Un tas de charbon peut-il être une “œuvre d’art” ? Questions autour de Bernar Venet en passant par Robert Morris et Claes Oldenburg

Dans le Dossier de Presse relatant la Rétrospective 2017 Bernar Venet, son commissaire, Thierry Raspail, écrit : « En 1963, l’informe, celui dont il sera question cinq ans plus tard chez Robert Morris, se manifeste dans les centaines de milliers de morceaux de charbon qui composent un tas réalisé à la pelle en combinant la force de gravité et le geste du terrassier.» On lit ici, dès le début du texte de Raspail, une sorte de justification, d’autorité, qui nous fait passer par Morris, dans la mesure, peut-être, ou Robert Morris est beaucoup plus connu que Bernar Venet ? Je ne sais. Mais, à vrai dire, il est anachronique de justifier le “tas de charbon” par le biais de Morris, puisque celui-ci ne publiera son article “Anti Form” (dans Artforum) qu’en avril 1968. On doit donc prendre le “tas de charbon” sans autre contexte que l’esprit de Venet, car c’est bien ce que semble vouloir dire Venet dans ses entretiens : la pensée de déverser du charbon n’importe comment, sans ordre prédéfini, sans contour préconçu, est plus important que le résultat lui-même (c’est ce qu’il dit chez Ardisson, en 1990, ici). Posons la question : Sol LeWitt a-t-il mentalement piraté Venet ?

Mais, puisque Raspail cite l’autorité uchronique de Morris, que l’on me permette de rappeler que Morris, dans son texte de 1968, n’écrit pas une seule fois le mot « informe », ni l’expression « anti forme », excepté dans son titre. La seule formulation anti est “anti-entropic”, quand il écrit : « La forme n’est pas perpétuée par des moyens mais par la préservation de fins séparables idéalisées. C’est une entreprise anti-entropique et conservative.» Ce que veut dire ici Morris, c’est qu’il faut, sans jeu de mots, sortir du cadre :« Récemment, des matériaux autres qu’industriels et rigides ont commencé à être montrés. Oldenburg était l’un des premiers à utiliser de tels matériaux. Une investigation directe des propriétés de ces matériaux est en cours. Cela implique une reconsidération de l’usage des outils en relation au matériel. Dans certains cas ces investigations vont de la réalisation des choses à la réalisation du matériel lui-même. Parfois une manipulation directe d’un matériel donné sans l’usage d’un outil est obtenue. Dans ces cas, les considérations liées à la gravité deviennent aussi importantes que celles de l’espace. L’attention [‘focus’] sur la matière et la gravité comme moyens résultent en des formes qui n’étaient pas projetées en avance. Les considérations d’ordre sont nécessairement faites en passant [‘casual’] et imprécises et non accentuées. Un tas aléatoire, une pile approximative, un appendu, donnent une forme passagère au matériel. Le hasard [‘chance’] est accepté et l’indéterminé est impliqué, puisque le remplacement résultera en une autre configuration. Le désengagement avec des formes durables préconçues et les ordonnancements pour les choses est une affirmation positive. Cela fait partie du refus de l’œuvre de continuer à esthétiser la forme en lui donnant une fin [i.e, finalité] prescrite.»

Il est étonnant de voir “comment” un artiste peut passer du (très) rigide au tout mou, et Morris en est un bon exemple. En 1967, il produit des œuvres ultra-rigides, telles que :

 

mais, surtout, ceci :

Ci-dessus, quelques images (choisies par Morris) illustrant le propos pour l’article “Anti Form”. La photographie de la dernière pièce est non-conctractuelle ; il s’agit bien, à chaque fois, d’accrocher au mur selon l’envie du moment (à partir de trois points) une structure informe, se prolongeant au sol dans un état désordonné. Voici, par exemple, à quoi “ressemble” ‘Untitled, 1967’, au SFMOMA (Los Angeles) :

