À la recherche du postmodernisme, avec Sigmar Polke. (Épisode 1)

« Croyez-le ou non, mais je vois vraiment mon environnement entouré de points ». Sigmar Polke, 1965

Sigmar Polke est le père de beaucoup de peintres, mais beaucoup ne se diront pas ses enfants… (Jean Plafonne, La critique d’art au milieu du gai)

Polke est né en Silésie (ancienne Prusse orientale). En 1953, sa famille s’installe à Düsseldorf. C’est dans cette ville que Polke s’inscrit aux Beaux-Arts, où enseigne… Joseph Beuys. Il y fera connaissance de Gerhard Richter et Konrad Lueg (plus tard galeriste sous le nom de Konrad Fischer). En 1963, Fischer et Richter lancent une exposition titrée ‘Living with Pop’, un happening organisé dans le rayon ameublement d’un magasin où les visiteurs peuvent voir les deux artistes positionnées ainsi :

En 1965, Polke, avec Richter, Manfred Kuttner, et Lueg, lance le mouvement baptisé « réalisme socialiste ». Cette appellation se veut à la fois un pied de nez au réalisme soviétique, et au Pop Art. Ainsi, très vite, nous avons, et certainement davantage chez Polke que chez les trois autres, une veine ironique et sarcastique qui ne se démentira jamais, sauf rares exceptions — et on peut penser au tableau ‘Lager’ (1982), qui n’est pas du tout au second degré.

Sigmar Polke, ’Watchtower’, 1984, acrylique et pigment sec sur tissu tendu, 300 x 224,8 cm, © 2020 Estate of Sigmar Polke / Artists Rights Society (ARS), New York / VG Bild-Kunst, Bonn, Germany

La manière de peindre de Polke est extraordinairement virtuose. Mais elle peut être tout autant kitsch, baroque, et sans queue-ni-tête. Et c’est pour cela qu’elle est qualifiée de postmoderne par le MOMA (pour exemple). Ci-dessus, un mirador. On constate, curieusement, que les deux parties gauches semblent se contaminer mutuellement ; on ne sait pas si la nuit mange le mirador, ou inversement. Mais, cette nuit en elle-même, de quoi est-elle faite ? Elle semble particulaire, on la dirait composée de fer. C’est une nuit menaçante. Avec un tel sujet, on ne peut s’empêcher de penser à la nature historiciste et double du tableau (2nd Guerre Mondiale), (camps nazis), (Division RFA/RDA). On ne sait pour quelle dichotomie pencher, mais on supposera qu’il s’agit de la troisième ; Polke nous dépeint ici une vision macabre et joyeuse de la division Est-Ouest allemande. D’un côté, les miradors, les Vopos, l’enfermement, et la surveillance. De l’autre, la gaieté du… papier-peint, dont les fleurs en guise d’ornement doivent symboliser la diversité et la vie. On remarquera tout de même une incursion du côté sombre dans la couleur en haut à droite ; comment interpréter sinon cet assombrissement dans le papier-peint ? C’est bien une percée de quelque chose de ‘noir’ dans la joyeuse couleur consumériste, mais quoi ?, et ce d’autant plus que le mirador retombe tout de même un peu côté Ouest… ce qui soulève encore d’autres questions. Tous surveillés, finalement ?

Sigmar Polke, Sans titre, 2002, technique mixte sur toile, 200 x 240cm, Musée des Beaux-Arts, Nantes

J’aime beaucoup ce tableau. Je me demande qui ne l’aimerait pas ? Il est improbable, séduisant, et tout de même curieux. On sait que Polke a eu recours a l’expérimentation afin de trouver les couleurs les plus lumineuses, et notamment à des poisons ; car certains d’entre eux produisent des luminescences uniques. Je ne sais pas si tel est le cas pour l’image ci-dessus, mais c’est possible (mais je ne suis pas peintre…). La construction de ce tableau est tout fait étonnante. Il s’agit d’une superposition du motif (cette femme attablée) sur un lit de couleurs électriques. Mais, cette superposition, Polke la joue comme un découpage : on a l’impression que le motif a été découpé à l’aide d’une paire de ciseaux (exactement comme découperait un enfant, qui arrive rarement au début à couper droit ; mais ce qui reste difficile même pour un adulte peu aguerri), et collé sur le lit. Regardez la main droite, comme elle semble plus grossière que la gauche ; mais cette dernière prépare à regarder le visage, qui n’est pas découpé à la va-comme-je-te-pousse ; au contraire, il l’est proprement. Mais lui aussi semble collé, mais comme ajouté au corps ; car sinon on se demande où est passé le cou de la dame ? On remarque aussi ces fameux points, qui ont fait la marque de fabrique polkienne : « Sigmar Polke aimait raconter une histoire tirée de son enfance. Alors que sa famille s’empressait de lire le journal du boulanger, Bäckerblume (un petit journal gratuit qu’on recevait dans les boulangeries), lui n’y voyait en raison de sa myopie, qu’une série de petits points noirs. Plein d’humour, il expliquait que “les petits points sont devenus ses frères et que lui-même est également un point”. De ce souvenir est né l’usage omniprésent des points. En grossissant la trame, il la déforme, jouant avec une vision de très loin et de très près jusqu’à la dissolution de l’image, notre soi-disant réalité. » (J. Zwingenberger, ici). Si l’art de Polke est postmoderne, il n’est pas que cela. En effet, l’art postmoderne n’est pas biographique. Or Polke y a recours, comme nous venons de l’indiquer. Mais, en sus d’être biographique, l’art de Polke est auto-citationnel. En effet, nous voyons qu’en 2002 utilise toujours — en partie —, l’indice biographique déjà présent en 1967 :

