béants nous avons des brillants. À la légèreté légendaire du fantôme s’oppose donc la pesanteur engluée des totems jolyens. Littéralement, ces fantômes sont incapables de bouger, suppose-t-on. Et leur regard semble stupéfait — surtout le premier à gauche — face à cet état de choses. Eux-mêmes ont l’air surpris de n’être pas plus aériens… Ils sont donc figés au sol, plantés comme des statues. Les totems de Joly ne reflètent que très peu le monde artistique très vaste et extrêmement imaginatif qu’il a créé (http://www.alexandrejoly.net).

trois totems

Ljubisa Danilovic. Moonlight, Mare Vaporum – Fisherman (Dyptique, Matrice d’héliogravure, encrée au gris de Payne, 2006). Nous sommes ici en présence non pas de photographies, au sens strict, mais de “matrices d’héliogravure”, littéralement gravure du soleil. Sur le site de Fanny Boucher (http://www.heliog.com/fr/heliogravure), la dernière en France à pratiquer l’héliogravure de manière artisanale, et dont l’entreprise est labellisée Entreprise du Patrimoine Vivant, et auprès de laquelle Danilovic à fait réaliser ses matrices, nous lisons que “l’héliogravure au grain est un procédé du XIXe siècle permettant le transfert d’une image photographique sur une plaque de cuivre par l’intermédiaire de gélatine photosensible. […] Ce fut Niepce qui, vers 1826, jeta les bases des procédés photomécaniques en découvrant les propriétés photosensibles du bitume de Judée ; réalisant alors la première reproduction photomécanique, gravure du Cardinal d’Amboise sur plaque d’étain. Pendant près de 50 ans, le procédé va être amélioré par Talbot, Nègre et d’autres grands pionniers de la Photographie. C’est en 1879 que l’imprimeur viennois Karl Klic, reprenant les travaux de Talbot, Poitevin, Swan et Nègre, aboutit au procédé de l’héliogravure au grain pour produire une image aux dégradés de gris subtils à partir de matrices gravées.”

La première matrice, ‘Moonlight’, clair de lune, est comme divisée par deux aspects du paysage. Au premier plan, nous voyons des herbes hautes, immobiles. Au dessus, on distingue une petite lune pleine mais lumineuse, entourée de nuages de plus en plus sombres. Il y a là comme une activité, une activité de la lumière, qui accentue ou diminue les masses nuageuses. Quelque chose se prépare. En fait, la lune semble en retrait par rapport à cette activité, puisque, dans son environnement proche, le ciel est calme. La masse nuageuse est donc disposée comme un écran, entre le premier plan et la lune, comme un écran troué. Il y a donc trois plans. Le sol, les nuages, et la lune. Et cela fait penser à un décor. La seconde matrice nous montre un pécheur. Son visage est quasi indistinct, tandis que l’aspect de son corps fait penser à un fond de peinture à la Frans Hals. Mais ce fond, ce quasi fragment de monochrome, ne sert qu’à mieux diriger notre attention sur la main du pécheur ; une grosse et forte main. C’est ce qui semble le plus vivant dans ce portrait de pécheur, le portrait d’une main. Et du coup, comme le visage est très en retrait par rapport à la main, il y a un effet fantômatique. Le corps du pécheur semble un fantôme dont la seule main droite ressemblerait à quelque chose de réel.

Sur le site de Danilovic (http://www.ljubisadanilovic.fr/) nous constatons son intérêt pour les prises de vue singulières et reliées au thème de l’exposition au Château du Rivau. Par exemple, sa série de photos prises en Russie est quasi irréelle, spectrale, et fait penser parfois à des images d’un ancien film d’épouvante. 

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François AndesJeanne. (Sérigraphie sur tissu). Dans une pièce assombrie, on peut voir plusieurs oeuvres, notamment celle de François Anse. C’est une oeuvre très mystérieuse, dont ont peut avoir plusieurs lectures. En première approche, on peut avoir l’impression qu’il s’agit d’une ombre qui serait restée collée au mur, comme les ombres d’Hiroshima. Ou bien est-ce l’ombre d’un fantôme que l’on ne voit pas, mais d’où nous voyons l’ombre? Ou bien c’est un dessin sur tissu, qui représente une femme, vue de dos, et dont la chevelure semble très abondante, puisque des traits verticaux descendent sur son bras. En tout cas, il s’agit là d’un corps très massif, peut-être en prière, dans ce recoin du château.

F. Andes (http://www.francoisandes.fr/) est représenté par la galerie KO21 (http://ko21.fr), et il est artiste associé au Groupe A – Coopération Culturelle (http://www.groupeacoop.org/).

Jeanne

NB: La photo d’en-tête montre une partie de l’oeuvre de Basserode “La forêt qui court”: “5 paires de jambes articulées ont été fixées sur des arbres choisis par l’artiste […] Ces jambes s’agitent légèrement sous l’effet du vent de manière à donner l’idée du mouvement.” (http://www.lachatregalerie.com/-Basserode)