PARTIE 1. “Revenir” du déchié . Le temps critique ∞
À la différence de nombreux artistes, Baptiste Roux n’entend pas que l’on passe nonchalamment devant l’une de ses œuvres, de ce passage qui, dans sa progression, a tout déjà d’un… entendu — il suffit de nous voir et de voir autrui passer devant les œuvres, comme on passe dans les allées de mon ami suédois. Non. Roux ne l’entend pas de cette oreille. Et qui dit oreille dit « entendre », et qui dit « entendre », dit « entendement » (comme on dit en pataphysique). Ainsi donc, Roux veut perturber l’entendement du visiteur, du regardeur. Il ne souhaite pas non plus que nous comprenions tout de suite de quoi il retourne ; ou mieux, de quoi il peut retourner. Et donc il “retourne” les objets traditionnellement livrés au spectateur artistique (celui qui vient voir de l’art, en l’occurrence, car il ne s’agit pas de musique). Il les retourne veut dire qu’il puise entre autres dans des objets du quotidien (ici une palette de peintre (?), là un tube, là encore une affiche…) et les transforme, les rendant difficilement reconnaissables. C’est doublement réussi, à la fois formellement et morphologiquement. Dans un petit texte donné pour une exposition, Roux écrit entre autres : « je fabrique des images hybrides entre organes, logos et traces que je mixtes sur ordinateur pour ensuite les appliquer sur ces dites matières. » On lit bien donc que Roux, dès le début, entend bien brouiller les cartes ; intentionnellement, au sens philosophique (il y a un but, la visée consciente d’un résultat à obtenir), il espère que nous n’allons pas tout comprendre, voire, rien du tout. En ce sens, là où le consensuel en art a tout de même énormément gagné, Roux ne mange pas de ce pain mou. Mais assez graissé la patte du canard-lapin, passons aux choses sérieuses. Prenons, par exemple “une merde dans un ciel pourpre”.
Il faut déjà le faire pour inclure dans le titre d’une œuvre le mot « merde ! Mais, là encore, le mot est à double entente : Roux pense aux regardeurs pressés, un peu frangés d’ignorance crasse sur les bords, et pas curieux. Et, ledit passant, de se dire : « c’est de la merde ». La belle métonymie que voilà ! Comme elle est puissante ! (La question étant : de quelle merde parle-t-on ?). Roux nous donne à voir cette informité, qu’il nous fait la grâce de nommer et de situer. Évidemment que le titre est complètement ‘random’, comme dirait mon fils aîné. Il n’y a pas plus de merde que de ciel. C’est de la pataphysique vous dis-je. (Je ne croyais pas si bien dire, car Roux m’a dit que le titre, normalement, est “une merdre dans le ciel”… ! Et ferais-je l’injure au lecteur de rappeler que l’invective “merdre” est signée… Alfred Jarry, dans son Père Ubu ?)
L’impression provoque ; elle percute le regard. Elle ne pose pas, comme un certain nombres de travaux actuels qui, bien que labellisés “art contemporain”, pourraient tout aussi bien se retrouver dans un catalogue d’ameublement chic, ou de design (chic aussi). Ce qui renforce l’impression, c’est la perception assez époustouflante de relief. Mais du coup ici, l’impression devient support de l’objet décrit (merde), et la technique (l’impression machinique), semble du coup au second plan, mais réellement. Fausse sculpture. Vous voyez ? Et cet effet est renforcé par la découpe de l’impression, somme toute assez hasardeuse (faussement aussi), et par l’accrochage — on distingue bien un espace entre la pièce et le mur (ombres en bas et côté droit) ; comme si Roux avait “trouvé” ce “cadre” pour y poser son objet. Évidemment qu’il s’agit d’une illusion, mais c’est hyper bien fait. Et c’est aussi cela que nous attendons d’un artiste : qu’il fasse les choses “bien”. Et ce bien-faire répond de plein fouet, justement, au visiteur énonciateur du « c’est de la merde » ; à qui l’on dira alors : « faites-en autant ! ».
Ci-dessous un autre exemple saisissant de relief, avec cette étrange morphologie mutante :
Mais comment fait-il ?, se demande-t-on.
