À partir d’une sculpture d’Anish Kapoor, et la superfluité du dire. Via Platon et la chôra.

Je n’ai pas de message à faire passer avec mes objets. En tant qu’artiste, je n’ai littéralement rien à dire. (A.K.)

Je trouve assez majestueuse cette déclaration de Kapoor, sise dans un entretien sur le site  Camunico. On ne compte pas les artistes qui surenchérissent sur et à partir de leurs œuvres, et souvent en ajoutant du vide à ce qui ne l’était pas nécessairement, ou bien qui l’était déjà, et pour cause, la parlotte comble l’absence d’œuvre, et par exemple les prétentieux propos de Gormley (ici) en sont une illustration récente. Mais dans une société  surcommunicationnelle, il faut que tout le monde parle, et les artistes n’échappent pas à ce “devoir” qui tient tant à la publicité qu’à la promotion, car les œuvres d’art aussi, et on peut le regretter, sont devenus des produits. 

Une fois, à la Tate Gallery, probablement, mais en fait je ne sais plus, était-ce au Museum of Mankind ?, je découvre quelques œuvres d’Anish Kapoor. Ça m’intrigue. Je trouve cela assez beau. Aujourd’hui je fais signe à ce jeune homme de 20 ans, me rappelant à lui, pour tenter d’y revenir. Dans mon souvenir, elles étaient bleues…               

Anish Kapoor, “Mother as a Mountain”, 1985, wood, gesso and pigment, 140 × 275 × 105 cm, image site internet de l’artiste

Faute de griefs on mange des perles ; ne trouvant pas de bleu, je vois en noir. On ne distingue pas au mieux quand la pièce est noire, heureusement le modèle en rouge existe aussi : 

Anish Kapoor, “Mother as a Mountain”, 1985, wood, gesso and pigment, 140 × 275 × 105 cm, image site internet de l’artiste

Il saute aux yeux qu’il s’agit-là, en partie d’un alluvion (sic) sexuel. Une obduction — géologie des matrices surgissant des arrières-mondes enfouis. Ode à la vulve, qui semble se démultiplier, dans le mouvement, comme dans le “Nu descendant l’escalier n°2” (de Voussavexqui, 1912). Alors, “Mother as a Mountain”, pièce cubique ? D’un côté, nous avons une entité solide, hiératique ; de l’autre, il y a au sol toute une diffusion, un essaimage de poudre rouge, comme si la pièce perdait peu à peu de sa structure. Mais n’est-ce pas justement le contraire ? Le poudroiement est le résultat du défoncement du sol, obduction, par où à surgi la Mère rouge — comme Montagne —, dit l’artiste. Dire n’avoir rien à dire et montrer une telle sculpture titrée “Mère comme une montagne” (ou  “Mère est une montagne”), cela signifie-t-il que Kapoor parle de sa maman, ou bien de la Mère en général, qui serait donc, par sa force, sa résistance, semblable à une montagne ? C’est impressionnant alors, voire un tantinet terrifiant. On a lu quelque part que “rouge” est la couleur de la terre dont Kapoor, né en 1954 à Mumbai, provient. Y a-t-il encore, dans la région de Mumbai, de la terre rouge ? Je ne sais pas. Y a-t-il une montagne rouge ? Cela n’existe pas, comme dirait Desnos. 

 Suite (pour partie) de l’entretien de Kapoor sur le site “Camunico” :

« Parce que si vous avez quelque chose à dire, vous pouvez simplement le dire. Nous passons toute notre vie à être éduqués à être de bons citoyens, à faire ce qu’il faut, à être de bons maris et de bonnes femmes, etc. Nous sommes éduqués jusqu’à la mort, vraiment, cela nous tue. Cela nous prive de toute créativité. La société exige que nous soyons certaines choses. La seule liberté qu’un artiste s’accorde est celle de ne pas savoir ce qu’il fait. De commencer la journée sans programme et de laisser le quotidien être un “je ne sais-jour” [‘I don’t know-day’]. Plus le temps du “je ne sais-jour” est long, plus on peut aller loin

