Avant de devenir célèbre, comme “inventeur” du ‘happening’, Kaprow fut peintre, un très mauvais peintre. La question que l’on peut se poser est, Si Kaprow eut été un peintre valable, eût-il cessé la peinture ? Qu’on en juge, tout de même :
Que le lecteur me fasse confiance sur ce sujet, j’ai choisi parmi un éventail de peintures qui, en tout son spectre, est épouvantable ; et on peut conjecturer que si ce tableau n’était pas de Kaprow, il se serait de longtemps retrouvé à la poubelle. On distingue, si l’on est magnanime, une sorte de paysage urbain (maisons ? appartements ?) tapissé d’exclamations (de type “Ah!”) multicolores, le tout, sous un ciel immonde. Mais Kaprow avait-il, à l’époque, une théorie sur la peinture ? Apparemment non ; et on ne sache pas que, dans l’Histoire, il ait été retenu comme un grand peintre, voire comme peintre tout court. Kaprow s’est échappé par une sortie creusée au mental, en écrivant en 1971 :
« L’art est très facile de nos jours. Parce que l’art est si facile, il y a un nombre croissant d’artistes qui sont intéressés par ce paradoxe et souhaitent prolonger sa résolution, si même pour une semaine ou deux, parce que la vie du non-art est précisément son identité fluide. »
Il aurait pu ajouter : “L’art est facile, excepté la peinture”… Pour en arriver à écrire cela, Kaprow est passé par la petite ““révolution”” du ‘happening’, et, conséquemment, par sa théorie du Non-Art. Là encore, Kaprow, comme la plupart des artistes, se sera auto-persuadé : “je puis engager n’importe quelle action, il suffit que je la théorise comme œuvre d’art pour qu’elle le devienne en tant que telle.” On pourrait bien sûr voir ici une resucée mal comprise de l’appareillage des ready-made (Tout peut faire art, ce que Duchamp n’a jamais dit); sauf que Kaprow aurait lancé un mouvement, une nouvelle manière de “faire” de l’art, ce qui, par bien des points, peut toujours être contestable, pour la simple et bonne raison qu’il ne s’agit finalement là de rien d’autre que de théâtre, de théâtralité de gestes, de sons, etc. En 1966, dans son Manifesto, Kaprow écrit :
« Même la distinction aujourd’hui entre art, anti-art, et non-art sont des pseudo-distinctions qui simplement nous gâchent notre temps : le côté d’un vieil immeuble rappelle une toile de Clyfford Still, les entrailles d’un lave-vaisselle dépasse le Porte-bouteilles de Duchamp, les voix dans une gare de train sont celles des poèmes de Jackson MacLow, les sons de John Cage de la manducation dans un snack-bar, tout cela peut faire partie d’un Happening [“événement”].»
Oui, d’un point de vue philosophique (A.N. Whitehead), tout est événement ; mais est-ce qu’événement fait art ? La première série de “happenings” a lieu en 1959, à la Reuben Gallery, New York. L’événement est intitulé “18 Happening in Six Parts”:
« Pendant “90 minutes 18 Happenings”, Kaprow a construit trois pièces dans la galerie avec des feuilles de plastique et des poutres de bois, chacune abritant six actions séparées mais simultanées — telles qu’une femme assise et pressant des oranges, deux interprètes [‘performers’] proclamant des séries de voyelles sans aucun sens, et des peintres apposant lignes et carrés sur chaque côté des toiles. Kaprow orchestrait les événements à l’aide d’un script méticuleusement planifié de directions scénique et de jeux. Les invitations avait été envoyées informant les spectateurs : “vous allez faire partie d’événements [‘happening’]; vous allez simultanément les expériencer.” Chaque membre du public avait reçu des instructions pour entrer dans la galerie et spécifiant comment se déplacer et applaudir.» (Abigail Cain, “A Brief History of Happenings in 1960s New York”).
