Ces Artistes qui se prennent pour des photographes

Nota bene. Pour bien comprendre cet article, il faut partir du principe suivant : L’œuvre d’un artiste n’est pas un monolithe devant lequel on devrait se trouver béat d’admiration craintive et interdite comme les australopithèques dans “2001 Odyssée de l’Espace”. L’œuvre d’un artiste n’est pas monolithique, car même les pierres sont sujettes à des failles, des faiblesses, des rongures, des attaques visqueuses, comme l’eau dans le tuffeau. Rares en effet sont les artistes dont on puisse juger l’œuvre entier comme absolument parfait et sans faille ; ce doit être extrêmement rare. Prenez James Joyce, un pur génie littéraire, mais s’il a écrit un tel chef-d’œuvre que Ulysses (dont pour ma part certaines phrases ont le don de me clouer au sol), ses poèmes sont très médiocres. Et il en va ainsi de quasiment tous les artistes. Ce n’est pas rédhibitoire ; même les génies ont parfois des faiblesses. Mais alors que dire de ces artistes qui ne sont pas nécessairement des génies, mais qui excellent dans leur art, et qui, à un moment donné, se piquent d’une autre discipline, l’investissent en terrain déjà conquis par on ne sait quelle omnipotence démiurgique ? Que dire, à l’inverse, de ces artistes qui ne connaissent qu’un seul medium, et qui passent leur existence à vouloir le servir & le subvertir, au mieux ? Et j’écris donc ici POUR les photographes.     

Les photographes les premiers le savent : La photographie est devenue très dévaluée. Apparemment, n’importe qui peut produire des photographies, et n’importe quel artiste autre que photographe peut montrer à la faveur de son talent pluridisciplinaire son talent certain en la matière. Étonnamment, on ne connaît aucun photographe de talent, original, qui se lancerait — en même temps — dans la peinture, le dessin, et que sais-je encore ? Comment cela se fait-il ? Les meilleurs photographes, en tout cas, n’ont pas le temps pour s’adonner à d’autres expérimentations artistiques. Du moins, et vous me pardonnerez, je n’en connais pas un. En revanche, et encore une fois, nombre de “plasticiens” — une appellation bien pratique —, font que tel ou telle sont capables, depuis un talent inépuisable et pour tout dire proprement miraculeux, de produire tableaux, dessins, sculptures, photographies, installations, et j’en passe. C’est extraordinaire. De véritables Rémy Bricka de l’art contemporain ! Certains sont tellement doués qu’ils montrent des photographies directement issues de leur smartphone. Nul besoin de s’occuper de la définition, de la qualité de l’image, du grain (cela n’existe pas sur un smartphone), tellement tout cela est bel et bon. Tout à coup, je me mets à la place des photographes… Que pensent-ils de cette braderie de l’image ? Une photographe me confiait, il y a quelques temps, qu’elle avait beaucoup de difficultés à proposer (en guise de gagne-pain) ses services auprès d’instances privées ou gouvernementales, se voyant souvent renvoyée, au dire des commanditaires, qu’avec le smartphone, n’importe qui peut faire des photographies. C’est à la fois pragmatiquement vrai, mais épistémologiquement faux. Effectivement, n’importe qui peut faire une photographie, et ce, depuis longtemps, bien avant le smartphone. Mais est-ce que n’importe qui peut faire une photographie artistique, au sens fort et noble du terme ? Certainement pas. Si tout le monde le peut, alors la photographie ne fait plus partie des arts. Or la photographie, jusque plus ample informé, reste bien un art. Or, pour pratiquer l’art de la photographie, il faut du temps, beaucoup de temps (pardon, c’est banal, mais c’est bien vrai), et beaucoup de pratique exclusive, et, bien entendu, un talent pour. Le mot « talent », ici, on doit le comprendre, n’est pas une formule magique telle Abracadabra !, mais recouvre tout un ensemble de dispositions prérequises et acquises au fil du temps, qui se cristallisent dans ce mot que l’on pourrait tout à fait réhabiliter et rehausser non pas comme une qualité minimale, mais comme l’un des taxons dont le sommet schématique est le génie. Un grand photographe, un très bon photographe, a beaucoup de talent, c’est-à-dire une capacité à unir des dispositions sensitives, sensorielles, mentales, esthétiques, et théoriques, dans une même temporalité souvent assez courte, quand bien même on aura pris 50 clichés du même site, du même lieu, et, à cet égard, on peut toujours se rappeler au bon souvenir de Robert Frank, qui, pour réaliser son chef-d’œuvre The Americans, comptant 83 photographies, aura passé un temps absolument considérable pour choisir parmi… 28 000 clichés. Excusez du peu ! (Hommage au maître ici).