Il est bien vrai que la société nous demande, et très tôt, quasiment encore dans l’enfance, ce que nous voudrons “faire” plus tard ; quelle place, quelle niche, nous rêvons d’occuper. Avec ces quelques mots, Kapoor rappelle que l’artiste est littéralement inutile à la société tout autant qu’indispensable. La plupart des adultes sont effrayés à l’idée d’un “je ne sais-jour”, tant, justement, est angoissante la prégnante présence de la liberté (Sartre l’a bien dit). Qu’il vaut donc mieux, et au plus vite, chasser en s’engouffrant dans un escape virtuel, qui, vous l’aurez noté, ne manque jamais, et est constamment approvisionné — bébés, jeunes et citoyens s’auto-alimentent depuis deux décennies au moins avec le téléphone portable, véritable médecine pharmako(n)logique ambulatoire (support mobile à perfusion). 

La prégnante présence de la liberté : La liberté commence toujours par un vide, et c’est ce vide qui est angoissant. Or ce vide, il est enceint (prégnant), potentiellement enceint, comme l’est la chôra dans le Timée (Platon), soit cette empreinte universelle immatérielle dans laquelle viennent prendre formes toues les formes, matrice, porteuse de toute matière :

Qu’est-ce donc que la chôra ? En général, le terme désigne le lieu où se trouve quelque chose. Plus concrètement, c’est en particulier la campagne qui entoure une ville (astu) et qui en dépend, comme l’Attique par rapport à Athènes. Cette contrée fait partie de la polis, la cité-État dont elle nourrit l’astu, et accueille éventuellement les anachorètes (anachôrêtai : ceux qui, dégoûtés de la ville, « retournent à la campagne »). Ce paysage à l’esprit, l’on peut se figurer l’être relatif comme une ville entourée de son milieu nourricier. Ce milieu est nécessaire à son existence, notamment parce que, la situant, il permet qu’il y ait cette ville. Or qu’en est-il dans le Timée ? Platon ne définit pas la chôra, se contentant de l’approcher par des images. Seule note certaine, elle n’est ni l’être absolu ni l’être relatif, mais un « troisième genre » (« triton allo genos », 48 e 3). Plus surprenant encore, les images employées par Platon semblent contradictoires : la chôra est comparée tantôt à une matrice – une « mère » (« mêtêr », 50 d 2) ou une « nourrice » (« tithênê », 52 d 4) –, tantôt à une empreinteekmageion », 50 c 1). Aussi bien saisir la chôra relève-t-il d’un « raisonnement bâtard » (« logismô tini nothô », 52 b 2), où « nous la voyons comme en un rêve » (« oneiropoloumen blepontes », 52 b 3). Chôra est un mot du genre féminin, et ce n’est pas un hasard. En effet, la teneur générale du propos de Platon à cet égard le place dans le registre de la maternité. Rappelons, pour faire image, que tithênê vient de la racine européenne “tit”, exprimant l’idée de téter, que l’on retrouve dans téton, tétine, etc. Ainsi, la chôra donne le sein à l’être relatif, relation qui devient plus claire encore si l’on s’avise que genesis veut dire « naissance ». Effectivement, Platon compare l’être absolu à un père, la chôra à une mère, et l’être relatif à leur enfant (50 d 2). Toutefois, l’imprécision voulue des images qu’il emploie n’autorise certainement pas à réduire le rapport chôra/genesis à la seule maternité. La chôra est bien d’un « troisième genre »… (Augustin Berque, “Logique des lieux de l’écoumène”, In. Communications, 87, 2010). 

Moralité : Kapoor a lu Platon. 

Φ

escape (n.)

c. 1400, “an act of escaping, action of escaping”, also “a possibility of escape”, from escape (v.) or from Old French eschap; earlier eschap (c.1300). Mental/emotional sense is from 1853. From 1810 as “a means of escape.” [Online Etymology Dictionary]

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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