Il semble que le scénographe ait voulu accentuer, improviser un caractère davantage anthropique aux structures ; ne reconnaît-on pas en effet un certain type de capuches, voire de moines voire de fantômes ? Mais je ne m’avance ici que sur le compte du scénographe, bien entendu pas sur celui de Morris. On l’a lu, Morris dit que l’un des premiers à avoir proposé une œuvre anti forme est Claes Oldenburg, qu’il illustre avec celle-ci :

Claes Oldenburg, ‘Giant Soft Fan–Ghost Version”, 1967, Canvas, wood, and polyurethane foam, 304.8 × 149.9 × 162.6 cm, The Museum of Fine Arts, Houston

Il est intéressant de remarquer comment, dès son propos, tant sémantique qu’iconographique, Morris, sans le vouloir probablement, produit dans l’esprit du lecteur et regardeur deux visions différentes de l’anti forme. En effet, sa première œuvre (plus haut) anti forme est “Untitled”, elle ne ressemble strictement à rien, elle n’est pas représentationnelle (si le lecteur est dubitatif face à ce terme, qu’il veuille bien se reporter à cet article, ici) ; personne ne peut dire « ça me fait penser à ma femme, le soir ». En revanche, l’œuvre choisie par Morris pour citer Oldenburg est tout à fait différente en nature. Elle produit du sens, un sens d’ailleurs polysémique. Premièrement, elle est titrée : “Giant Soft Fan–Ghost Version”. Traduire cela revient à quelque chose du genre : “Version géante molle ventilateur-fantôme”. Avec attention, on remarque bien les trois pales du ventilateur pendantes, inertes, tandis que celle, du coup “supérieure”, est dressée dans le processus de fixation. Le grand cache originel, en lui-même, est inversé, faisant office, presque, de socle flottant au dessus du sol ; tandis que le pendant est entouré sommairement. Ensuite, serpente une énorme prise (US) de courant. On voit la différence d’intention, entre ces œuvres. L’une est non-répertoriable, non-anthropique, ni d’ordre domestique (ni vos vêtements ni votre tapisserie ne ressemble à cela) ; l’autre est domestique dès le titre, avec effet comique (“fantôme”), car l’aspect vite vu du cache inversé donne l’aspect d’un corps de fantôme asssez classique, bédéiste, avec bras pendants et tête à allongée. Oui. Mais puisque est appendu le système d’attache et que reste fixé le (grotesquement gros) cordon électrique avec sa prise, Oldenburg est obligé de garder le terme de “ventilateur” dans son titre. Le tout, on l’a dit, produit un effet comique, cartoonesque, voie dans laquelle s’engagera sans cesser Oldenburg. Rien de tout cela n’est détectable avec ‘Untitled, 1967”, de Morris. Il y a donc, ici, dès le début, et que Morris l’ait voulu ou non, deux manières radicalement différentes de produire de l’anti forme. Revenons, maintenant, au tas de charbon 1963 :