J’ai choisi trois artistes dont le vrai métier, au départ, n’est pas la photographie, mais la peinture. Par goût, vanité, ou assurance de soi, il est arrivé qu’ils se sont reconnus eux-mêmes comme photographes, et que la notoriété à fait le reste, c’est-à-dire à complété ce qu’on appelle en langue anglaise une ‘self-fulflling prophecy’ : “Je prends une photographie, puis deux, et puis trois, et je suis, deviens, et suis devenu de facto photographe, dans un même moment épiphanique”. Les œuvres insérées ici sont assez connues mais elles relèvent bien entendu d’un choix arbitraire, c’est-à-dire que j’ai n’ai pas pris le temps d’étudier toutes les photographies des trois amateurs en question, car, disons-le tout de go, ce n’en vaut sûrement pas la peine. Prenons donc, et par exemple, ces célèbres artistes qui se sont pris pour des photographes tel Twombly, Rauschenberg, ou encore Hockney. On expose leurs photographies, on publie des livres prestigieux, des articles, etc. Cependant, à bien regarder ces  photographies, que valent-elles ?          

Cy Twombly, “Still Life”, 1951, impression dry-print sur carton, 43,1 x 27,9 cm

Cherchant dans la littérature ce que l’on peut écrire sur cette image, je cite Chiara Agradi (Historienne de l’art et curatrice), écrivant qu’il s’agit là d’un « des premiers clichés significatifs de Cy Twombly. Il s’agit d’une nature morte au sens classique du terme, qui rend aussi hommage, à l’instar des impressions de Michael Krüger, à l’œuvre de Giorgio Morandi, par la simplicité de la composition et la pureté des formes. La photographie est animée par la réfraction de la lumière sur le verre, qui semble taché par de la gouache ou de l’acrylique. Un lien subtil est tissé entre couleur et absence de couleur : s’agissant d’une photographie datée de 1951, il est vraisemblable que la gouache dont ces bouteilles sont tachées soit noire ou blanche. Ce cliché serait donc le témoin de la tendance esthétique du Black Mountain College et de la sensibilité de l’artiste aux interactions entre photographie et peinture, notamment peinture en noir et blanc.»

Que l’on puisse penser à Morandi, pourquoi pas ? Mais c’est déjà un peu tiré par la couette. Et puis, qu’est-ce que cela offre comme valeur esthétique ajoutée ? Quant au lien subtil entre couleur et absence de couleur, voilà un oxymore qui paraît bien derridien, et donc sophistique. Et tout cela pour finir par dire qu’il semble que cette photographie illustre la sensibilité de l’artiste pour les peintures en noir et blanc… C’est fort peu convaincant. Du coup, on se demande bien ce qu’il y a de significatif dans cette photographie produite en 1951… Beaucoup d’amateurs penseront ici à Fox Talbot, et ne verront guère de différence, et préféreront le second au premier, n’est-il pas ?

Cy Twombly, “Lemons, Gaeta”, 2005, impression dry-print sur carton, 43,1 x 27,9 cm

Ici ↑, écrit Agradi, « nous sommes immédiatement frappés par deux éléments : les citrons sont à peine reconnaissables à cause du flou et le cadre très rapproché ne nous donne qu’une vision fragmentaire des objets de la composition. Le fragment s’inscrit dans l’œuvre de Twombly, il lui appartient. Les raisons pour lesquelles Twombly adopte le fragment comme dispositif de vision sont diverses ; héritage de la culture visuelle de notre époque, la vision fragmentaire découle aussi d’une recherche spécifique de Twombly sur l’objet. Dans Lemons, Gaeta, 2005, le caractère incomplet de la composition nous plonge dans le temps immanent à ces clichés qui sont la représentation d’un instant, d’un fragment de temps. Quoique le genre de la nature morte nous suggère traditionnellement un calme éternel qui sous-entend un temps statique et immuable, la fragmentation de l’image de la part de Twombly comporte une réévaluation de la temporalité de l’œuvre : la fragmentation affecte et transforme la perception du temps.»