Tout cela n’est pas si révolutionnaire si l’on pense aux premiers ‘événements’ dadaïstes du Cabaret Voltaire, à Zurich, le 23 juin 1916, où, dans une salle de quinze à vingt tables, aux murs tapissés de tableaux, avec un plateau de dix mètres carrés, sont déclamés sur scène les Poèmes sans mots, de Hugo Ball, et a lieu la prestation de Huelsenbeck, durant laquelle ce dernier brandit sa canne face au public, déclame ses poèmes dans lesquels il conspue l’Église, la patrie, la littérature allemande, tout en rythmant sa parole de martèlements à la grosse caisse, de rugissements, de sifflements et rires. Tout Cela était beaucoup plus sauvage et spontané que les ‘happenings’ millimétrés et injonctifs (assoyez-vous, changez de place, applaudissez…) de Kaprow ; Ball racontant qu’il a pas mal improvisé à un moment donné, entre autres amusements et moments de légère panique, face au public.
Hugo :
[23 juin 1916]
« J ’ai inventé un nouveau genre de poésie, la “poésie sans mots” ou poésie phonétique, où le balancement des voyelles est évalué et distribué seulement selon les valeurs de la série initiale. J’en ai lu les premiers vers ce soir. J’étais habillé d’un costume que j’avais conçu tout spécialement pour cela. Mes jambes étaient prises dans une sorte de tube en carton bleu, brillant ; cette espèce de cylindre m’enserrait étroitement jusqu’aux hanches, de telle sorte que j’avais l’air d’un obélisque. Par dessus, je portais un énorme col-manteau découpé dans du carton, recouvert de papier rouge carmin à l’intérieur et de papier doré à l’extérieur. Il était fixé au cou de telle façon qu’en relevant ou en abaissant les coudes, je pouvais le faire bouger comme des ailes. En plus, j’étais coiffé d’un chapeau de chaman, genre haut de forme, mais très long et avec des rayures blanches et bleues.
Sur les trois côtés de la scène, et tournés vers le public, j’avais installé des pupitres de musique sur lesquels j’avais disposé mon manuscrit, tracé au crayon rouge, et j’officiais tantôt devant l’un, tantôt devant l’autre. Comme Tzara était au courant de mes préparatifs, ce fut une véritable petite première. Tout le monde attendait avec une grande curiosité. Alors, ne pouvant marcher avec ma colonne, je me fis porter sur la scène, plongée dans l’obscurité, et je commençai lentement et solennellement :
Cela a l’air follement amusant, surtout en talons.
Autant le “tas de charbon” de Venet (article ici) m’a beaucoup questionné, m’offrant une trouée conceptuelle ; autant cette “performance” de Kaprow, je n’y vois rien de spécialement artistiquement intéressant. Mais on dira que Kaprow a dépassé le stade de l’appellation taxonomique ceci est de l’art, promoteur qu’il fut de l’art, non-art et anti-art. Mais, alors, si on pousse la logique, on dépouille tout l’événement de toute appellation, et ne reste, effectivement, que l’appellation de ‘happening’, et, si l’on poursuit encore la logique, alors, un ‘happening’, ce n’est rien, tout simplement. Car on ne peut pas, Aristote nous l’a rappelé de longtemps, être et ne pas être en même temps (cela ne vaut peut-être pas pour certains événements quantiques, mais nous n’en sommes pas là). Alors, balancer des pneus dans un espace, s’asseoir ou marcher dessus, cela ne veut rien dire, et c’est fait pour. OK. Merci. Mais peut-être ai-je manqué quelque chose, un message ?
