Nb. J’ai presque envie (finalement) de n’ajouter aucune image à ce texte, laissant l’imaginaire et la mémoire du lecteur travailler… (‘working memory’, pour les initiés…).
Que dire sur Robert Frank qui n’a pas été écrit ? Lundi 09 septembre 2019, il est décédé à l’âge de 94 ans, sur l’île de Cape Breton, Nova Scotia (extrémité Est de la province canadienne de Nouvelle-Écosse. Au Nord-Est on trouve Saint-Pierre-et-Miquelon) où il vivait (il avait aussi un pied à terre — un loft —, à New York). De Frank, tout le monde, instantanément, retient son chef d’œuvre : The Americans, préfacé par Jack Kerouac, et publié en 1959. On sait moins que le livre a d’abord été publié l’année précédente en France, chez Robert Delpire (comptez à partir de 2300 € pour un exemplaire aujourd’hui). Je ne connais pas l’histoire qui a fait qu’un an avant on ne voulait pas de cet ouvrage en Amérique du Nord et qu’un an plus tard “on” changeait d’avis, mais je suis preneur.
Dans combien de clichés Frank a-t-il cherché pour sélectionner ces 83 photos qui constituent le livre The Americans ? Les sources divergent. On trouve 27 0000 ou 28 000. Peu importe. En tous les cas, c’est grâce à une bourse de la Fondation Guggenheim en 1955 — à 31 ans —, que Frank va parcourir les États-Unis pendant deux ans — plus de 16 000 km ! —, avec son Leica. (Les recommandations pour la bourse étaient signées Evans, Brodovitch, et Steichen… Excusez-du peu !). Il n’est pas étonnant, alors, et même s’ils étaient amis, que Jack Kerouac préfaça le livre. Comment ne pas voir, en quelque sorte, que l’auteur du chef d’œuvre On the Road voyait une transposition iconique de ses propres voyages américains ? (Il y a un passage, notamment, dans le livre, qui consiste en une sorte de travelling physique et mental, qui nous fait survoler l’immense pays, nous procurant une sorte d’ivresse géographique exaltante, en quelques lignes fabuleuses).
Une fois que l’on connaît le nombre de clichés pris, on est assez sidéré, et le charme se rompt un peu quant à l’ingénuité supposée — mais uniquement par le regardeur —, rencontrée dans le livre. Mais ce charme vaporisé se substitue à autre chose : l’admiration et le respect pour l’artiste. Il faut le faire, un tel tri ! 83 est un chiffre bien maigre par rapport à 27 000, non ? Et cela “calme” les velléités de certains photographes, qui exposent à la va-comme-je-te-pousse… Cela ne les calme pas, parce que la vanité ne connaît pas de borne, mais cela calme ce que nous, nous pouvons penser sur ce qu’il en est, d‘être un artiste, quand bien même photographe — ne semble-t-il pas toujours un peu difficile de reconnaître qu’un photographe peut aussi être un artiste ?, et il faudrait s’interroger sur cette réticence. Dans le cas de Frank, il prend le sujet le plus banal et casse-gueule qui soit : l’humain, et précisément son visage. Il est extrêmement difficile de rendre, par la photographie, autre chose qu’une image du visage. Peter Lindbergh, récemment décédé, était un “grand photographe de mode”. Oui. C’est tout. Regardez ses photos de portraits. Il ne parvient quasiment jamais, voire jamais tout simplement, à faire émerger du visage autre chose qu’une image, qu’une belle image. Il n’y arrive même pas avec la si troublante Julian Moore ! Je ne le blâme pas, je veux juste pointer le fait qu’être un grand photographe, ce n’est pas rien ; ça ne consiste pas qu’en un déclencheur, un éclairage, et une pose/pause, et les plus beaux corps ou visages disponibles. C’est pour cela que le livre The Americans est si puissant : ça dégage !
