ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Eugène Delacroix, féministe ? #1

   Eugène Delacroix, “Nu assis (Mademoiselle Rose)”, circa 1820, huile sur toile, 65 x 81,5 cm, Alte Nationalgalerie, Berlin

Eugène Delacroix était un très grand peintre. C’est un énoncé assez banal. Mais, souvent, un énoncé banal est justement produit simplement pour recouvrir l’insuffisance. On dit, par exemple: « Proust est un grand écrivain ». Pourquoi ? Posez-la question, et vous verrez que les réponses ne sont pas toujours heuristiques, et, premièrement, extrêmement peu de gens le lisent. « L’énoncé Delacroix est un grand peintre », d’un autre côté, est moins difficile à justifier ; il suffit de regarder ses tableaux. Et l’on pense à ses célèbres. Mais, celui-ci ↑, je ne suis pas certain qu’il le soit autant que, par exemple, le classique Sardanapale. Et pourtant, il gagnerait à l’être. C’est un tableau très puissant, très fort, peint d’une manière folle. Comparez mentalement avec n’importe quel tableau ingresque de femme, les différences sautent aux yeux ; il y a, entre autres, une idéalité de la plastique, chez Ingres, il peint des carnations dont on se demande si elles existent, tant elles sont parfaites. Ici, Delacroix ne peint pas un corps idéalisé, il peint, ai-je envie de dire, la réalité. La réalité d’un corps, celui de son modèle, Mademoiselle Rose, en 1820. Voyez comment Delacroix dessine et peint ce corps. Il ne triche pas, comme Ingres. Il peint la carnation telle qu’elle est, et la morphologie telle qu’elle est. Et on pense à la fameuse phrase de Cézanne, adressée à Bernard, je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai. Parce que c’est bien, en première approche, ce que semble ici produire Delacroix : un corps non dissimulé, non phantasmé, non idéalisé. Tout le contraire d’Ingres. Je ne sais pas si Delacroix a Ingres dans son viseur, mais il est saisissant de comparer le traitement du corps et de la carnation chez les deux peintres pour constater à quel point l’un est bien plus moderne que l’autre. Le paradoxe, ici, nous allons le voir, c’est que Delacroix en profite pour établir une double vérité, celle du corps et celle du peint, paradoxe qui pourrait conduire à un chiasme, mais quand bien même, cela tient. Si j’étais derridien, je sauterais ici sur l’occasion d’écrire qu’il y a un impensé entre le nom propre (Delacroix) et la figure du chiasme, mais je n’oserais pas aller jusque dans cette sophistique, ce n’est pas mon rayon. Bien. Vu la pose de Mlle Rose, on pourrait croire qu’il s’agit ici d’une étude. Pourquoi ? Je l’ai indiqué : la pose. Peindre un nu, c’est assez banal, pour un peintre, un exercice obligé aussi, un classique. Mais ce bras droit levé, tendu, avec la main cassée. Exactement comme si Mlle Rose attendait un baise-main. Exactement. Bien. Ce que j’aime beaucoup, ici, c’est la manière de dessiner ce corps, d’en tracer les contours, et ses imperfections; i.e., si on pense au canon ingresque : corps parfait, carnation ++, prototype historique de la pin-up. Mademoiselle Rose n’est pas idéalisée, ce n’est pas un parangon (ital. paragone, “pierre de touche”, déverbal de paragonare, “comparer, éprouver avec la pierre de touche”.) On ne peut pas comparer un corps ingresque avec un corps delacruzien, en cette matière, ou bien, si l’on compare, alors s’instaure une distance, une coupure ; une coupure esthétique. Pardon ?

Soit en 1859, chez Ingres, ce détail de l’“Angélique enchaînée”

C’est tout à fait extraordinaire. Quoi ? La différence. En termes “moderne”, laquelle est dotée de la carnation la plus sexy ? Laquelle fait davantage penser à un morceau de viande ? C’est terrible, ce que j’écris, mais il s’agit bien de voir où se trouve la modernité, et je crois qu’elle se trouve chez Delacroix, qui, et j’ai horreur des prophéties uchroniques, mais “prépare” la viande et la peau chez Soutine, Bacon, ou encore Freud, par exemple. Attention, je ne dis pas que Delacroix a peint un tas de viande, c’est un très beau tableau, rien de répugnant ici, mais je dis, je le crois, que Delacroix, encore une fois, peint la vérité du corps, avec ses “défauts” (si l’on compare avec Ingres idéalisateur), ses plis, ses nuances, ses marques, ces genoux rougis (pourquoi ? Mademoiselle Rose a-t-elle par ailleurs un travail qui l’oblige à se trouver souvent sur les genoux ?). Dit en passant : On ne sait pas vraiment sur quoi est assise Mlle Rose

et le fond très sombre n’arrange pas la volonté de se repérer. Ce corps, il est presque posé dans l’espace, n’était cet appui que l’on devine, sous la main et le fessier. Profitons de ce plan rapproché pour commencer d’examiner la carnation, dont on peut se demander si elle n’était pas, pour partie, représentationnelle et… dépictante ? On se rapproche ?