« En 1961, cette exposition contrastait avec celles plus respectueuses de l’espace blanc et rectiligne d’une galerie, ou considérant les injonctions telles que “ne pas toucher aux œuvres”. De plus, elle eut un impact dans la cité. La galerie était environnée par d’autres bâtiments, d’autres lieux de vie. Et l’exposition, tout particulièrement l’environnement Yard , a provoqué des visites successives de la police, des pompiers, du département sanitaire. Jeff Kelley raconte que les pneus gardaient l’eau, ce qui développât une colonie de moustiques à un point tel que les voisins se sont plaints. On était loin d’une exposition lisse et sage. Yard fait de pneus usés, mal odorant renvoyaient à ce qui en général est caché par la société de consommation de masse : les déchets. Le pneu renvoyait par métonymie à un produit phare de la société américaine : la voiture. La journaliste Jill Johnston établit d’ailleurs, dans un article de juillet 1961, une relation non sans ironie entre les choses exposées et les produits de consommation. » (In Corinne Melin, Allan Kaprow. Allan Kaprow, Yard 2017-1962. 2017. hal-01592438)
À un moment, les pneus deviennent des sièges (voir photo), dans lesquels on s’assoit, et on discute de tout et de rien. Tout ça pour ça ? J‘aime que l’art m’emmène ailleurs ; me balancer des centaines de pneus sous le pied et dans le nez (pour l’odeur), franchement, je ne vois pas le bail. Il est bien sûr qu’à l’époque, Kaprow a bien dû réussir son coup, car alors, effectivement, pour de la nouveauté, c’en était ! Maintenant, et plus sérieusement, est-ce que la pièce ‘Yard’ pourrait conduire vers cette catégorie artistique nommée l’“informe”, par Morris ? C’est après l’article de Morris “Anti-form” en 1968 que Kaprow écrit “The Shape of Art Environment”. Dans cet article, Kaprow reproche à Morris son absence de militantisme :
« En dépit de sa promesse dramatique, il n’y a rien de militant dans les mots ou œuvres de Morris, rien qui pourrait être interprété comme prenant position contre la forme.»
Une jeune chercheuse, Cécile Mahiou, écrit :
« Dans l’alternative proposée par Kaprow, l’approche artistique de Robert Morris est située sur côté d’un art performant qui cherche à porter des valeurs existentielles, et qui soit opposé à une conception essentialiste de l’art, ou une conception de l’art comme théorie de l’art. En tant que pratique investie, la performance transforme “l’art-comme-la-vie” [‘lifelike art’] en moyens de connaissance, et ainsi va donc plus loin que le questionnement de l’art lui-même.»
Je ne sais pas si cette conclusion provient de Mahiou via Kaprow, ou bien de Kaprow directement, car je suis moins spécialiste que l’auteure des artistes en question, mais, on le voit, plus de cinquante ans plus tard, les confettis des théories sont retombés et ne restent que les “boulots”. L’œuvre “Untitled” (Morris, 1967), remplit, à bien des égards, le cahier des charges de l’art informe, car rappelons que ces pièces de feutre sont installées sans protocole ; libre au “curateur” de les positionner comme il le souhaite. Si cela n’est pas un geste absolument décisif en faveur d’un art anti-forme (appellation correcte), je ne sais pas ce qu’est l’art anti-forme. A contrario, les pneus de Kaprow restent ce qu’ils sont, des pneus, indéformables, même emplis de flotte et puants.
Refs. Allan Kaprow, Essays on the Blurring of Art and Life, J. Kelly (Ed.), University of California Press, 1993 /// Cécile Mahiou, “Robert Morris and Allan Kaprow: Experience, from Theory to Performance Art”, In K. Schenller, Wedell N. (Eds), Investigations: The Expanded Field of Writing in the Works of Robert Morris, ENS Éditions, 2015 /// https://art-icle.fr/un-tas-de-charbon-peut-il-etre-une-oeuvre-dart-questions-autour-de-bernar-venet-en-passant-par-robert-morris-et-claes-oldenburg ///Abigail Cain, “A Brief History of Happenings in 1960s New York”, artsy.net /// Corinne Melin, Allan Kaprow. “Allan Kaprow, Yard”, 2017-1962. 2017. hal-01592438.
PS. Toutes les traductions depuis l’anglais, comme d’habitude, sont de Léon Mychkine.
PPS. En Une, Allan Kaprow, “Yard”, 1990, Offset lithograph, Edition of 45. Que produit cette édition de lithographies à 45 exemplaires si ce n’est d’essentialiser le “pneu” comme objet d’art en quasi majesté ? Autant pour le blabla, ne restent, en art, que les actes.
Léon Mychkine