Georges Rousse au Prieuré Saint-Cosme

Au Prieuré Saint Cosme, célèbre pour avoir abrité le poète Ronsard

Poursuy les paresseux
Et les amuse,
Mais non pas moy, ne ceux
Qu’aime la Muse

Georges Rousse (http://www.georgesrousse.com) a installé une œuvre dans le réfectoire récemment restauré. Le titre est « Vanité », et son motif — au sens matériel du terme — est l’anamorphose. Le fascicule de l’exposition nous donne à lire ceci : « Mon unique projet est de transformer le lieu, de tout mettre en œuvre pour cet instant de la prise de vue qui est un moment extrême dans la relation intime de l’espace à la peinture, à la photographie et à moi-même. » Il semble donc que tout ce vers quoi tend Rousse, avec son installation, c’est à une prise de vue (voir P3, plus bas), ce qui signifie, selon toute probabilité, une photographie. En même temps, ce qui intéresse Rousse, c’est l’espace, la peinture, et lui-même. Il y a donc ici quelque chose d’autobiographique, semble-t-il. Quel est le rapport entre le réfectoire du Prieuré et l’oeuvre de Rousse?

Curieusement, le mot qui vient à l’esprit, une fois que nous visitons le lieu, y pénétrons, c’est le terme de « sculpture ». Car Rousse a fabriqué une sculpture, d’un volume de 150m3, et recouverte de 300m2 de papier journal. Cette sculpture, nous pouvons y entrer, et en sortir de l’autre côté, ce qui nous permet de l’apprécier d’un autre point de vue, et de voir sur les murs de très belles aquarelles « préparatoires » à l’Anamorphose. Car cette sculpture en trois dimensions nous présente une anamorphose ; en l’espèce, un énorme point noir.

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P1

On voit qu’il manque un quartier à ce cercle, qui se détache sur le second mur de papier. Pour des raisons d’optique, le quartier est découpé loin du centre ; mais cela devait être nécessaire afin de bien réaliser l’anamorphose ; car lorsque nous nous reculons, depuis un angle nul, nous voyons que le quartier vient s’intégrer dans le cercle amputé. Rousse, d’après ce qu’il peut dire dans différents entretiens en ligne, était très bon en mathématiques. En même temps, il s’est intéressé très tôt à la photographie. Mais c’est évidemment d’après des calculs précis qu’il est capable de produire ses anamorphoses.

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P3

Les photographies 2 et 3 nous permettent de voir ce cercle se matérialiser, optiquement parlant. (La Photo 3 a été prise par Rousse et je l’ai photographiée. Telle quelle, elle donne une bonne vision d’ensemble, qu’il n’était pas possible de reproduire, pour des raisons d’“aménagement” expliquées plus bas). P2 et P3 montrent comment l’anamorphose est réussie. Le cercle se brise dès que nous changeons d’angle de vue, et dès que nous pénétrons dans la sculpture (photos 4, 5 et 6), ce qui donne lieu à une transformation complète de la masse circulaire.

 

 

