Belting suite, 2

Belting 1, ici

 « Ne confondons-nous pas trop hâtivement les images avec la production visuelle dans les mass media et la déperdition de sens que nous sommes nous-mêmes en train de générer par ce biais ? Il est manifeste que nous n’avons plus aucune notion claire et précise de ce qu’est une image, quand nous tenons nos propres productions iconiques pour responsables de ce qu’elle sont devenues de notre fait et par la puissance économique et politique des producteurs d’images. » Remarquable est ce constat de Belting. Pourquoi ? À première vue, cela pourrait paraître banal qu’il nous rappelle que les mass média produisent une dépertion du sens quant aux images, mais, et souvent, ce constat s’accompagne d’un engrenage qui emporte avec lui tous les types d’images, y compris celles issues du monde de l’art, par exemple. Dans le même temps, face au déferlement in-signifiant des images trans-médiatiques (celles qui sont retransmises et recadrées par les mass-media), Belting nous invite à sauver les images ; et, par là même, à ne pas oublier de considérer notre corps dans cet enjeu, qui, de facto, et comme par hasard, se trouve de plus en plus monétisé. Je crois que la tâche que nous assigne Belting, en tant que consommateurs d’images, et aussi, pour un certain nombre d’entre nous, de producteurs d’images, est très difficile, mais essentielle. Si nous ne menons pas ce travail de front, alors, effectivement, nous allons perdre même le sens des images qui ne sont pas monitorées par les appareillages mass-médiatiques. Et c’est certainement pourquoi sont utiles plus que jamais les artistes, entres autres, cinéastes, photographes, etc. ; tout ceux qui “travaillent” avec soin l’image. Et, par là, nous pouvons en profiter pour remarquer que le cliché qui affirme “que l’art est inutile” n’a acun fondement, car il est bien évident que l’art est utile, il fait partie des valeurs supérieurement éducatives de l’humanité. Et, à ce sujet, il faut bien remarquer que, dans le sens littéral du terme, nous n’avons, durant notre scolarité, jamais été scolairement éduqué aux images (et je parle de ma génération, celle de la fin des années 60), mais il me semble que ce constat reste toujours d’actualité, hélas. Or il est bien évident qu’une éducation aux images est nécessaire, voire, bien plutôt, vitale. Mais il est certainement trop tard ; nous avons déjà consommé de telles quantités d’images depuis notre naissance que seulement certaines d’entre elles, finalement, ne sont accessibles qu’avec des efforts de recherche, tandis que l’obscénité, la frontalité, le mélange des genres, l’indécence autant que la beauté sont mêlées de telle sorte que l’on peut évoquer la description de l’enfer d’après Robert Antelme : un « dégueuli d’ivrogne ». (« L’Enfer, ça doit être ça, le lieu où tout ce qui se dit, tout ce qui s’exprime est vomi à égalité comme dans un dégueuli d’ivrogne. » Robert Antelme, L’Espèce Humaine »). Antelme mentionne le dire, mais je crois que sa définition s’applique tout autant au gavage nycthéméral d’images en boucle.    

Mais il n’est pas trop tard si l’on considère que les artistes sont capables de nous rappeler ce qu’est ou ce que peut être une image. Cependant, Belting nous prévient encore : « Les images collectives ont pris naissance dans les cultures historiques, et jusqu’à celles que nous portons encore en nous actuellement, sont issues d’une vieille tradition de l’être. Si nous les confondons avec les techniques et les médiums par lesquels nous les produisons aujourd’hui, nous verrons s’évanouir une différence qui a joué un rôle considérable dans l’histoire de l’image […] Aussi la question d’une analyse anthropologique de l’image du point de vue du regard humain et de l’artéfact [sic] technique se pose-t-elle avec une urgence accrue. » Belting nous met en garde : Nous ne devons pas nous laisser déposséder des “images”, et il revient sur la dialectique qui s’est imposée historiquement entre la division du corps par rapport à l’image, faisant référence, de nouveau, à « une vieille tradition de l’être ». Certainement que cette vieille tradition est un hydre à deux têtes ; le platonisme, et le christianisme : les deux doctrines partagent une commune exécration du corps — les seules exceptions à ce ce dernier étant, bien entendu, le corps souffrant du Christ et celui, immaculé, de la Vierge.