Bernar Venet, “tas de charbon”, [1963] Rétrospective MAMAC, Nice, 1993

Je me demande si Morris n’était pas au courant, en 1968, du “tas de charbon”, car je redonne cette phrase qui y fait penser tout de même un peu : « Parfois une manipulation directe d’un matériel donné sans l’usage d’un outil est obtenue. Dans ces cas, les considérations liées à la gravité deviennent aussi importantes que celles de l’espace.» Je ne connais pas l’ensemble des productions “conceptuelles”, “minimales”, “post-minimales” étasuniennes post 60 et ailleurs dans le monde, mais, dans son livre rassemblant ses écrits (Continuous project altered daily), je ne vois aucune œuvre “molle”, anti forme, avant justement les deux précitées par Morris lui-même. Dans un entretien trouvable sur le site du CNRS, Venet nous donne ces indications : « L’introduction de la non-figuration dans l’histoire de l’art a été une étape capitale. Certainement la plus radicale pour ce qui concerne les arts plastiques. Enfin l’œuvre d’art n’était plus subordonnée à la nature et, grâce à cette sorte d’émancipation, elle imposait son autonomie. Ce problème lié à l’identité de l’œuvre d’art m’a toujours intéressé et trouve déjà ses racines dans mes peintures Goudron ainsi que dans le Tas de charbon — et ce, dès 1963. Chaque fois, il s’agissait d’un matériau présenté dans sa spécificité, dépourvu d’artifices et de connotations multiples.» On sait aussi, car il l’a dit à plusieurs reprises, comment lui est venue l’idée d’exposer un tas de charbon. À l’époque, il produit des tableaux enduits avec du goudron. Un jour, il se promène sur la Promenade des Anglais, à Nice, et voit un tas, posé au sol, composé de goudron et de gravier. À ce moment, il se dit que s’il avait à s’orienter vers la sculpture, c’est exactement ce qu’il devrait faire ; et que, pour des raisons pratiques, il a choisi le charbon. Tel est son témoignage chez Ardisson, tandis qu’on lit partout qu’il aurait assisté à une coulée goudronneuse sur une falaise, à Carpiagne… Ce qui est très intéressant, dans l’entretien, c’est que c’est Ardisson qui rappelle que l’œuvre a été achetée par un chef d’entreprise, Antoine Guichard, héritier de Casino, en 1972 (exposée à Beaubourg en 1975), et, surtout, qu’en fait Venet n’a pas vendu l’œuvre en tant que telle, mais l’idée. À cela Venet acquiesce, en précisant qu’effectivement, ce que Guichard a acquis, c’est une photo signée, de l’installation, qui a donc valeur d’idée et document originel de l’œuvre, et dont on se sert, ou pas, pour, n’importe où dans le monde, la reproduire in situ.

C’est très intéressant. Parce que cela veut dire que l’art conceptuel (on le savait avec Duchamp) a bien des origines françaises, et non pas américaines. Venet est clair, et, de fait, incité par Ardisson (qui l’eût cru ?) à bien réaffirmé que oui, il a bien vendu l’idée de l’œuvre, et non pas l’œuvre matérielle elle même. M. Guichard n’a pas fait livrer le charbon chez lui ; une photo, signée, certifiée par l’artiste, fit office d’œuvre. C’est assez extraordinaire. Aude Launay (revue 02), écrit :« Montrer un tas ou, en langage de critique d’art : un objet sans forme ni dimensions spécifiques ; ou, en langage plus politisé : une contestation de l’ordre imposé. Le dés-ordre [sic] des boulets de charbon entre alors en effet en collision avec l’entièreté de l’histoire de la sculpture, renvoyant son formalisme rigide et empesé en opposition frontale à l’état de la matière lorsqu’elle n’est régie que par les forces de la nature.» Je ne sais pas si le tas de charbon a un tel effet de souffle atomique sur “l’entièreté de l’histoire de la sculpture”, cela me paraît quelque peu grandiloquent. En revanche, on ne manquera pas de s’étonner devant ce geste assez inouï de Venet, qui, encore une fois, se place, avec Duchamp (dans une certaine mesure) comme un premier pionnier de l’art conceptuel. Pionnier ? Oui. Comment le dire autrement ? Précisons que Sol LeWitt, plus tard, fera aussi exécuter par d’autres que lui ses propres œuvres, qu’il se fut agi des “wall drawings”, ou de la série des ‘“incomplete open cubes”, par exemple ; mais, en quelque sorte, Venet allait encore plus loin dans la dépersonnalisation, car il n’y avait plus d’Urmodell auquel se référer. Et finalement, Venet va en fait bien plus loin que Duchamp (dont le culte est devenu tout de même assez pénible), puisqu’il fut le premier à avoir vendu une idée. Quand bien même l’idée permet la production de l’œuvre, c’est bien ce moment purement conceptuel qui aura été acquis. Il ne faudrait pas, je pense, voir dans le “tas de charbon”, un ready-made mutant ; il s’agit bien d’une œuvre qui interroge le statut de l’œuvre d’art, et il faudra, bien sûr, y revenir. De fait, et en cela, Venet n’est pas devenu un suiveur duchampien, comme tant d’autres, qui, eux, n’auront jamais rien inventé.

Léon Mychkine


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