À quoi « tient » un tableau ? (Avec Joan Miró)

Les lois esthétiques qui font tenir une œuvre d’art sont inexplicables. Prenons par exemple “Bleu III”, daté du 04 mars 1961, Joan Miró : 

Joan Mirò, Bleu 3, 04 mars 1961, huile sur toile, 268 x 349, Centre Pompidou-Musée national d’art moderne © Mnam /Centre de création industrielle

Un fil courant, transversal, rejoignant une goutte écrasée rouge. Une tache noire comme une grosse goutte. Un fond bleu ciel. C’est tout. Ça “tient”. Ça tient à quoi ? Au fil ; qui coupe en deux la toile, très grande. C’est tout, et ça suffit. C’est suffisant pour faire un tableau, et pour raconter une histoire. Une histoire, oui, mais de quoi ? Après réflexion  — des heures, ajouté à d’autres, entrecoupées de tâches plus ou moins remplies… de rien ; car vivre, eh oui ! c’en est une —, après donc cinq jours même, je dirais : Une histoire d’identité d’objets ; et d’attitudes. Ici quatre, si l’on compte le fond bleu, fond bleu qui domine, enchâsse, et en même temps expose les trois objets et attitudes. Le fil est une attitude en même temps qu’un objet, tandis que l’objet noir et l’objet rouge, pensé-je, ne sont pas des attitudes. Un fil qui sépare transversalement la toile de 3,49 mètres. Au bout de ce fil, une forme ovoïde rouge, qui est entouré d’un halo. Miró a entouré, en frottant, un espace que l’on ne retrouve nulle-part sur la toile ; et, dans ce halo, il a peint son ovoïde rouge. En bas, ce fruit noir, ou galet (?), à distance. Ça communique. Ce 04 mars 1961, Miró a peint trois grandes toiles, trois “bleus”. On distingue bien les coups de brosse. Mirò ne cherche pas à les masquer, il ne veut pas faire un monochrome parfait. Parce que c’est aussi ce qu’est ce tableau : un monochrome. Dès que l’on énonce ce mot, on pense à Malévitch, mais ce à quoi on pense quand on évoque les tableaux de ce dernier n’en sont pas, il s’agit de peintures bichromes (‘noir sur fond blanc’, 1915, ça fait deux, non ? Et rappelons que Malévitch n’appelait pas ses tableaux des “monochromes”, mais des peintures « suprématistes »). Depuis Malévitch, la notion de monochrome s’est élargie à d’autres expressions picturales qui n’étaient pas non plus le résultat d’une seule couleur (et pour cause !). On peut donc dire que les “bleus” de Miró sont des monochromes. Mais pas que cela. Il faut, dans la mesure du possible, voir la peinture. Le tableau ci-dessus est très grand. Il prend de l’espace. Il est imposant, et il s’impose, mais d’une manière gracieuse et douce. Il y a une légèreté, propre au ciel. Mais est-ce un ciel que peint Miró ? Est-ce une mer bleue catalane ? Est-ce une vue du ciel sur la ‘mar mallorquí’ ? Est-ce un bouchon de pèche avec son fil cassé, et la “chose noire” un caillou ? Mais imagine-t-on un si grand format pour un événement si anodin ? Non. Ce n’est pas sérieux. Mais si c’était le cas ? Et pourquoi pas ?

On le voit, je suis comme beaucoup ; je cherche à interpréter. Et pourtant, il n’y a pas peut-être rien à interpréter. Pourquoi ? Peut-être parce que La peinture se suffit à elle-même. Quand on est face à ce grand “bleu” ; on n’a besoin de rien ; de rien d’autre ; et pas même de mots. Silence et plénitude. Ce moment vous a été offert par Joan Miró. 

Léon Mychkine