« D’un point de vue anthropologique, la configuration triangulaire1 que je décris est fondamentale de la fonction image : image-médium-spectateur ou image-dispositif-corps vivant (qu’il faut à son tour entendre comme corps médium ou médiatisé). Le discours actuel, en revanche, ou bien analyse les images en un sens si abstrait qu’on dirait qu’elles existent sans corps ni médium, ou bien les confont tout bonnement avec leurs dispositifs techniques. Dans un cas, les images sont réduites à un simple concept, dans l’autre, à la pure technique. Une telle dichotomie se trouve en outre renforcée par la séparation que nous établissons entre images intérieures et images extérieures. On peut considérer les premières comme des images endogènes, produites par le corps lui-même, tandis que les secondes ont toujours besoin d’un agencement technique pour parvenir à notre œil. Mais on ne saurait envisager ces deux sortes d’images — les images du monde extérieur et les images intérieures — dans ce seul dualisme, car celui-ci ne fait que perpétuer l’ancienne opposition de l’esprit et de la matière. Au demeurant, le terme “image” comporte d’emblée ce double sens et nous sommes les seuls, par notre mode de pensée occidentale, à considérer ces deux types d’images comme irrémédiablement antinomiques ».

Jusque là (p.30), Belting semble vouloir dire qu’il y a eu, dans un temps anthropologique non défini par lui, une époque où la trinité conceptuelle « image-médium-spectateur ou image-dispositif-corps » fonctionnait normalement. Mais nous n’avons aucun repère historique… Et il faut ajouter qu’il est difficile, pour nous, il faut bien l’avouer, d’apprécier en son entièreté la trinité de Belting ; car, effectivement, il y a très longtemps que nous avons, en quelque sorte dé-réalisé les images ; comme si elles appartenaient, de facto, à un monde autre qui est celui de la représentation. Or la représentation n’emprunte pas les mêmes chemins que la perception (Belting : « une “image” est plus que le produit d’une perception », puisque ce n’est pas avec la perception que nous produisons des « images intérieures ».) La perception n’a pas besoin d’être conscientisée pour fonctionner correctement ; heureusement, sinon nous serions constamment en train de processualiser toutes nos perceptions : or, nous n’en avons pas le temps. En revanche, la représentation est consciente. Par exemple : vous voyez au loin une forme que vous prenez pour un être humain. Dans cette simple phrase nous sommes passé de la perception « voir au loin une forme » à la représentation : l’interprétation de la perception comment étant actuellement une personne. Au moment où vous vous êtes suffisamment rapprochés, vous constatez que ce n’est pas une personne, c’est un objet vertical, qui, de loin, vous a “donné” l’idée d’une personne.

Dans le même temps, les générations iconostasiées telles que les notres n’ont-elles pas subi un amoindrissement de l’image, une atténuation généalisée des sens mêlées à tout ce qui est optique — car notre corps continue de réagir à certaines images ? Peut-être qu’une des questions à formuler serait : Comment retrouver la « configuration triangulaire image-médium-spectateur ou image-dispositif-corps vivant » ?

Dans la citation ci-dessus, Belting mentionne « l’ancienne opposition de l’esprit et de la matière. » Voudrait-il dire par là que nous en sommes sortis ?