Passons à d’autres images. Ci dessous :
Au premier plan un déambulateur, dans le style duquel j’ai déjà écrit une notule ici. À droite un tableau dont nous reparlerons dans l’entretien, et à gauche, quelque chose qui m’intéresse pour le moment. On dirait une mise en scène accidentalisée des accidents eux-mêmes que sont les déchets, les résidus de l’industrie ; qui ne le le sont pas au départ, bien sûr, mais qui le deviennent (voir ici par exemple pour des images apocalyptiques de déchets informatiques, ou encore ici pour la célèbre “mer de plastique”). Ce n’est pas redondant, parce que Roux en fait quelque chose, de cette sur-accenditalisation (le mot accidentalisation est un néologisme de mon cru, mais il correspond très bien à ce que, jadis, on appelait une “image du monde”, et qui est donc réactualisée ici), et ce quelque chose consiste à rendre esthétique — à la manière roussienne —, l’issue catastrophique des industries fossiles, entre autres. Ainsi, je crois qu’il y a profondément présente chez Roux la thématique du déchet. Entre 1270 et 1280, on trouve une expression : aler en dechié. Nous avons, un siècle plus tard : dechiet, « quantité qui est perdue dans l’emploi d’un produit ». Déchet, bien entendu, vient de déchoir, du latin dēcadēre, “tomber”. Et dans la théologie, bien sûr, déchoir c’est « tomber » de l’état de grâce (source CNRTL, comme d’hab). De fait, mon insistance sur ce terme rejoint l’insistance de Roux sur la notion de “fin de règne” (à lire dans l’entretien, Partie 2) et sur sa propre iconologie. Il me semble bien que Roux est agité par ces problématiques ; et non seulement il les agite, mais les met en pratique. Et le fait de mettre en pratique, du coup, ne nous laisse pas à ce stade. Roux ne nous montre pas un déchet, mais il y a une rémanence du déchet dans ce qu’il nous montre. La pièce à gauche a tout de cet état ; on dirait bien quelque chose qui a été déchiré, jeté, et récupéré : l’œuvre ici comme vestige d’un ancien temps où on croyait à quelque chose… L’art ? Roux, archéologue faussaire de l’œuvre faussement jetée. Mais la restauration semble ne pas avoir été faite, et l’objet est dans l’état trouvé, excepté — certainement —, un nettoyage. Stupeur ! Le déchet représente des déchets — on voit bien sur le bord gauche une bouteille plastique façon litre de lait, inscrite d’un ‘ice’. Ici, modestement, mais tout de même, nous avons une mise en abyme (surface portante sur surface investie sur… interrogations…). Roux est très habile. Mais ce n’es pas un faiseur. Ça se verrait. Ce qui reste, en sus du déchu, rehaussé, ce sont les couleurs et les volumes, une bonne (fausse) vieille sculpture issue pour le coup de la (fausse) sérendipité (terme à la mode, je sais, mais je ne l’avais encore jamais utilisé, c’est dire…).
Konkl
On aura compris que Roux, en quelque sorte, retourne complètement le dispositif artistique, qu’il soit le résultat de la mimesis à partir d’un imaginaire ; soit à partir d’objets réels ; et on peut penser à Klasen, par exemple, pour le premier cas, qui peint des objets ou des machines dans une facture hyperréaliste, ou bien, second cas, à Richard Fauguet, exposant des conduits de cheminée. Le premier reproduit des éléments qui appartiennent à la réalité artefactuelle, et le second introduit dans le champ de l’art des éléments industriels — post-duchampiens. (L’œuvre de Fauguet ne se résume certes pas à cela). Roux procède autrement : il crée des images de produits qui ont l’air de provenir de l’industrie, mais qui contiennent, dans leurs formes, leurs expressions, quelque chose d’incongru ; comme l’est une bouteille plastique écrasée flottant dans une flaque d’eau. Roux procède donc d’une sorte d’illusionnisme tiers ; c’est comme si nous avions affaire à une œuvre issue d’elle-même, autopoïétique (l’adjectif autopoïétique n’a rien à voir avec la poésie). Pour le dire autrement, c’est comme si Roux ne faisait qu’exposer des objets trouvés, dont il n’est pas le producteur ; et ce geste artistique fait partie de la tradition contemporaine, soit celle de la dépersonnalisation de l’humain en regard l’œuvre exposée ; soit du lien entre objet et affect. Je pense que c’est ce que réussit Roux. On pourrait chercher des exemples antérieurs, tel que dans l’art cinétique, dont la manufacture est absente, puisque nous avons affaire à des objets parfaits ; comme nous avons affaire à des objets parfaits chez Donald Judd, ou encore Flavin. Mais Roux, justement, ne propose pas d’objets parfaits, et cette différence recrée du lien entre regardant et regardé, un lien humain, puisque la plupart des œuvres roussiennes ne sont pas sans évoquer le monde bien immersif de la consommation ; de la dis-position, du ‘disposable’, et du déchet. Procédant ainsi, il contribue à briser le mythe romantique du rapport entre l’artiste et son support (la palette, le grain, etc.), et cela est rafraîchissant.