Je ne sais pas quand, dans l’histoire de la peinture, certains ont commencé de vouloir sortir de la fidèle représentation du réel-et-de-la -réalité (il ne faut pas, jamais, confondre, réalité et réel), mais Eugène en fait partie, de ces peintres, qui ont décidé de rendre ce que j’appelle sa discontinuité à la peinture. Or, quand j’ai commencé de réfléchir, en termes de peinture-continu/peinture-discontinu, j’ai pensé, tout de suite, à Ingres et Delacroix. Un an plus tard, m’y revoilà, et je pense qu’il y à là quelque chose. Bref. Revenons à ce gros plan. Il s’agit d’un corps brossé. (Pour les non-peintres, la brosse est bien un sorte de pinceau, et pas une brosse simpliciter). Vu de près, cela ne ressemble pas à cela, la peau. Vous me direz, ça ne ressemble pas non plus à la carnation d’Angélique. Sauf que, franchement, on va pas se mentir (il fallut bien un jour que j’utilisasse cette expression si drôle et grotesque), le close-up qui m’attire, le plus haptique, est celui d’Angélique. Bon, et d’ailleurs, l’historique et le cadre du tableau (“Roger délivrant Angélique” 1819, excepté que ci-dessus j’ai choisi mon détail dans le tableau “Angélique” 1859, ça ne change pas grand’chose) constitue vraiment une immense métaphore sexuelle (j’en parle un peu ici), donc, ce n’est pas étonnant si ce corps est si sexy. Regardez-moi cette incroyable cascade de chevelure rousse, et ce sein gauche dardant… Bon, calmons-nous. Il ne s’agit que de peinture. Oui, mais l’art fait voyager. Ceci dit, encore une fois, ça ressemble bien à un corps, que nous pourrions “connaître” ou “reconnaître”, tandis que, chez Delacroix, ça y ressemble beaucoup moins. C’est bien sûr intentionnel. Delacroix ne cherche pas à produire une pin-up à la Ingres. Et l’une des raisons à cela c’est qu’il “expose” — conceptuellement — son chiasme (dont Ingres eut été incapable) : ça ressemble de plus en plus à de la peinture ! Chez les peintres du continu, avec Ingres comme chef de file, on cherche absolument à faire oublier le pinceau, et donc : la peinture. On cherche à produire une image. Ce n’est pas le cas ici. En quelque sorte, je crois que l’on pourrait dire que Delacroix établit une différence, et donc une dialectique De dicto/de Re (j’en parle ici). Rappelons brièvement qu’il est possible, dans une peinture, de trouver un axe double de lecture, que j’appelle De dicto/De re. De dicto, c’est ce que l’on dit de la peinture, de ce qui est représenté, le sujet (Angélique). De re, c’est la chose elle-même, la peinture. Chez Ingres, la peinture ne dit rien, ce n’est pas le sujet. Chez Delacroix, la peinture dit quelque chose, et ce dire, ce n’est plus le sujet peint (Rose), car ce sujet peint ne devient que le prétexte à peindre. Et Delacroix est un immense peintre à ce moment-là, parce qu’il réussit à faire tenir le chiasme (dialectique) : libre à qui veut (ou peut) de ne voir qu’un très beau nu, mais, de voir aussi la peinture elle-même, c’est-à-dire, encore une fois : Comment c’est peint. Dans ce sens, il est bien évident que ce tableau est d’une modernité qui renvoie dans un passé kitsch et muet la peinture d’Ingres. C’est un effet “vitesse-lumière”, une accélération prodigieuse, à la Kubrick (2001). Je trouve cela admirable, complètement. D’un côté, Delacroix 1820 nous envoie ce tableau en 2021, et il détonne d’une modernité stupéfiante, et l’équilibre De re/De dicto est simplement merveilleux ; c’est un très beau tableau, et ça parle. À l’inverse, Ingres 1819/1859 s’éloigne dans le passé à une vitesse proportionnelle, très très vite ; il retourne dans un espace d’état décadent dont les ancêtres, finalement, furent les Maniéristes.

Alors au fait, Delacroix ; féministe ? Delacroix peint un corps de femme tel qu’il est vraiment, non idéalisé, non phantasmé. Procédant ainsi, il ne diminue pas la femme, il la rend égale au corps masculin, dont, de longtemps, on n’a pas cherché à masquer la naturalité. Du coup, si on se demande qui, d’Ingres ou Delacroix, est féministe, c’est le second qui l’est. Ingres, en ne produisant que des pin-up, ne rend pas service à la vérité des corps. Delacroix, en montrant cette vérité, qui, du coup, serait déjà naturaliste, l’exprime aussi de facto. À ce moment, on quitte la dialectique De dicto/De re ; on passe à un autre niveau, qui est celui du politique. Delacroix, aussi, envoie un message.

 

Conclusion.

J’ai dégagé trois niveaux de lecture chez “Mademoiselle Rose”, de Delacroix. Il y en a peut-être d’autres ; et, de toutes façons, je devrai déjà revenir sur l’un des trois. Ultérieurement.

 

Léon Mychkine