Chardin ou Morandi ?

On fait tout un foin métaphysique (Nature morte métaphysique, 1918) de la peinture de Morandi, et je me demande bien pourquoi. Pour le dire d’un mot, pour moi, Morandi, ce n’est que de la peinture ; Chardin, ce n’en est pas que.

Jean-Baptiste Siméon Chardin, “Nature morte avec carafe et fruits”, 1750, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle.

Qu’est-ce que c’est, la peinture ? C’est “faire venir à”, “faire exister”. “Faire venir à”, c’est exactement ce que faisait et fait Chardin. Et puis, chez Chardin, il y a, quasiment toujours, ce bord des choses. Voyez, la ténèbre juste en dessous la table (supposons-là telle). Et puis, doucement, par une gradation dont il a le secret dans la main, se délivre le support, la table, donc. Et s’établissent les choses. Et quelles choses ! Il y a toute une phénoménologie de l’apparition chez Chardin. Le terme « phénoménologie » ici, doit être pris dans un sens précis, particulier, car il est très polysémique, depuis Husserl, en passant par Heidegger, via Maurice Merleau-Ponty sans oublier la Phénoménologie actuelle, qui compte de nombreux auteurs et théories. Je partirai de celle donnée par Jane Howarth : « La prise en compte phénoménologique des objets est qu’ils se présentent eux-mêmes en tant qu’objets de notre regard [‘gaze’], pour être étonnants. Nous les percevons, non pas en tant que purement porteurs de propriétés factuelles primaires et secondaires, mais comme ayant toutes sortes de signification, d’ambigüités et d’indéterminations.» Si l’on prenait les objets sous l’angle de la philosophie représentationnelle, nous n’aurions pas ces délicatesses, ce serait plus direct, mais moins riches en contenu. Or, le contenu, en art, est bien ce qui nous intéresse. On dit que Morandi passait beaucoup de temps à contempler les objets qu’il peignait. Quel verbe, ou quelle expression, employer pour Chardin, alors ? Chardin, on peut le dire, est un génie du peint. Prenez le temps de regarder, dans le plus grand format possible, comment les objets sont disposés, comment ils se font écho eux-mêmes, dans leur proximité, leurs reflets (carafe, gobelet), les ombres et lumières. Quel travail ! Que dis-je ? Quel art ! J’ai bien conscience que Chardin devait être tout à fait rétif aux points d’exclamation… Alors, disons que, tous ces points d’exclamation que j’emploie pour manifester tant mon admiration que mon émerveillement, son muets, comme l’e muet, ou amuït.

On ne se lasse pas de regarder la délicatesse, et, pour tout dire, le silence des choses peint et peintes par Chardin. Nous sommes, j’en ai conscience, bien loin de toute approche sémantique. C’est cela aussi, l’art, la mouche contre la vitre, et, de l’autre côté, l’art. Mais encore un mot : Voyez comme les choses sont à la fois prises par la lumière et les ténèbres, à un degré qui semble presque irréaliste, car on se demande comment tout cela est éclairé. Mais justement, c’est cela aussi qui contribue à l’extraordinaire présence d’une nature morte chez Chardin.

Il faut tenter d’imaginer, ici, un tableau sans vieillissement. Imaginons qu’il est possible de le rajeunir immédiatement de… 271 ans ! Plus de craquelures, plus de passage du temps, plus de terni. Chardin, c’est un miracle.

Passons à son envers

 

Giogio Morandi, « Natura Morta », 1955, Morat-Institut für Kunst und Kunstwissenschaft, Freiburg