PARTIE 2. Entretien (au téléphone)
Léon Mychkine : Bonjour Baptiste Roux, alors, ce qui m’intéresse chez un artiste, c’est d’aller un peu chercher ce qui le travaille. Que cherche-t-il à faire ? Pourquoi fait-il cela ? Quelles sont les cause ? Voyez ? Donc, votre peinture m’a interpellé, dans le sens où je me disais à l’instant qu’elle n’était pas forcément séduisante, comme peuvent l’être beaucoup de peintures aujourd’hui, qui sont quand même au premier abord séduisantes.
Baptise Roux : Décorative…
LM : Oui, par exemple. Ce qui peut être un plus, ou un moins, parce qu’après, qui y a-t-il au delà de la séduction ? C’est la question. Donc c’est ce qui m’a frappé chez vous : vos peintures et sculptures ne sont pas décoratives, en fait ça rentre plutôt dans la gueule.
BR : Oui, c’est fait pour, en général.
LM : Et puis c’est très questionnant, c’est un peu un objet… comment dire ?, c’est un peu indéterminé entre scuplture et peinture. Il y a une espèce d’entre-deux. On ne sait pas très bien où on se trouve. Et puis une dernière chose, c’est l’extraordinaire effet de relief que vous arrivez à produire, c’est tout à fait stupéfiant, on se demande comment vous faites ? De toutes façons c’est toujours la question que l’on se pose, quand on voit de l’art de qualité ; c’est comment c’est fait ? C’est un peu comme un bon tour de magie. Une fois que je vous ai dit tout cela, les questions que je me pose c’est : qu’est-ce que vous cherchez à dire, à montrer à travers à la fois les media de la peinture et de la sculpture ?
BR : Je suis d’une génération — j’ai 48 ans —, où lorsque j’avais 20 ans, la mort de la Peinture était un dénominateur commun à toutes les écoles, les institutions, les galeries, et où, donc, être peintre était un acte difficile. Et je me rendais bien compte que la proposition “la mort de la peinture”, n’était pas la mort de la peinture en tant que medium, mais “la mort de la peinture” en tant que medium unique et dominant. Ce que certains ont transformé en mort totale. En même temps que j’endentais ça, je voyais beaucoup d’artistes généralement germaniques, américains, de cette génération (années 90), qui faisait de la peinture à plus-va. Donc il y avait un mensonge dans ce que l’on nous racontait et je suis né de ce mensonge. Partant de cette frustration il y a eu dans mon travail d’abord un combat entre image de la peinture et peinture. A mes tous débuts, j’aplanissais tout relief coloré avec des résines époxy sur bois, et puis, petit à petit, l’informatique se démocratisant, je me suis intéressé très vite à l’infographie, et je me suis demandé quelles étaient les formes, les signes qui appartenaient à ce medium ? C’est donc en mêlant infographie et tableau que mon travail à vraiment commencé. Au début des années 2000, avec l’évolution des technologies d’impressions, j’ai pu imprimer sur des supports solides et thermoformable ; et c’est de la confrontation entre l’imagerie 3D et 2D — que je fabriquais sur l’ordinateur —, et les accidents, que je faisais subir au support imprimé, que mon travail actuel est né. C’est-à-dire qu’une image virtuelle, plane, et sans matière, pouvait être confrontée à la destruction. Je m’intéressais visuellement aussi beaucoup aux packaging déformés et à ce que les déchets d’usine produisaient. J’aime aussi l’idée d’utiliser des matériaux contemporains et industriels, latex, polyester, polyuréthane etc., tout ce qui pouvaient envahir, détruire, reconfigurer, trouer… Donc, en premier lieu, il y a eu ces panneaux imprimés, accidentés, qui sont faits au décapeur thermique.
