Caspar David Friedrich (#2)

Caspar David Friedrich, “The Grosse Gehege near Dresden”, 1832, huile sur toile, 73.5 x 103 cm, Galerie Neue Meister, Dresde

Pour J.A.

Si l’on vous disait qu’il s’agit là d’une photographie, vous le croiriez. Pour preuve, à la première vision, c’est exactement ce qui nous vient à l’idée. Mais nous ne sommes qu’en 1832, excusez du peu !, et la “première photographie” date de 1827, en noir et blanc, etc., quelque chose de bien difficilement identifiable par ailleurs, cependant que le premier brevet déposé par Louis Ducos du Hauron pour l’invention de la “photographie des couleurs” date de 1868 (tandis qu’en 1867, Charles Cros annonçait devant l’Académie des Sciences un procédé semblable à celui de du Hauron). Mais il ne suffit pas d’ajouter de la couleur pour faire une photographie intéressante, et les deux vues d’Agen par du Hauron (1875, 1877) ne provoquent pas encore de choc esthétique (nonobstant le choc technologique) produit par un tableau de Friedrich. Parmi les choses qui frappent dans cette vue, et ceci dit sans ordre, c’est l’extraordinaire maîtrise, par Friedrich, de la perspective. À vrai dire, la vue est tellement parfaite que l’on est en droit de supposer que Friedrich a eu recours à la camera obscura, ou quelque autre appareillage, telle une lucida camera. C’est ce qui expliquerait la parfaite harmonie des points de fuite des diagonales (un pour le sol au niveau de l’eau, et un pour les nuages qui prennent ce rôle). Or, “en réalité”, nous ne voyons jamais le point de fuite des diagonales ; et c’est seulement par le truchement d’un appareil que nous pouvons le “voir”. Il est bien évident que Friedrich le sait parfaitement et que s’il décide de rendre ces points dans son tableau c’est afin de renforcer la perspective, du coup bien plus réaliste, malgré tout, que durant la Renaissance, par exemple ; il y à la un véritable effet, et que cet effet de réel passe par une fictionalisation n’est pas le dernier paradoxe pensable à ce sujet. Bien. Et les couleurs ? Elles éclatent ! C’est d’une incroyable fraîcheur. Ce tableau daterait du XXI siècle que nous n’en serions pas étonnés, cependant que, de facto, il serait immédiatement anachronique : on ne peut plus peindre comme Friedrich — ce que nonobstant ne se privent pas de faire les artistes-marchands-de-tapis, mais c’est un autre sujet. Ici Friedrich peint une vue sur le fleuve Elbe donnant sur un panorama appelé aujourd’hui Großes Ostragehege, au nord-est de Dresde. Expression (une fois de plus) de la solitude humaine, une voile dans l’immense paysage.

Pardon !, il y a au moins deux mariniers. Comme par un heureux hasard, la gabare est d’un ton égal à la rive, et la voile à celui du champ ; si bien que l’on pourrait, rapidement, ne pas la voir. Ne pas y faire attention. Mais elle est là, elle passe, inscrit un rythme dans le paysage. Il semble que le fleuve ait été en crue, d’où cet aspect marécageux. Le ciel se reflète dans les mares. Eaux d’en haut et eaux d’en bas, comme on lit dans la Bible. De la même manière : ciel d’en haut et ciel d’en bas. Découpe effilée des nuages et arrondis mols des marres (Ciel Yang Terre Yin), tout ce qui est terrestre est ici sombre, et tout ce qui est céleste est lumineux, même nuageux, crépuscule dämmerung du soir ou du matin, et ainsi Friedrich partage son tableau en deux, inférieur, supérieur, ici à égalité, comme si le spectateur était captif de cette vue, avec guère autre choix que de partager, et il faut entendre ce partage comme une scission, une schize, quelque chose d’antinomique permanent, d’où, ressenti, cela qui peut devenir insupportable. En quelque sorte, ce paysage reflète exactement l’âme du romantique allemand, un œil dans le ciel, la lumière, l’ancien salut (car les dieux sont en train de quitter l’écoumène), et un œil dans la tourbe, le numineux qui persiste, comme une nouvelle couche géologique ; tombeau de l’illusoire maîtrise du monde.

 

Mais nous venons trop tard, ami ! Assurément vivent les dieux,

Mais c’est par dessus nous, là-haut, dans l’autre monde

Rêver d’eux par la suite est la vie

 

Aber Freund ! wir kommen zu spät. Zwar leben die Götter,

Aber über dem Haupt droben in anderer Welt.

Traum von ihnen ist drauf das Leben

 

Friedrich Hölderlin, Pain et Vin (extrait)

 

 

Dresde, septembre 1945, photographie de Richard Peter : Vue depuis l’Hôtel de Ville, statue de Peter Pöppeldman, Allégorie de la bonté    

 

Léon Mychkine