Comme nous le rappelle Philip Gefter, dans le New York Times du 10 septembre 19 : « La reconnaissance n’a pas été immédiate. Les images furent initialement vues comme perverties, tachées, amères. Les magasines populaire de photographie se plaignirent au sujet de leur “flou dénué de sens, de leur exposition boueuse, d’horizons ivres, et du manque de soin global”. M. Frank, le magasine disait, “est un homme triste, qui hait son pays d’adoption” ». Frank, dans ses photographies américaines, ne fait bien entendu pas que livrer des images ; il fait bien davantage, et, notamment, il fabrique des miroirs… Littéralement, il renvoie dans la gueule américaine la société qu’elle est. Il lui montre. Sans fard et sans temps de pause. Et le journaliste, ou autre, ça ne lui plaît pas. Cela change du contexte des photographies prises par Lange (article ici) qui avait rendu en 1936 un travail commandité par le gouvernement américain. En 1941, la photographie ‘Migrant Mother’ est exposée au Musée d’Art Moderne de New York, sans que cela ne fit scandale. Mais le contexte avait déjà été posé : Il s’était agi de montrer le dénuement, la pauvreté. C’était encadré par un discours. Mais 18 ans plus tard, ce que donne à voir Frank n’est pas le travail d’une mission précise, c’est le résultat d’un trip en long et en large de l’Amérique du Nord, captivé par les visages, sans cahier des charges. Et ça, en 1959, on ne s’y attendait pas. Ou bien, on ne veut pas le voir. De fait, la primo-réaction des magasines et critiques n’est pas surprenante : On voit tout de suite qu’il y a plus qu’a voir ! C’est de la photographie, mais c’est aussi de la Sociologie, et encore autre chose, en sus d’être de l’art. Regardez ces visages, la symbolique, notamment politique, qui y est inscrite. Franchement, à côté, Martin Parr, c’est pas de la gnognotte ? (La Gnognotte, 1831, titre d’une chanson de P.-E. Debraux, Chansons complètes, Paris. Mot expressif peut-être de la même famille onomatopéique que gnan-gnan).
PS : On aura compris que le terme de « visage » n’entend pas circonscrire l’ensemble du visible dans The Americans, même s’il en représente une partie, et même métaphorique (i.e, le visage des USA, le visage urbain, etc.).
PS2 : Autant Frank fut un grand photographe, autant il fut un très piètre cinéaste. Il ne sait pas tenir une caméra, et il se contrefiche de la moindre photographie, de la prise de son, et du montage. C’est patent dès ‘Pull my Daisy’, mais c’est catastrophique dans ‘Cocksucker Blues’ (Le blues de la suceuse de bite), film soi-disant mythique, co-filmé avec Daniel Seymour — omis des biographies —, dans lequel tout le monde, Frank y compris, était constamment déchiré. Il le confie dans une bien étrange interview à Vanity Fair, publiée le 17/03/08, à Charlie Leduff : «Frank dit qu’il était tellement défoncé à la coke que beaucoup de scènes ont été perdues. “J’en ai perdu la trace. Je ne savais pas s’il y avait un film dans la caméra. Je m’en fichais si le film allait se faire ou pas. Je pense que c’est pourquoi ils m’ont embauché. Ils aimaient les choses hors contrôle”. » Tu m’étonnes ! Au début du film, un banc-titre nous dit que tout ce qui est filmé ici est fictif, sauf la musique — on a envie de dire “hélas !”, tant celle des Rolling Stones aura toujours été médiocre, sauf de rares moments d’inspiration. Et Frank de préciser à Leduff que tout était vrai, excepté la scène du coït dans l’avion… Mais, franchement, on s’en fiche complètement. Ce film est tellement nul que la différence entre ce qui serait “vrai” ou “joué” n’a aucune importance. La caméra (à l’épaule) n’est jamais fixe, elle oscille avec le corps de Frank, ou de Seymour ; l’image est floue, instable, dégueulasse — comme d’ailleurs la prise de son. Comme quoi, on n’est pas toujours doué en tout, et n’est pas Cocteau qui veut. Le rapport avec Cocteau, c’est que ce dernier fut d’abord poète, dessinateur, costumier, et grand cinéaste ; et j’en oublie peut-être…
Léon Mychkine
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