Sigmar Polke, ‘Freundinnen I’, 1967, medium, lithograph on paper, 464 × 587 cm, Tate, Londres
 
En 1967, il n’y a pas encore d’ordinateurs domestiques, mais il y a la télévision, et, parfois, cette télévision, quand il n’y a plus d’image transmise, se met à s’agiter de gros points dans un mouvement brownien. Ainsi, l’image représentationnelle cède parfois à l’abstraction bruitiste du point. Par un heureux hasard, mais hasard extraordinaire, l’occurrence du point cathodique télescope le point biographique, et anticipe probablement déjà la question du point de l’image, le pixel, et toute sa déclinaison verdamienne (l’origine du mot « écran » provient du néerlandais verdam — paravent, écran, avec métathèse du e et du r. (Source CNRTL). On trouve aussi l’adjectif « écranique », mais 1) il ne dénote que l’écran de cinéma, et 2) il est euphoniquement hideux). Nous avons donc deux jolies  jeunes femmes. Les points chevauchent leur beauté. Mais, à bien prendre le temps de regarder, dans l’apparente insouciance où nous trouvons ces deux poses, il me semble que la fille de gauche à les yeux un brin enfoncés et noircis ; très noircis, dont l’œil gauche carrément agrandi ; c’est bien simple, on dirait qu’elle est énuclée.
 

Mais l’œil droit n’est guère moins sordide. À dire vrai, on dirait un peu une tête de mort. Il faut préciser qu’il s’agit d’une lithographie. D’après ce que je pense avoir compris, la lithographie provient de l’image couleur ci-dessus, sur laquelle Polke n’est pas intervenu, et qu’il n’a pas non plus choisi ; il avait laissé ce soin au galeriste August Haseke, enseignant et fondateur la galerie h (Hanovre), que l’on qualifie aujourd’hui de ‘run-space’. Ainsi, dans l’atelier de Polke, dans lequel se trouvent des centaines d’images issues de magazines, Haseke choisit cette image de jeunes femmes, pour un tirage en série lithographique offset, destiné à la vente. La notice du MOMA, qui nous apprend cela, précise que le choix de ce procédé d’impression est étonnant pour une galerie d’art, dans la mesure où la lithographie offset était utilisée pour les publicités… Mais, en faisant passer une œuvre d’art par ce processus populaire, on pouvait alors vendre de l’art à un prix abordable. On se souvient que les premières sérigraphies artistiques sont faites par Andy Warhol à l’automne 1962, en hommage à Marilyn Monroe, décédée à l’été. Mais, et sous couvert de me tromper, je ne pense pas que Warhol ait eu en tête de vendre à prix abordable ces sérigraphies, il me semble que ce n’était pas le sujet. Le point commun, alors, peut-être, entre la première série wahrolienne et la série de Polke, c’est bien entendu la reproductibilité technique d’une photographie qui devient de l’art (validée par Polke, artiste), mais aussi la présence de la mort (Marilyn décédée et la présence de la mort dans les orbites des ‘Freundinnen’.) Mais revenons sur l’opération assez extraordinaire à laquelle auront procédé les deux artistes : prendre une image du domaine public (une star ou une publicité), et les transformer, par la main, en autre chose que ce qu’elles étaient. Bien sûr qu’une image de star telle que Monroe, ou Elvis (série 1963), est déjà en soi iconique, et Warhol ajoute le statut d’un “faire” artiste à une représentation qui, déjà, illustre cet aspect, tandis que Polke choisit deux parfaites inconnues. Mais rappelons que ce n’est pas même Polke qui choisit, c’est son galeriste qui choisit l’image à imprimer. D’un point de vue simpliste, et/ou populiste, on pourrait trouver qu’il s’agit là d’une opération assez scandaleuse : “Moi, l’artiste, je suis d’accord pour que l’on prenne une image issue d’un magazine, qu’on l’imprime en série, et qu’on la vende pas cher, et cela, tout de même, c’est de l’art”. On rejoint le moment, par un certain côté, du tout le monde fait de l’art et peut en faire… Oui, sauf que : si le quidam s’empare d’une photo de magazine, va-t-il penser à la modifier, d’au moins deux manières, 1) par trame même de la photo : il est certain que cette trame a été trafiquée par Polke, c’est comme s’il avait refabriqué une trame de points et qu’il l’avait disposée plusieurs fois sur la photo, dans différentes positions, et en insistant plus ou moins sur son marquage dans l’image. On commence à le comprendre, l’image originelle n’a plus rien à voir avec son traitement par Polke ; car, bien entendu, si l’image avait été si mauvaise, elle n’aurait pas été publiée, même pour une publicité (je ne parle que de la trame, dont il est impossible, techniquement parlant, qu’elle fût aussi bancale et instable au départ, sinon l’appareil photo eut été bien défectueux !). Donc, on voit bien que Polke a modifié considérablement l’image de départ, et, ultime ajout ; il aura agrandi les yeux comme des orbites vides, noires, symboles tout à fait patent de la mort. Du coup, on voit bien que l’option populiste ou démagogique ou simpliste, ne tient plus du tout, et que la phrase de l’artiste, ce serait plutôt : “Moi, l’artiste, je vais produire une image que seul un artiste peut produire”, énoncé non pas tautologique, mais juste logique. Et voilà pourquoi ‘Freundinnen I’ est une œuvre d’art.

