Betty Richter, par Gerhard Richter

Gerhard Richter, ”Betty”, 1977, Huile sur toile, 30 cm x 40 cm, Catalogue Raisonné : 425-4, Museum Ludwig, Cologne, Allemagne

J‘ai beaucoup regardé Betty. Beaucoup. Une des raisons à cela est 1) que ce tableau me fascine, et 2) c’est mon fond d’écran depuis trois mois. Donc je vois Betty chaque jour. Elle est là. Couchée, vu de dessus, la tête sur le côté, regardant presque vers le spectateur. “Presque”, parce qu’elle regarde juste au dessus ; voire, au-delà. Cela veut dire qu’elle ne nous voit pas. Depuis que j’ai rencontré ce portrait, de la fille de Richter, peinte par lui-même, je suis fasciné. Et je me suis demandé pourquoi, finalement. Par à-coups, par moments, qui s’ajoutent l’un l’autre au point de dresser maintenant une hypothèse. Avant d’y venir, quelques instants d(‘)ad-mirations. D’abord, donc, la beauté de Betty. Le bleu de son œil droit, le rouge de ses lèvres, ainsi que le rouge de son sweat-shirt accordé, sa chevelure, le cou ; tout cela est très doux et très joli (j’avais écrit magnifique, mais je ne suis plus certain). Certains, peut-être, pinailleront, en arguant que le philtrum semble un peu trop épais ; et que la fossette du menton paraît bien enfoncée. Mais si c’était dû à la posture, qui, forcément, fait pencher davantage le visage du côté de la gravité, non ? Et c’est sûrement à cet effet que la lèvre supérieure semble pencher.

De fait, ce que l’on aurait vite fait de qualifier d‘“hyperréalisme”, qui, encore trop vite vu, nous ferait prendre ce portrait pour une photographie, avec un léger flou artistique qui achèverait de troubler l’œil du regardeur. Bien évidemment que le réalisme richtérien est époustouflant, et bluffant. Cependant, il s’arrête juste au moment où il tenterait — suggéré-je —, d’imiter la photographie. Aucun intérêt. Il faut en finir avec cette idée répandue d’après laquelle la photographie aurait tué la peinture, ou qu’elle aurait privé la peinture de son privilège mimétique, et, aussi, que l’hyperréalisme serait une invention picturale au XXe siècle. Dans son livre épatant, Secret KnowledgeRediscovering the lost techniques of the Old Masters, l’illustrissime peintre David Hockney nous montre bien que, bien avant l’invention de la photographie, les peintres étaient déjà des hyperréalistes ! Hockney entend démontrer que les peintres, grâce à l’usage de la camera lucida (alias la chambre claire), notamment, se sont mis à obtenir, et ce dès le XVe siècle (!), des portraits et des détails d’une sophistication inouïe dans l’Histoire de l’Art. Et de nous montrer différentes illustrations de ce qu’il avance. Par exemple, dans une double page saisissante, avec quatre images, nous passons de Giotto (1300), Masolino da Panicale (1425), à un portrait de Robert Campin (1430, ici). J’invite le lecteur à cliquer sur l’hyperlien, et de bien avoir à l’esprit, pendant qu’il regarde la reproduction du tableau de Campin, que nous sommes là en 1430 ! C’est absolument, j’insiste, saisissant. Et qu’il compare ensuite avec les deux peintres mentionnés… Il ne s’agit pas du tout d’induire que Giotto serait un moins bon peintre que Campin ; cela veut simplement dire (1) que Campin a eu recours à un objet technique pour peindre plus fidèlement, et (2) que la camera lucida permet de projeter sur la feuille de papier des détails très précis. Bien sûr, comme le précise Hockney, ce n’est pas l’objet technique qui fait la réussite du tableau, mais bien la main du peintre ! De fait, et à la vérité, si quelque chose à imité quelque chose d’autre, c’est la photographie, et non pas la peinture ! Il faut bien comprendre ce point essentiel. Ce qui est assez ahurissant, c’est que nous avons vu ces tableaux, en reproduction ou en vrai, sans remarquer ce détail autant conséquent que paradigmatique ! Je ne me l’explique pas ; sinon que par une incroyable uchronie de légende qui veut que la peinture n’a jamais pu égaler le réalisme de la photographie. Macache !