Que n’écrirait-on pas pour supporter le poids d’un artiste aussi prestigieux que Twombly ? Mais on peut s’interroger : Si ces deux photos n’avaient pas été faites de la main de Twombly, en parlerait-on ? Les aurait-on exposées, exégétisées ? Rien n’est moins sûr. Elles n’ont guère de pertinence en matière d’Histoire de la photographie ni même en terme d’innovation, ne serait-ce que depuis l’œil, ce premier ingénieur de l’image. Elles sont, disons-le, sans intérêt. Seule l’affectivité liée au nom, au prestige, nous attire, comme le trou noir l’étoile. Mais il faut y résister. Prenons encore ce paysage :

Cy Twombly, « Landscape », Villetta Barrea, 2008 

Là encore, on peut s’interroger sur la pertinence d’une telle image en tant que témoignage artistique de premier plan. Que peut-on en dire ? Pas grand-chose. On peut constater, à en regarder d’autres encore, que Twombly affectionnait les images floues. Et alors ? Cela suffit-il pour produire un vocabulaire photographique ? Sûrement pas.

Passons à Bob Rauschenberg

Robert Rauschenberg, “Quiet House—Black Mountain”, 1949, printed ca. 1990

N’importe quel amateur intéressé par les jeux de lumière aura produit ce genre de photographie. Je défie quiconque, face à celle-ci ↑, à la question Qui est l’auteur de cette photo ? de répondre : On reconnaît un Rauschenberg… En revanche, il en irait autrement confronté à un tableau ou à un “Combine” dudit, car ils sont très reconnaissables. Là encore, rien d’original, nulle patte photographique. Pas davantage dans celle ci-dessous :

Robert Rauschenberg, Bathroom window, 1961-79, Photographie, 34 x 34,4 cm

Le titre ↑ nous indique de quoi il s’agit. Mais en sus ? Faut-il chercher à interpréter cette image ? Et, là encore, on peut (se) poser la même question : Si ce genre de photographie n’avait pas été faite par Rauschenberg, qui s’en serait soucié. Certes, on dira, c’est la part du lion, et dans cette part, entre tout ce que l’artiste-lion a touché ou produit, sans distinction. Mais, avec le recul, peut-on vraiment trouver pertinentes et surtout durables de telles images ? On peut en douter. Curieusement, peut-être que les plus attirantes sont celles qui ont été élaborées avec Susan Weil :

 Susan Weil and Robert Rauschenberg, “Untitled” (ca. 1950), monoprint: exposed blueprint paper, 82.5 x 36.25 inches

 

Susan Weil and Robert Rauschenberg, Untitled (1951), monoprint: exposed blueprint paper, 72 x 48 inches

Si l’on en croit le dire de David White, curateur de Rauschenberg de 1980 jusque son décès, « “le peintre ne savait pas s’il voulait poursuivre une carrière de photographe ou de peintre, et d’une certaine manière, il a fini par faire les deux”, m’a dit White, nous rapporte Elissa Curtis, dans le New Yorker (11.03.2011). Mais ce sont ses peintures qui ont toujours eu la priorité dans les expositions, et qui ont attiré le plus d’attention. En conséquence, “les photographies sont passées au second plan”, a supposé White. « Non pas qu’il l’ait jamais vu de cette façon.”»

À un certain degré d’autorité (auctoritas), c’est expert contre expert, témoin historique du maître contre le profane. Mais passé le Complexe du monolithe, on peut se remettre à écouter son jugement, et considérer que, décidément, Rauschenberg fut un peintre et installateur bien plus novateur que photographe, et ce n’est pas faire injure à sa qualité d’homme-artiste, il s’agit simplement de voir les fissures dans le monolithe, et de réajuster les valeurs

Prenons un dernier exemple. David Hockney est un fameux peintre, et peut toujours, à son âge, en remontrer à ceux et celles qui ne savent pas composer, tant en volume qu’en couleur. Fasciné qu’il était par l’image, il fut inévitable qu’il se prît au jeu de la photographie, photographie qui, de facto, vu la provenance de son auteur, s’est vue attribuée, comme ses peintures, un statut d’œuvre d’art. Qu’on en juge :

David Hockney, “Pearblossom Hwy., 11-18 th April 1968 No. 1″, photographic collage 47 x 64 in.

