André Mérian. Photographies et déshérence (à l’occasion d’un livre)

Dans un ouvrage récent, Occasions, bel objet édité par les éditions la fabrique du signe, dirigées par Évelyne Coillot, André Mérian publie des photographies d’objets trouvés, récupérés même, dans les conteneurs jamais fermés de Marseille, en bas de chez lui. Si bien que, depuis sa fenêtre, il peut déjà visualiser sa prochaine cueillette. M’entretenant avec lui, je lui demande s’il entendait redonner un statut à ces déchets, et Mérian me répond qu’il a voulu leur donner un « statut de sculpture ». Voilà une intentionalité bien étonnante. En effet, il n’est pas du tout évident qu’un objet quelconque puisse être défini en tant que sculpture. Une sculpture, généralement, c’est le résultat d’un certain nombre de gestes, de procédés, d’intervention sur la matière, en un mot, de transformation : ce qui n’était pas une sculpture, le devient. (Je ne parle pas du ready-made, qui, bien qu’objet intouché, devient une œuvre d’art, mais par un procédé unique, qui ne peut pas être réitéré par quiconque, sous peine de plagiat pur et simple, ce qui n’a pas empêché d’arriver… Mais c’est un autre sujet). Je ne mets pas en cause l’intentionalité sculpturale de Mérian ; je l’interroge, et je me demande ce qu’il veut dire. En regardant ces objets photographiés, on a bien sûr l’idée de quelque “nature artefactuelle” hypostasiée : le déchet, le déchu, le temps d’un transport, d’une prise en main par Mérian, sera redevenu quelque chose d’autre ; aux portes du néant aura été recueilli, accueilli, et gracié momentanément par l’épiphanie d’un geste artistique. Si on se met à la place de l’objet, on doit se dire qu’il se demande ce qui lui arrive : repris en main, éclairé, pris en photo… Et on peut se demander ce qui arrive aussi à l’artiste. Comment cette idée lui est venue ? Mérian me dit que cela a commencé durant la mission photographique à Calais, en 2016 (ici), quand il avait choisi de photographier “autour” de la Jungle, et non pas dedans, il avait remarqué des déchets, des objets abandonnés, et il a eu l’idée d’un nouveau “boulot”, ce qui donnera lieu à l’exposition ‘Never Mind’, en 2018. L’image ci-dessous annonce, à sa façon, le travail de Mérian pour la Série “Occasions” : un objet usagé et jeté. Bien sûr, un œil artiste verra ici des formes, des volumes, là où l’autrui lambda ne verra rien d’autre qu’un déchet, si même il y prête attention. Mais déjà, à Calais, plusieurs photographies avaient pour sujets possibles des déchets, mais ils n’étaient pas encore des sujets rapprochés ; des quasi portraits.

André Mérian, Série ‘Never-MInd’-Collection FRAC-PACA

Dans le texte qui accompagne le livre Occasions au mitan, Brice Matthieussent écrit que ces images perturbent l’ordonnancement de la pratique à laquelle elles ressortissent, soit celle de l’art conceptuel. Mais pour ma part, je ne vois pas du tout le rapport. Jamais un artiste conceptuel n’aurait ramassé un objet jeté pour en faire de l’art, entre autres impossibilités. Non, ce que fait là Mérian ne fait pas signe vers cette école avant tout mentale. Mérian est dans le geste ; il prend l’objet, et lui redonne un dernier éclairage, détourné. Tellement détourné, à dire vrai, que certains d’entre eux sont méconnaissables. Ainsi de la tête de lit : en regardant son image, on se pose la question de son origine. Il y a ainsi deux types d’objets dans le livre : ceux que l’on reconnaît, et ceux qui sont difficilement identifiables. (Mais il y a même une troisième sorte — voir dans l’entretien, l’effet comique de ce que je prends pour un ballon…). Ceux que l’on reconnaît, de fait, nous invite à nous interroger autrement. Ainsi du totem “Occasion”. Vers quoi fait signe cette inscription ? Vers le statut précaire de l’objet lui-même ? Vers d’autres occasions passées ? Vers l’actualité du photographe Mérian, en train de profiter de l’occasion ? Vers le monde de la consommation ?, comme d’autres images encore semblent y faire référence, et comme il me le confirme dans l’entretien. Mais on peut comprendre pourquoi on serait tenté de parler d’art conceptuel : ce n’est pas du fait des objets eux-mêmes, mais de la scénographie ; dépouillée, bichromatique, qui isole l’objet et le place en situation de studio. Ainsi, l’isolement des objets et leur assise comme sur un piédestal participent d’un rituel sculptural, sauf qu’ici, pour chaque objet ou presque, il manque quelque chose ; le contexte (tandis qu’il ne manque rien à une sculpture, elle se suffit à elle-même). Tous ces objets ont été contextualisés, et même en tant que déchets ils l’étaient. Mais là, ils ne le sont plus. Ils sont donc recontextualisés, mais uniquement vers le silence qui est leur nature propre (excepté les Ghetto blaster, en Une). Mais ce nouveau contexte suffit-il à leur redonner quelque chose ? Oui. Quoi ? Un supplément d’existence, pour ce que l’on pourrait appeler la dignité du déchet. Car, finalement, qu’est-ce qui, dans les sociétés, échapperaient à la question du rejet, du déchu ? Réponse : les Institutions mentales. Même certaines périssent, mais elles mettent beaucoup plus de temps, tandis que nous, les matières inanimées tant qu’animées, sommes destinées au rebut, inexorablement. Quelqu’un nous aura-t-il sauvé, offert un supplément ? C’est le moment de convoquer la très belle phrase légataire de Platon : « Il faut sauver les phénomènes » (‘sozein ta phainomena’). Bien entendu, cette phrase ne s’appliquait pas au contexte artistique. Mais n’est-elle pas à-propos ? N’est-ce pas aussi à quoi sert la photographie, dans son essence même ? Sauver les phénomènes. Sauver les phénomènes, cela veut dire faire attention à ne pas faire disparaître les choses, toute chose, sous la couche technique et sémantique des appellations normatives, des discours déterritorialisants (adjectif deleuzo-guattarien à la mode mais assez opportun ici), du savoir cuistre et suffisant ; c’est faire en sorte que l’espace chosique demeure, car c’est entre lui et nous que nous respirons.

André Mérian, photographie sans-titre, issue du livre Occasions, chez la fabrique du signe
André Mérian, photographie sans-titre, issue du livre Occasions, chez la fabrique du signe
André Mérian, photographie sans-titre, issue du livre Occasions, chez la fabrique du signe

Je pourrais m’attarder sur chaque photographie, et extrapoler sur l’origine, sur le pourquoi du comment, comme on dit familièrement ; mais je préfère que le lecteur s’interroge lui-même sur telle ou telle image, parce que c’est, j’imagine, ce que souhaite Mérian. Or, en photographie, il est parfois tentant de procéder à une description tautologique : j’écris ce que je vois, ce que je vois correspond à ce que j’écris. Mais ce serait trop simple. Mérian a souhaité une latence dans la réception, et il faut, me semble-t-il, tenter de s’ajuster à cette volonté. Et plus haut j’ai remarqué qu’il était difficile de décrire chaque image : certaines échappent à toute tentative, ce qui est tout de même aussi bien senti de la part de Mérian : prendre un objet absolument banal et le rendre questionnant.

Couverture du livre d’André Mérian, et pour un aperçu, cliquez ici

 

 Léon Mychkine


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