(Bien sûr, ce qui vient d’être dit sur le rapport peinture-photographie ne s’inscrit que dans le rapport mimétique. Il ne s’agit pas de postuler que la photographie ne serait pas un medium en propre, mais de renverser l’idée reçue que la peinture mimétique, ou semblant de l’être, aurait été conduite à son terme pas la photographie. C’est faux).

Bien. Une fois passées les conventions (magnifique tableau, etc.), rejoignons une autre dimension de la description, plutôt, de la dénotation. D’abord, la pose est décidément étonnante. Étrange posture, et non moins étrange support : elle semble allongée sur une table. Premier “indice”. Le portrait, traditionnellement, n’est jamais celui d’une figure allongée, mais bien verticale, assise, ou debout. Quelle drôle d’idée que d’effectuer un portrait allongé ! Parce que, après tout, quels sont les sujets que l’on peint, généralement à l’horizontale ? Des gisants. On a rarement peints des portraits dans cette posture. Bien sûr, on peut penser par exemple à Modigliani, qui peignait des femmes allongées, mais il peignait des corps ; et, de fait, tous ces portraits sont à la verticale. Pourquoi Richter a-t-il ainsi peint sa fille ? L’hypothèse que je vais formuler vient du long regard porté sur cette image, et provient d’un dexième indice, à savoir la nature de l’œil gauche. Il est très sombre ; pupille et iris semblent homochromes ; ce qui est étrange, impossible, et interroge. (Il existe des yeux sans pigments dans l’iris, mais alors ce dernier prend une couleur rouge, celle du sang, qui circule dedans. Or tel n’est pas le cas pour Betty). La première idée que j’ai eue, c’est que cet œil est mort. Alors j’ai vu la mort dans le portrait. Je me suis dit : “Richter a mis la mort dans le portrait de sa fille” vivante. C’est une vanité. Du moment que j’ai pensé à cette infusion de la mort dans le vivant, j’ai cherché d’autres indices. Et je crois que j’en ai trouvé. Il y a un certain aspect, très léger, de vert-de-gris qui monte au milieu du front. Cela forme une bande assez large. Il y a ce même aspect sur le contour des cheveux, davantage sur les mèches qui reposent et débordent la surface sous la tête ; et dans le cou. Sans oublier les sourcils. Cet œil gauche mort (il faut travailler l’image pour s’apercevoir que Richter délimite très peu les démarcations chromatiques entre pupille et iris ; ce qui donne cet aspect homogène), ce vert-de-gris qui court ici et là, tout cela indique quelque chose de morbide. On dira, peut-être : “il s’agit des ombres”. Je répondrai que non, pour la bonne raison qu’il n’y a pas d’ombre verte. Les cheveux, eux aussi, subissent un traitement différent. Tandis qu’ils semblent à peu près mimétiques sur le chef, ils paraissent adopter une étrange texture couchés sur la table… qui évoquent quelque chose de liquéfié, de gluant, comme des tentacules…

Ainsi donc, je suppose que Richter, par ces indices, combine à la fois le vivant (sa fille est bien vivante), et la mort qui, bien entendu, est présente en tant que potentialité, dès la naissance du vivant. Jadis, la “vanité” était signalée par des objets extérieurs au personnage, ou bien même on la représentait sans portraiture, mais qu’avec des objets, et des fleurs fanées, par exemple. Ici, Richter inclut le motif de la vanité dans la chair vive même. C’est à la fois cruel et un peu sublime, tout de même, mais, surtout, cela ressortit à un grand geste de peintre.

PS : C’est justement parce qu’il s’agit ici de peinture, et faite par un maître, qu’on aura pu voir “tout” cela dans l’image, car, par exemple, jamais un photographe n’aurait eu l’idée de vert-de-griser certaines zones du visage et de la tête… Conclusion : rien n’a tué la peinture ! (Il faudra cependant écrire un jour écrire un article pour éclaircir ce malheureux épisode historique français qui aura déclaré, au sein de l’Institution, que la peinture était morte…) 

Léon Mychkine