Question : Y a-t-il, chez Polke, une rencontre bio-mythique entre le points dans ses yeux et les points que lui renvoyaient lettres et images de la presse ? On peut le penser. Il y a eu un jeu, subi, entre la lecture neurologique de Polke (myopie exceptionnelle) et les points sur la page. On pourrait dire : ce sont les mêmes ! puisqu’il n’y a pas de si gros point en vrai dans le journal. Oui, c’est vrai. Cependant, c’est bien sur les pages que Polke, enfant, voit ces points ; et s’il les voit, c’est qu’ils y sont. Plus tard, quand Polke sera muni de lunettes (je spécule), ou bien quand sa vue sera normalisée, l’envie lui prendra un jour d’agrandir des photographies et, de quoi s’apercevra-t-il ? Que les points reviennent ! Il sont dans l’image, et ce n’est pas un effet optique. Peut-on se mettre à la place de Polke, découvrant, x années plus tard, que la réalité fabriquée du monde réel (images, photographies, etc.), (re)trouve un statut punctiforme quand on agrandit le medium ? C’est sûrement une expérience extraordinaire. Tellement marquante, de fait, que ces points ne vont pas disparaître dans l’œuvre polkien, au contraire, ils vont jouer un rôle déterminant, perturbant la nature même de l’image, du tableau, du réel & de la réalité représentés. Ainsi, le point chez Polke devient véritablement un élément de l’image, ‘picture element’ → pixel. Dans sa Thèse en Art, Screen as landscape (2012), l’artiste Dan Hays écrit : « La compression des data et l’impressionnisme partagent une prérogative fonctionnelle. L’impératif impressionniste était de capturer l’essence d’une scène aussi rapidement que possible avec une palette restreinte de couleurs, regardant la scène en tant que tout, employant des coups de pinceaux visibles d’une même taille, et plus tard formalisés par Seurat et Cézanne. Les photographies digitales compressées fonctionnent comme des proto-peintures, abstractisant et simplifiant l’information visuelle, créant des effets picturaux avec des pixels standardisés ». Je suis bien d’accord avec Hays, le pixel est sine qua non de la nature punctiforme/digitale et compressée de l’information. Alors, quel rôle a donc le pixel fait main de Polke ? Il perturbe. Il perturbe la lecture et la compréhension de ce que donne le tableau ; il installe un temps-retard, un temps de “décompression”, sans jeu de mot, et, en même temps, il s’impose comme un élément indéniablement pictural, dont tout semble composé, tel que le point apparaît alors comme métonymie tout autant que métaphore ; il illustre la compression et l’inflation de l’information en tant qu’élément entitaire (tout commence dans le point, comme éclosion, voire vecteur, comme l’aurait dit le mathématicien Hermann Günther Grassmann ), et il fait dire autre chose que ce qu’il dit (perturbation, trame de la réalité fictionnelle pour dire autre chose, envol de l’imagination interprétative).

Léon Mychkine

 

Soutenez la critique d’art indépendante, via PayPal