Ajout au Douanier

Henri Rousseau, “Les Pêcheurs à la ligne”, 1909, huile sur toile, 46 x 55 cm, © RMN-Grand Palais (musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski

D’une certaine manière, Rousseau peignait n’importe comment. N’« importe comment » veut dire que Rousseau n’en faisait qu’à sa tête, et cela n’induit pas qu’il fut handicapé du réel (expression chérie d’une amie jadis chère), mais, précisément, qu’il peignait sans se soucier de quoi que ce soit de réaliste. C’est patent dans quasiment tous ces tableaux. Regardez un peu l’image ci-dessus : rien, dans les proportions, ne fait sens, hormis les bâtisses et les arbres, et encore… Voyez ces pêcheurs. De véritables géants ! Deux d’entre eux me font penser à des mousquetaires ! Notez que Rousseau a bien voulu distinguer entre canne et fil… C’est très touchant (je ne sais pas pourquoi). Véronique Prat, journaliste au Figaro en 2006, décrit Rousseau comme « ridicule et pathétique ». C’est très méchant et injuste, mais cela ne m’étonne guère, venant d’un tel torchon. Il y a une candeur et une passion chez Rousseau qui interdit de penser qu’il se voyait comme un poseur ; il était absolument sincère. Et je dirais même qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre de l’invention chez lui. L’invention de quoi ? Je dirais, pour l’instant, l’invention de la peinture comme collage, que l’on trouvera au sens propre chez Picasso et Gris. Ainsi de cet avion ; on le jurerait rajouté à la scène, je ne sais comment le dire autrement. Il est un peu mal fagoté, cet avion, il semble courbé face à quoi ? Au vent ? La Notice électronique du Musée de l’Orangerie nous apprend que  « [L]’aéroplane est parfaitement reconnaissable, il s’agit du biplan de Wilbur Wright, pionnier américain de l’aviation, qui a effectué des vols publics au Mans en 1908 et dont l’image fut diffusée dans Le Petit Journal illustré de la jeunesse le 27 décembre 1908 et dans le Petit Journal le 5 septembre 1909. » Quelle est donc la Une du Petit Journal ce dimanche 09 1909 ?

 

Voici l’avion que les frères Wright avaient fait venir en Europe. “Ici, Wilbur ajuste une pièce tandis qu’Orville” regarde, National Air and Space Museum Washington, DC , USA

En voyant cette photographie et en comparant avec la Une du Petit Journal, on réalise que Rousseau a bien caractérisé la courbure convexe spécifique de l’appareil, que l’on retrouve juste à gauche du mât du drapeau français le plus à gauche en bas. Ainsi, Rousseau a eu ce souci de bien représenter l’aspect de l’avion, dont il faut bien rappeler l’effet absolument extraordinaire qu’il a dû produire sur les spectateurs. Rappelons que c’est à Bétheny, en Champagne, qu’eut lieu le second rendez-vous international aérien, en août 1909. Sur une trentaine de participants, on comptera huit chutes d’avions, dont un mortel (Charles Wachter), et une blessée grave, la Baronne Raymonde de la Roche, “Prix des Dames”/constructeurs, 5000 Francs. Donnons juste deux chiffres, qui sont, pour nous, merveilleux, et incompréhensibles : Prix de la distance sur un vol sans escale, René Labouchère : 340 km en 4.37 h. Prix de la hauteur, Hubert Latham, à 1 384 mètres. Je ne sais pas calculer mais, pour information, au cours d’un premier vol d’essai le 23 janvier 1909, Louis Blériot évoluera sur 200 mètres à une vitesse de 75 kilomètres à l’heure, tandis qu’il traversa la Manche à une vitesse moyenne de 61 km/h. Ainsi donc, dans la plupart des agglomérations, si les voitures avaient des ailes, elles pourraient voler ! (J’exagère un peu, car je ne tiens pas compte du poids…).

Lélément indéniable de la Modernité, ici, sans conteste, chez Rousseau, c’est cet avion. Là encore, insouciance des proportions, il apparaît absolument gigantesque, mais, comparativement, pas plus que les pêcheurs, et cette dame assise traitée “à l’impressionniste”, mais comme les trois autres personnages, finalement. Ce que j’aime bien aussi c’est l’incapacité du peintre à produire une perspective : le plan d’eau ressemble à un dos de baleine bleue et la plaine au-delà à on ne sait quelle protubérance géologique ? Mais ça passe, on s’en moque. Ce qui compte, c’est cette impression de fraîcheur. Mais, on pourrait tout de même se le demander : Pourquoi sommes-nous si tolérants avec Rousseau, là où quiconque se présenterait avec de tels tableaux aujourd’hui n’aurait guère de chance de passer le moindre test…? On supposera absolument impossible qu’un élève des Beaux-Arts puisse présenter en fin d’études un tableau à la Rousseau. Alors… Alors que s’est-il passé avec l’octroyeur ? Il a été reconnu par des artistes fameux, reconnus eux-mêmes, et par un poète, Guillaume Apollinaire, qui aura eu le génie d’attribuer à Henri Rousseau un style propre : le style naïf. On se rend compte qu’un poète peut favoriser l’ouverture d’une nouvelle brèche dans l’exploration picturale, ce qui est tout de même très étonnant, au sens de l’étonnement classique, mais poussé. Nous avons tous croisé de la mauvaise peinture ; elle n’a jamais ce charme rousseauiste. Mais on peut aussi se demander soudainement si le style naïf n’aurait pas fait qu’un émule : Henri Rousseau, ce qui rend la proposition absurde, puisque Rousseau ne peut pas être l’émule de lui-même ! Mais il est amusant de se demander où Guillaume a bien pu pêcher ce qualificatif ? Il est admis hypothétiquement qu’il ait repris ce terme de Rimbaud dans son poème “Au cabaret vert, cinq heures du soir”:

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
— Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. — Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

— Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! —
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, — et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.

Au passage, on me permettra de saluer mes lointains 15 ans, quand je découvrais la poésie de l’adorable et redoutable Arthur, dont j’étais fou, et ceci grâce à ma professeure de Français, qui me prêta son exemplaire, corrigea mes premiers poèmes, et dont j’étais amoureux.

 

Léon Mychkine