Aurélie Nemours ; l’inattendue, la liberté. Épisode 1

On ne peut pas penser à tout, comme on dit véridiquement, ni à tous. Au téléphone, il y a quelques jours, avec l’ami EP, nous parlons peinture, et il mentionne, dans le fil de la conversation, Aurélie Nemours. Tiens ! il y avait longtemps que je n’avais pas entendu ce nom. Comme toujours, à l’affût, à peine entendu, je lance la recherche, qui, en ces temps électronique, va évidemment à une vitesse toujours folle et excitante, n’est-ce pas ? Aurélie Nemours. Sacrée palette ! Pompée de longue date. Elle s’en moque(ait), pensé-je. Fascinant, en tout cas, de voir son refus de s’aliéner dans un “style”, une recette, qui lui aurait garanti le succès autoroutier. Mais comme elle le dit dans un entretien, elle n’a jamais peint pour exposer. Moralité : “Je peins ce que je veux, quand je le veux, et tu prends ou pas, c’est égal”. Égal à quoi ? À la peinture. Tout de suite une image :             

Aurélie Nemours, “Les magnétudes”, huile sur Isorel, 42 x 26 cm, 1942

Vous avez bien vu la date ? 1942. Je trouve cela assez extraordinaire. Dire « assez » permet d’amoindrir l’emphase, comme une sourdine sur un piano. Mais, n’en demeure pas moins. Concernant cette huile de 1942, en 2024, on ne peut guère éviter de penser à… Sean Scully. Cela fait-il trente ans que Scully refait du Nemours ? J’avoue ne pas bien voir l’écart entre elle et lui (mais peut-être suis-je victime d’un tropisme honteux…). Pour le lecteur qui n’aurait pas en tête un tableau de Scully, voici : 

Sean Scully, “Wall Pink Blue”, 2020, oil on linen, 160 x 160 cm, Kerlin Gallery, Dublin

Franchement, y a-t-il une différence ? Ça pète plus ? Oui. D’accord. Mais sinon ? Il y a, ça et là, de l’empâtement chez Nemours, quelques boulettes (au sens propre), mais sinon ? C’est beaucoup plus grand chez Scully. Certes. C’est plus “color field” (d’une manière générale) chez lui que chez elle.   

 

Mais sinon ? Inversement, si l’on vous disait, en omettant la date, que le premier tableau (“Les magnétudes”) était l’œuvre de Scully, seriez-vous surpris ? Bon, revenons à Aurélie.  

Aurélie Nemours, “L’arbre”, huile sur toile, 27 x 22 cm, 1948 

On peut questionner, effectivement : Où est l’arbre ? Y en a-t-il un ? Je suppose qu’il s’agit de la structure noire, le reste étant… je ne sais. Mais comme c’est lumineux ! Je me demande si De Staël n’aurait pas été (favorablement) impressionné par la liberté chromatique de Nemours. Il est clair, selon les documents consultables, qu’entre 1942 et 1948 il y a une sacrée affirmation de la couleur franche, je dirais même explosive. Voyez un peu ce bleu super-turquoise, ce rouge quinacridone, et cet autre rouge fraise, etc, prenez un nuancier en ligne, ou sous la main, et amusez-vous à trouver les noms, car toutes les couleurs sont nommables, ce qui est admirable.  

Disputatio : « Supposons que je choisisse un rouge: je n’ai pas de rouge. On donne des noms aux couleurs pour s’apaiser, mais ce rouge n’existe pas. Il est gorgé du froid du bleu d’un côté et du chaud du jaune de l’autre, puisque tout le spectre est dans sa vibration. Il n’y a donc pas un rouge, mais un rouge + bleu + jaune, à un niveau qu’on ne peut même pas percevoir.» (A. Nemours, entretien avec H.F. Debailleux, journal Libération, août 1996).  

Le refus, chez Nemours, de reconnaître (“acknowledge”) le nom des couleurs, s’inscrit dans un même geste de résistance face au discours sur la peinture ; ce qui semblait tout à la fois l’insupporter et l’indifférer. Et on peut le comprendre aisément : les peintres n’ont besoin ni de consonnes ni de voyelles ! Alors il ne s’agit certainement pas, depuis le peintre, de commencer  à volubiliser (pour certains d’entre eux, dont Aurélie, volubiliser, c’est déjà de l’archéologie !).  

DisputatioC’est ce qui s’est passé pour moi entre le travail du cubisme et le passage à l’abstraction. Je me suis efforcée de comprendre que je devais trouver le langage plastique pur pour l’expression pure, et non pas encore m’accrocher, me tranquilliser même, par un récit de quoi que ce soit ; ce n’est pas supportable. Car, dans le cubisme, on est finalement encore un peu dans l’enfermement.» (Entretien A.N./ H.F.D)

Voilà ! À tout coup, à tout pris (sic), être libre, et le devenir plus encore si nécessaire. Pour preuve, cette absolue nécessité de liberté, Nemours l’explicite elle-même :« par un récit de quoi que ce soit ; ce n’est pas supportable.» Trouvez-moi, aujourd’hui, un artiste (peintre, sculptuer, installateur, vidéaste, que sais-je ?), qui n’inscrirait pas la moindre de ses productions dans un récit ? Et quand il n’y parvient pas, de faire appel à un faiseur de phrases ? À vue de nez : Aucun. Et pourquoi cela ? Parce que le récit “sert” l’objet ; il l’exhausse, au besoin, comme le Tabasco, il rend service en aidant à “comprendre”, à “saisir”, or il faut toujours faire la courte-échelle au regardeur, n’est-il pas ? Or là, Nemours, elle nous dit : Bas les pattes !, plutôt, bas les pattes plumitives ! Je suis peintre, et non pas écrivaine. Je trouve cela admirable. De toutes manières, Nemours n’a peur de rien, car elle fait ce qu’elle veut, puisqu’elle est libre. (Et ce n’est pas de la rhétorique).