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P4

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Rousse 4

P6

Toute la structure est faite de pages de journaux, issus de nombreux pays, écrits en autant de langues, mais dont toutes les images ont été noircies. Autrement dit, nous avons une quasi saturation de monochromes noirs ; et nous lisons dans le fascicule que « c’est avec la découverte du Land Art et du Carré noir sur fond blanc de Malevitch que George Rousse choisit d’intervenir dans le champ photographique établissant une relation inédite de la peinture à l’Espace ». Ce qui est intéressant dans cette phrase, c’est la mention de Malevitch. La sculpture de Rousse est saturée de monochromes malévitchiens. Mais ces monochromes ne sont pas disposés au hasard ; ils viennent tous remplacer les images, les reproductions photographiques qui illustrent les journaux. On peut parfaitement imaginer que Rousse aurait pu ne positionner sur sa sculpture que des pages d’écriture, et qu’ainsi il ne se serait pas donné le mal de noircir toutes les reproductions photographiques. Mais il a choisi de laisser apparaître ces rectangles et carrés noirs, qui signalent la disparition des images. Comment expliquer ce parti-pris, qui risquerait, aurait pu, courir le risque de la redondance sur le Grand Cercle ? Quelque chose se joue aussi entre les monochromes et le texte, textes et monochromes sur lesquels d’ailleurs nous marchons aussi, une fois entrés dans la sculpture. Nous piétinons le verbe au destin tragique (poubelle). En même temps, les monochromes malévitchiens sont sur fond noir ou blanc, tandis que les monochromes roussiens sont sur fond textuel, saturé de mots. Quelle est la relation entre ces monochromes et tous ces mots, cette logorrhée de facade ? Faut-il chercher plus en amont ? Seuls les mots restent, dit-on. Mais que dire des images ? Nous sommes, c’est une scie, saturés d’images. En les noircissant, peut-être que Rousse nous oblige, ou nous invite, tout le moins, à imaginer ce qu’il y avait


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On peut supposer que certains titres ne sont pas placés dans le même voisinage par hasard. Ainsi, mettre dans le même ensemble visuel un titre sur le porno, la mort, le désir, la prostate, Alzheimer, n’est sûrement pas fortuit. Mais là n’est pas l’essentiel, semble-t-il. Revenons aux monochromes. Il est frappant de constater à quel point Malévitch hante ou obsède Rousse. On pourrait presque parler d’un “Trauma-Levitch” (“Traüm-Alevitch”), ou bien d’un “Trop-Malevitch”, si l’on se risque à pratiquer le lacanien sauvage. On pourrait se demander ce qu’on fait les monochromes à Rousse ? En même temps, malgré la présence en surnombre de cette escadrille de monochromes, on peut dire que c’est le cercle qui triomphe, parce que c’est le seul qui ouvre, qui donne sur une ouverture bien réelle. Sur le cartel nous lisons une citation de Pascal : « …Et s’il n’y qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas ». Si l’on veut se fier à la citation et la considérer un moment en relation avec son oeuvre, Rousse prend le contre-pied de Pascal. Pour mystique qu’elle (la citation) soit, on peut dire que Rousse fend ou perce ce point indivisible, justement en le divisant. Toutefois, il ne faut pas oublier que l’oeuvre présentée ici s’appelle « Vanité ». Rousse veut-il nous donner la possibilité de diviser ce fameux point, ce qui a pour effet de multiplier les « lieux » possibles ; ou bien n’est-ce qu’illusoire ? Ou bien ne sommes nous en présence du véritable lieu que lorsque nous réalisons, visuellement, l’anamorphose, oubliant alors tout “le reste” (les monochromes, la logorrhée), et au moment où nous quittons cet angle nul (le véritable lieu) alors nous retombons immédiatement dans une certaine forme de chaos ?

Nota bene : Aux murs sont présentées différentes photographies d’oeuvres antérieures de Rousse, et, comme je l’ai déjà dit, des aquarelles liées au projet in situ actuel (P8), ce qui nous permet d’apprécier comment le projet a pris forme. En revanche, ce qui a nui à de bonnes conditions de visite, c’est la préparation d’un concert, qui a rempli une bonne partie de la salle de chaises, de cables divers, de pupitres, et d’objets qui n’avaient rien à faire là au moment où nous visitions cet espace dédié (P9-10-11). Il est dommage que l’on n’ait pas pris la peine d’installer ultérieurement tout ce matériel. Et, de plus, quand on pense aux monde qui a dû venir pour assister au concert, on frémit pour la fragilité de l’oeuvre, qui nécessitait, pour sa visite intérieure, de se recouvrir les pieds de chaussons anti-statiques …

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P8

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P9

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P10

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Georges Rousse, épisode 2

 

Léon Mychkine


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