Ce que l’on dit, ce que l’on voit. L’autoportrait transitif de Gauguin

« Tous mes doutes se sont dissipés. Je suis je resterai ce sauvage. Le christianisme ici ne comprend rien »

Paul Gauguin, 1890-1891,“Portrait de l’artiste au Christ jaune”, huile sur toile, 30 x 46 cm, © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)/René-Gabriel Ojéda

Notice en ligne du Musée d’Orsay : « Réalisé à la veille de son premier départ pour Tahiti, le Portrait de l’artiste au Christ jaune constitue un véritable manifeste. Il s’agit en réalité d’un portrait au triple visage, dans lequel l’artiste révèle différentes facettes de sa personnalité. Alors méconnu, incompris, abandonné par sa femme qui est rentrée au Danemark avec leurs enfants, Gauguin peine à obtenir une mission officielle pour s’établir dans les colonies. Dans la figure centrale, le regard fixe que Gauguin adresse au spectateur exprime le poids de ses difficultés, mais également toute sa détermination à poursuivre son combat artistique. Il représente derrière lui deux autres de ses œuvres, réalisées l’année précédente, qui se confrontent d’un point de vue esthétique et symbolique. A gauche se trouve Le Christ jaune, image de la souffrance sublimée, auquel Gauguin prête ses propres traits. Mais le bras étendu par le Christ au-dessus de la tête du peintre évoque également un geste protecteur. Le jaune de ce tableau, couleur fétiche de l’artiste, s’oppose au rouge du Pot autoportrait en forme de tête de grotesque, posé à droite, sur une étagère. Ce pot anthropomorphe que Gauguin décrivait lui-même comme une « tête de Gauguin le sauvage » porte la trace du grand feu qui en a pétrifié la matière. Avec son masque grimaçant et sa facture primitive, il incarne les souffrances et le caractère sauvage de la personnalité de Gauguin. Entre l’ange et la bête, entre synthétisme et primitivisme, Gauguin anticipe l’importance et la gravité de la grande aventure artistique et humaine qu’il s’apprête à vivre. »

Tout est dit (?). Nonobstant les erreurs qu’on peut relever dans cette notice — ce qui est regrettable pour l’amateur ou le curieux —, on peut interpréter ce tableau d’une manière sensiblement différente. Premièrement, il n’y a pas d’opposition entre le Christ jaune et la sculpture anthropomorphe. Bien plutôt, il s’agit ici d’une transition. Comme nous y sommes habitués en Occident, nous lisons les signes de gauche à droite. Or, de ce point de vue, que remarquons-nous ? Le bras droit du Christ ne se situe pas au dessus de la tête de Gauguin, car un léger effet de perspective indique une position en retrait, et d’ailleurs, le côté droit de la croix passe derrière le meuble où est située la sculpture du peintre, dite du “pot anthropomorphe”; et c’est bien devant cette tête de “Gauguin le sauvage” que se trouve, de trois-quart, l’artiste, et c’est vers là qu’il se dirige ; les peuples “primitifs” et “sauvages”. Gauguin est en train d’opérer une translation de l’univers chrétien vers l’univers animiste ; il va changer de monde.

Paul Gauguin, “Pot anthropomorphe”, 1889, grès émaillé, 28,4 x 21,5 cm. Paris, Musée d’Orsay, 1938© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

La notice d’Orsay nous dit que le Christ jaune que nous voyons est celui qu’il a peint l’année d’avant. Mais ce n’est pas ce tableau dont il s’agit. Qu’on en juge : Il ne s’agit pas du même Christ jaune ! Gauguin en peint un second dans son autoportrait, mais il ne s’agit pas d’un tableau dans le tableau, a contrario de la sculpture. Il suffit de regarder les deux reproductions dans cet article pour constater immédiatement que le tableau dans l’autoportrait ne reproduit pas celui dit du “Christ jaune”. Une fois constatée cette différence, il est intéressant de relever quelques détails notables. Dans le tableau originel, les arbres sont rouges, tandis que dans le faux tableau de l’autoportrait, on ne reconnaît plus vraiment ce qui est censé ressembler à des arbres. Le Christ penche du côté gauche dans ce dernier, et le linge qui ceint ses hanches est aussi différent ; et il m’évoque un oiseau, dont le pli de l’aile correspond au bord du corps, et dont la tête recourbée est située à hauteur du sexe. Il est probable qu’au réveil, il s’envolera. Entre le Christ et la tête de Gauguin, une figure rouge grotesque.