Le chemin de l’abstraction pure, chez Nemours, a été long, comme un apprentissage, et pas le fruit d’une décision immature. Autrement dit, l’abstraction qu’on lui connait dans les années 1960 et la suite n’a pas été immédiatement obtenue. Pour indice :

Aurélie Nemours, Sans titre, 1950-1960, pastel gras sur papier, 25,9 x 14,3 cm, Centre Pompidou, Paris

Ce pastel gras de 1950-60 contraste-t-il avec le tableau de 1942 (plus haut), comme si, finalement, ce dernier, en quelque sorte, n’était pas encore “vraiment” un tableau abstrait, tandis que le pastel en semble bien en être ? J’ai l’impression, j’hypothèse que “Les magnétudes” est un exercice chromatique, qu’il s’agit de voir comment les couleurs tiennent, et si elles tiennent. Car si cela avait “pris”, n’eut-elle pas continué dans cette exubérante polychromie ? Il semble plutôt que Nemours ait passé beaucoup de temps, d’abord, pour parvenir à une parcimonie assez radicale, et ensuite à régler les vides dans le peint. D’ailleurs elle le dit durant l’entretien Debailleux :

« J’ai mis une vie à comprendre ce qu’était le vide.» 

C’est un énoncé extraordinaire. 

Pourquoi ? Parce que, entre autres remarques possibles, on voit que l’art, décidément, pour les artistes de qualité, est une chose sérieuse. Cela peut paraître une banalité, mais il est bon de le répéter en des temps où nombreux sont les étudiants déjà artistes bankables (comme on dit en bon français); ce qui pose un léger problème, obligatoirement, de maturité ; or la maturité prend du temps. À moins, bien entendu, que nous ayons affaire à ce qu’on appelle des “génies”, faute d’un meilleur terme, et c’est encore une autre histoire, et, en l’occurrence, nous les attendons toujours, avec impatience et candeur. Bref. Passons au vide et à ses contours :

Aurélie Nemours, “Demeures 20”, 1958, dessin, pastel sur papier, 75 x 56 cm, Musée national d’art moderne, Paris 

Un coin de cosmos ; comme on dit “un coin de paradis”. (Je n’ai rien à dire de plus pour le moment. J’aoute qu’on ne remplit pas le cosmos.)

Au suivant :

Aurélie Nemours, “Roi”, 1963, peinture vinylique sur papier, 33,8 x 24,2 cm, Centre Pompidou, Paris

Alors là, en 1962, il semble que nous rentrions dans le dur du vrai labeur, la recherche affirmée, en même temps que le dire. C’est cela, et c’est tout.

Que nous propose ici Nemours ? Un regard rapide jugerait : un monochrome ; mais, dire « monochrome » c’est déjà, de facto, et mentalement, agencer l’affaire en géométrie rigide, certains évoqueraient l’« art construit, auquel est parfois intégrée Aurélie Nemours. Mais si l’art construit est ennuyeux, l’art de Nemours ne l’est pas. À regarder plus attentivement, on voit bien que cela bouge, c’est sensible, pas scolairement rectiligne. Ce n’est pas un monochrome à la Rodtchenko, c’est plus subtil. 

Une grande liberté. Disons-le, une audace, qui fait que la peinture, au lieu d’académiquement (bien entendu et même encore en 1963) rejoindre sagement les bords, semble s’arrêter, voire presque, refluer, régresser. Mais ces phénomènes dynamiques, sous quelque loi esthético-formelle, font que même le carré blanc n’est pas carré… 

La peinture proche de la taxonomie du monochrome est une fenêtre ouverte (pardon pour la porte ouverte albertienne) sur : le mysticisme (Malévitch, Klein), la sinistre parodie (Rodtchenko), la pensée conceptuelle (Reinhardt, Ryman), le formalisme zombi (beaucoup de noms disponibles), la recherche processuelle (G. Teboul), et sur… Nemours ; qui, on vient j’espère de s’en apercevoir, ne subsume pas l’espace du peint sous la contrainte du cadre, ce à quoi généralement obédient tous les monochromatistes. Or étonnamment, l’historien d’art Heinrich Wölfflin nous a rappelé qu’« Au XVIIe siècle, le contenu s’est dégagé de la servitude du cadre. Rien ne doit laisser supposer que la composition a été conçue précisément pour entrer dans le cadre du tableau » (cité par Brogowski, 1997). Alors, Nemours est-elle une héritière, à sa manière, du XVIIe siècle ?  

« Il était naturel pour le XVIe siècle de s’inspirer de la surface donnée pour remplir son tableau. Bien qu’aucune expression précise ne soit envisagée, le contenu du tableau est disposé dans le cadre de telle sorte qu’une chose semble être là pour l’autre. Les lignes de bord et les angles sont perçus comme des liens et des échos dans la composition. Au XVIIe siècle, le remplissage a perdu le contact avec le cadre.» (Wolfflin, 1922).

Refs. Leszek Brogowski, “L’Unisme et laThéorie du voir de Wladyslaw Strzemiński”, Cahiers du Musée National d’Art Moderne, 1997 //// Heinrich Wolfflin, Principles of Art History, 1992,  New York : Dover //// Entretien H.F. Debailleux avec Aurélie Nemours, journal  Libération, 30 août 1996)