Que peut-on dire autre chose qu’ici, Hockney s’amuse ? C’est bien son droit le plus absolu, mais qu’apporte-t-il artistiquement au monde de la photographie ? On peut se le demander.

David Hockney, “Sun On The Pool Los Angeles April 13th 1982” – composite polaroid 34 3/4 x 36 1/4

Le fameux thème de la piscine ! Hockney nous prend par les sentiments. On a tellement aimé son “Bigger Splash” ! Mais bon, une fois de plus, tout cela est plutôt ludique, et on pourrait trouver d’autres exemples encore plus infantiles. Je pourrais, encore ici, rapporter ici une parole d’autorité, qui, fort de son prestige universitaire, curatorial, muséal, nous affirmerait que Hockney est un grand photographe, que son œuvre photographique est même complémentaire de sa peinture, donc, en gros, que c’est le même geste de peintre (on a lu cela quelque part) qui se prolonge dans la main de l’artiste. Que nenni ! Les photographies de Hockney ne valent pas tripette, pour le dire poliment.

Conclusion. J’ai choisi trois excellents artistes, excellents dans leur domaine princeps, la peinture et la nouveauté (Rauschenberg dépasse du seul cadre de la peinture, mais c’est bien en celle-ci et ses dérivés qu’il aura excellé). Cependant, sont-ils d’excellents photographes ? Non. L’Histoire ne les retiendra certainement pas comme de grands photographes, et, encore une fois, si on publie leurs images, si on les expose, si on leur accorde tant de prestige, c’est en raison de leur “poids”. Après tout, l’Histoire ne retiendra pas non plus Picasso comme un sculpteur de premier plan ni comme un sublime fabricant d’assiettes. Où l’on voit donc que, même pour de grands artistes, le choix d’un medium alternatif n’est pas sans risque, ne garantit pas une excellence comparable, encore moins une avancée dans la discipline, quand déjà, au sein même de leur premier medium, il y a de nombreux “déchets” (rien que de normal). Mais, dira-t-on, pourquoi néanmoins ne pas exposer leurs images ? Qu’à Dieu ne déplaise ! Mais alors, qu’on accole à leur noms prestigieux, sur l’affiche, le livre, l’article, le mot « amateur », et nous aurons enfin cessé de nous prosterner devant le monolithe.

PS. Depuis sa mise en ligne, cet article a déclenché des remises en causes personnelles à mon égard, comme si j’avais raté tous les épisodes de l’histoire de la photographie. Je ne me pose en aucun cas comme historien de la photographie, je n’ai pas cette prétention. En revanche, en tant que critique, amoureux des tableaux et des images, il me semble nécessaire et utile de tenter, si tant est que possible, de remettre parfois les choses en perspective. Si n’importe qui peut se prétendre peintre, la peinture a déjà encaissé tellement de mauvais peintres qu’elle s’en remet toujours ; or la photographie est un art encore bien jeune, avec le cinéma, d’ailleurs. En quelque sorte, la photographie est toujours menacée par des impétrants qui n’ont pas d’œil, tout simplement ; et j’ai voulu le pointer même chez les grands artistes traités dans mon article, qui, je le redis, et j’en fais le pari, ne resteront pas dans l’histoire de la photographie, excepté qu’à titre anecdotique. Encore une fois, cet article ne tient qu’à défendre, par la bande, les photographes, ceux et celles qui consacrent leur vie à ce medium. Ainsi donc, si tant de plasticiens exposent sans vergogne des images qui ne tiennent pas de la photographie, cela démontre le mépris ou la suffisance dans laquelle elle est tenue, et j’estime tout naturel de lutter contre cette pente dangereuse, dont les photographes, en premier, souffrent. Comprendre mon article autrement c’est n’avoir rien compris à ce que j’ai écrit.

 

Refs. Chiara Agradi,L’univers esthétique des photographies de Cy Twombly et le renouvellement du regard sur son œuvre”Les Cahiers de l’École du Louvre, 2017, mis en ligne le 03 mai 2017 /// Elissa Curtis, “Robert Rauschenberg as Photographer”, The New Yorker, November 2, 2011

En Une : Twombly, “Tree-peony” [détail], Bassano in Teverina, 1980
 
Léon Mychkine

 

 


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