Ci-dessous le “vrai” Christ jaune. La tête penché à gauche, nous reconnaissons des bretonnes à coiffe traditionnelle, et ce qu’il semble des arbres rouges, ainsi que des maisons au loin. Le linge ceignant les hanches n’évoque pas un oiseau, mais, à l’entrejambe, une figure grotesque au sourire maléfique, une tête de serpent façon aztèque, et donc Satan.  Avant de partir pour Tahiti, Gauguin confie à son ami Charles Morice qu’il lui faudrait une somme d’argent importante, « une dizaine de milliers de francs », et, pour ce faire, une vente de tableaux, avec, en amont, un bon article ; un article retentissant. Morice va voir leur ami commun, Stéphane Mallarmé. Il écrit : « On sait que Mallarmé a été, pour les écrivains de la génération symboliste, mieux qu’un maître débrouilleur d’âme, presque un directeur de conscience. Pour moi, depuis longtemps déjà, je lui vouais un culte. Dans les circonstances difficiles, c’est toujours à lui que je demandais conseil. J’avais, quelques jours auparavant, conduit Gauguin chez Mallarmé. Entre le grand poète et le grand artiste, qui l’un l’autre de loin s’appréciaient, s’estimaient leurs œuvres, une intimité spirituelle s’était bien vite établie. J’étais donc assuré de trouver auprès de Mallarmé l’indication nécessaire. Sans hésiter, il me dit: “Voyez Mirbeau.” Je fis, de la tête, oui, puis non. Mallarmé sourit. “ Soit, conclut-il. Je le verrai.” » Et c’est ainsi que « le 16 février 1891, paraissait, dans l’Écho de Paris, l’article désiré, — “l’article retentissant”» de Mirbeau. C’est un très beau papier que ce dernier écrit. Gauguin y est décrit avec finesse, douceur, et une grande perspicacité. Et voici  comment Mirbeau décrit le Christ jaune : « Dans la campagne toute jaune, d’un jaune agonisant, en haut du coteau breton qu’une fin d’automne tristement jaunit, en plein ciel un calvaire s’élève, un calvaire de bois mal équarri, pourri, disjoint, qui étend dans l’air ses bras gauchis. Le Christ, telle une divinité papoue, sommairement taillé dans un tronc d’arbre par un artiste local, le Christ piteux et barbare est peinturluré de jaune. Au pied du calvaire, des paysannes se sont agenouillées. Indifférentes, le corps affaissé pesamment sur la terre, elles sont venues là parce que c’est la coutume de venir là, un jour de pardon. Mais leurs yeux et leurs lèvres sont vides de prières. Elles n’ont pas une pensée, pas un regard pour l’image de Celui qui mourut de les aimer. […] Sa tête a d’affreuses tristesses ; sa chair maigre a comme des regrets de la torture ancienne, et il semble se dire, en voyant à ses pieds cette humanité misérable et qui comprend pas : “Et pourtant, si mon martyre avait été inutile ?”» Un banquet d’adieu sera organisé, et, écrit Morice, « grâce à l’obligeante entremise d’Ary Renan, le directeur des Beaux-Arts confia à Gauguin une mission artistique — et gratuite, mais avec promesse d’achat d’œuvres au retour. » (Où l’on voit que la notice d’Orsay est encore erronée : Gauguin n’a pas eu de mal à partir aux “colonies”. Une proposition de Morice, un article de Mirbeau, le mécénat de l’École des Beaux-Arts, un banquet d’adieu en son honneur. Tout cela s’est fait semble-t-il dans une belle et simple chronologie.)

Paul Gauguin, “Le Christ jaune”, 1889, huile sur toile, 92.07 x 73.34 cm, Collection Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, New York

Pourquoi Gauguin a-t-il décidément peint un second Christ jaune ? Pour bien signifier la translation, la transitivité du chrétien au sauvage (le “pot anthropomporphe” en tête siamoise) qu’il est et veut devenir davantage ; et ce qui ne sera possible que résolument ailleurs, très loin, encore plus loin que la Martinique, où il s’en fut déjà, mais rapatrié pour cause de fièvre jaune… Cette fois-ci, Gauguin veut partir le plus loin possible. Aux antipodes. Charles Morice : « Ne semble-t-il pas que ces mots par lesquels Mallarmé définit le poète : “L’homme primitif suprême”, désignent Gauguin ? »

 Léon Mychkine