Un peu de Philosophie

Je ne sais pas quelle philosophie Belting à en tête, mais la majeure partie des philosophes sont devenus des matérialistes convaincus, excepté Thomas Nagel, pour citer une grande figure… C’est-à-dire que pour eux, l’opposition s’est tout simplement réduite à une seule entité qui est le corps-matériel (des organes aux neurones). La seule théorie philosophique qui aurait fait de cette « opposition » une organisation à part entière c’est la théorie hylémorphique, qui associe, justement, le corps et l’esprit, la matière et les sensations, l’affect et le concept, et dont Aristote fut l’initiateur. Si l’on prend le problème de la perception iconique sous l’angle hylémorphique, alors, effectivement, nous établissons des sortes de “plans” géométriques (abstraitement parlant) qui se recoupent, d’une manière indubitable. Comme le dit magnifiquement Aristote dans son traité de l’âme, « les sens informent la matière ». Le voir est matériel, le ressentir est conceptuel, même à un degré infime. « Voir » ne requiert pas de concept, si ce n’est au plus bas degré de ce que l’on peut appeler l’ordre ; il faut un ordonnancement organique, électro-chimique, et quantique, entre autres, pour que nous puissions voir. La vision humaine fait partie des cinq sens propres à l’humain. Mais disons-nous « j’ai la sensation de voir » ? Qu’est-ce que cela voudrait dire ? Je regarde mon écran d’ordinateur. Puis-je décrire la sensation que cela produit ? Non. Je dirais : « c’est neutre ». Maintenant, je décale mon regard, et je regarde la Loire qui coule dans l’arrière-plan. Est-ce qu’à ce moment, ma vision permet l’apport d’autre chose ? Oui. Qu’est-ce que c’est ? Quelque chose de profondément subjectif. Si je m’attarde à regarder la Loire, ma subjectivité va prendre de l’ampleur. Pourquoi ? Parce je suis lié à ce fleuve d’une manière historique — cela fait des décennies que je la regarde — et donc émotionnelle ; ce fleuve me fait quelque chose. À l’inverse, regarder mon écran d’ordinateur ne procure rien de spécial. Revenons maintenant à Aristote.

« L’oeil est la matière de la vue » (Aristote, de l’âme). Aristote ne dit pas que l’oeil est un sens, car pour lui, « la faculté sensitive n’existe pas en acte, mais en puissance seulement […] D’une façon générale, pour toute sensation, il faut comprendre que le sens est le réceptacle des formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit l’empreinte de l’anneau sans le fer ni l’or »… (de l’âme, 424a20). Le sens est le « réceptacle », et ce que peut contenir ce réceptacle dépend des données (en langage actuel nous dirions les data), les « formes sensibles sans la matière ». L’oeil, et tout ce qui a trait à la vision, n’est “que” de la matière. Pour que l’oeil voit quelque chose au sens strict du terme, il faut qu’il soit in-formé, informé par des « formes sensibles », formes sensibles qui elles, ne sont pas de la matière, mais ce qu’Aristote appelle une « forme » (eidos) qui n’est pas matérielle. D’où le concept

d’hylé — “matière” — morphismemorphè-“forme” dérivé d’eidos

Aristote a eu l’intution théorique que les choses, quelles qu’elles soient, sont composées de deux principes, un ordre (eidos) qui “descend” dans la matière (hylè). C’est-à-dire que pour Aristote, toutes les choses sont ordonnées, elles ne se constituent pas n’importe comment. Dans sa Métaphysique, livre de chevet de tous les philosophes et théologiens de tout le Haut-Moyen Âge jusqu’à la Renaissance, où Platon est revenu en force par le biais de Marsile Ficin, Aristote critique très sévèrement la Théorie des Idées de Platon, il l’a juge ni plus ni moins qu’ « absurde ». Pour Aristote, les idées qui nous viennent, que nous produisons, sont formées par notre « intellect », et ne sont donc pas issues du Monde extra-terrestre des Idées. On comprend donc pourquoi, chez Aristote, et ce grâce à sa théorie hylémorphique, nous avions une très belle composition corps/esprit, matière/ordre, etc., ce qui fera écrire à certains qu’il a, en quelque sorte, anticipé, ceteris paribus, la théorie génétique (un ordre commande la matière incapable de s’ordonner elle-même). D’où le génie de celui que l’on a appelé pendant des siècles « Le Philosophe ».

1. i.e. : « image-médium-regard, ou image-dispositif-corps ».

 

PS : J’ai fait du mieux que j’ai pu pour expliquer la théorie d’Aristote sans fatiguer la lecture. Si le lecteur a toutefois du mal à comprendre, et qu’il reste interloqué, qu’il se sente libre de me contacter via le formulaire ad hoc. Je rappelle toutefois mon courriel: mychkine@orange.fr  


LES ARTICLES PUBLIÉS SUR ARTICLE SONT PROTÉGÉS PAR LE DROIT D’AUTEUR. TOUTE REPRODUCTION INTÉGRALE OU PARTIELLE DOIT FAIRE L’OBJET D’UNE DEMANDE D’AUTORISATION AUPRÈS DE L’ÉDITEUR ET AUTEUR (ET DES AYANT-DROITS). VOUS POUVEZ CITER LIBREMENT CET ARTICLE EN MENTIONNANT L’AUTEUR ET LA PROVENANCE.