LM : Votre décapeur agit comme un pinceau, sauf qu’il déforme non ?
BR : Voilà, ça ne m’a plus intéressé de pratiquer la peinture sur un support, mais vraiment de travailler sur le support : comment le distordre, le faire basculer dans une réalité qui ramène à l’accident, au froissage d’un matériau ?… Et dessus, insérer des figures un peu étranges, ni totalement abstraites ni totalement figuratives, qui tournent autour du logo ou de l’organe, en 3D. Donc cela n’a rien à voir avec la figure, ni avec l’abstraction, mais il y a un rapport au “déjà-vu”. Ensuite, à peu près à la même époque, j’ai travaillé à la mousse polyuréthane, et je suis très vite allé vers une série que j’appelle toujours du même nom depuis dix ans, ce sont des erratum alimentaires. Ce sont des espèces de mousses de couleurs diverses, qui dégoulinent, qui débordent, qui sortent d’un contexte alimentaire, jovial, pour aller vers quelque chose d’écœurant, que je peux mettre au sol ou au mur.
LM : Et donc ces errata alimentaires, qu’est-ce que c’est ? Qu’es-ce que ça veut dire ? Ça cache quelque chose ?
BR : Vous parliez d’absence de séduction, en fait je joue entre l’hyper séduction, et l’écœurement. C’est comme si j’étais une prostituée qui en faisait trop.
LM : Ah bon ?
BR : Je mêle des couleurs, des choses très violentes, des couleurs vives, qui sont censées attirer le spectateur, l’attraper par les yeux comme quelque chose de sexuel, à travers les langues en mousse qui sortent des murs, par exemple.
Mais mon travail c’est d’aller à la limite entre séduction et écœurement. J’instille donc toujours une dose de “trop plein”, comme un superbe gâteau dont on aurait abusé et qui donnerait des renvois. C’est ce rapport qui m’intéresse. Ça rejoint le “trop plein” de l’information en continu, les affiches, Internet, la télé, et, à un moment, on n’en peut plus. Toute cette communication et la publicité qui nous séduit, et en même temps…
LM : Oui, c’est une gigantesque pornographie.
BR : J’allais le dire. Je travaille avec cette pornographie-là. C’est la pornographie du monde contemporain. Et en même temps, je travaille ça avec une certaine jouissance, je ne juge pas, j’absorbe ce monde qui tourne au vinaigre, et aboutit à une impression de fin de règne ; on le voit par exemple avec mes pièces sur déambulateur. Mon travail est décadent, dans le bon sens du terme. Comme j’aime bien voir l’aristocratie décadente représenté chez Velásquez, les rois ont des têtes de consanguins et les pauvres, de superbes visages
LM : Quels rôles jouent les tondi ? C’est un aparté ?
BR : C’est une nouvelle série, que j’ai commencé et dont j’ignore encore la longévité. C’est une version, comment dire ?, ridicule de l’expressionnisme ; parce que je suis un expressionniste contrarié. Donc je prends des couleurs métallisées et des paillettes, que je mets sur les tondi ; et après je les frotte les uns contre les autres, et de là, j’espère que va apparaître un tableau. Depuis peu, je mets le minimum de peinture ; comme si on exposait une table de travail. Ce sont des peintures approximatives. Je travaille sur la notion de réussite ou d’échec, dans la peinture. Mais l’ambition reste encore à définir, j’ai trop peu de recul sur cette série pour en situer les contours.
[À la remarque qu’il parvient à donner des effets extraordinaires à ces peintures pourtant planes, Roux exprime sa sympathie pour les faussaires, et conclut ainsi] : À ma manière, je suis un peu un faussaire. Tout est faux dans ce que je fais. »
Image en Une : Baptiste Roux, “Avant la chute”, 163 x 122 cm, 2019.
Léon Mychkine