On s’extasie sur le fait que Morandi est resté quarante ans dans sa chambre de Bologne à peindre bouteilles et objets peu divers. Et alors ? D’aucuns le qualifiant de « héros » (Céna). Heu… un saint, peut-être ? Non mais, il y a des trucs, en art, qui me dépassent. Il y en d’autres que je ne comprends pas, d’autres qui ne me “parlent” pas, et d’autres, où, franchement, je me demande où est le bail ? Expression amusante, finalement, car le terme « bail » signifie engagement, et même au sens galant et amoureux (1654). Donc, la vérité du langage populaire, quand on demande « c’est quoi le bail ?», traduit une légère appréhension avant de s’engager. On veut bien y aller, mais on demande une ou des garanties ; des garanties de confiance. Quand Céna écrit, sous l’illustration ci-dessus, que « l’absence de clair-obscur, la pâte légèrement granuleuse, les coloris, évoquent les fresques du Quattocentro en parties effacées, celles de Giotto, de Piero della Francesca…», on se demande ce qu’il ne faut pas aller chercher pour tenter de “caler” dans l’espace-temps une espèce de truc peint. Soyons sérieux ! La comparaison est tellement exagérée qu’elle ne signifie rien de pertinent, car, comment voulez-vous comparer ce qui est effacé avec ce qui se veut tellement visible et “présent” ? Il y a là un problème logique, de base. En sus, comment comparer le geste de Morandi avec celui de Giotto, par exemple… Comment on produit cela ? Regardez une fresque de Giotto. Si vous pourrez voir dans l’application de l’azurite (pour les fonds) quelques “défauts” d’homogénéisation, dus peut-être aux différents moments d’apposition de ladite en fonction de la “giornata” (impossible à l’époque techniquement de raccorder d’un jour à l’autre un même ton d’azurite avec son voisin), en revanche, pour ce qui est de ce qui importe, à savoir les sujets (personnages, saints, etc), il sera difficile de trouver des atermoiements. Dit autrement, s’il y a des différences de traitement dans une fresque du Quattrocento, ce n’est aucunement à cause de choix esthétiques, mais souvent d’impératifs techniques et temporels. À l’inverse, Morandi ne pratique pas la fresque, mais la peinture à l’huile ; il peut venir et revenir autant qu’il le désire sur son sujet, et, pour en finir, il n’y a guère de différence (si ce n’est aucune), de traitement entre sujet proprement dit et fond. Il est donc superfétatoire et trop dispendieux d’aller chercher les grands maîtres des Pré-Renaissance (Trecento) et Première Renaissance (mais ça toujours son effet de placer le mot Quattrocento).

Cependant, Morandi à la cote, il sert, bien malgré lui, la peinture morne et insipide, et cela profite aux tacherons, aux laborieux… Céna : «…pour exprimer ce qu’il voit, Morandi montre dans sa peinture une sobriété admirable : couleurs pâles, subtiles, à la limite de la grisaille et parfois opposées à un blanc éclatant…» N’en jetez plus ! Voyez ? Là, je ne comprends plus. Mais dans le sens où je ne comprends pas comment on peut “voir” tout cela chez Morandi. Pour ma part, je ne vois rien du tout, que de la peinture. Et alors ? Et alors, eh bien, cela me pose un problème, parce qu’ici, il ne s’agit pas d’abstraction pure, mais de copie du réel — un réel si vénéré qu’on aura transformé sa chambre en reliquaire, photographiée par Luigi Ghiri ; ne manque plus que la visite du Saint-Père. Non, sérieusement, si vous vous extasiez devant cela, alors remontez voir Chardin, et, quand même, dites-moi où respire la peinture…? Où est la sobriété dans ces grosses touches ? ces larges traces de pinceau, tant qu’on les croirait faites au doigt. C’est Chardin qui est sobre, mais sublimement ; pas Morandi.

La peinture de Morandi, ça me fait penser à celle d’un gars un peu bizarre, quand même, mais pourquoi pas ? qui ne le serait pas ? mais bizarre, dans le genre obsessionnel, parce que, peindre pendant quarante ans des bouteilles et des cafetières, ben… c’est dommage, non ? il y a tellement d’autres choses. Mais encore, le problème, ce n’est pas celui-là, c’est comment c’est peint. C’est vraiment Là que je ne comprends pas. Que ce soit clair : Morandi a peint comme il a voulu, il était libre, et un artiste fait absolument ce qu’il veut. Soit. Le dernier problème, et qui pourrait se retrouver chez un certain nombre d’artistes, c’est ce qu’on en dit ; un peu comme ce qu’on disait et dit encore des carrés de Toroni. Il y a là quelque chose qui est de l’ordre d’une espèce de mystique à deux balles de la peinture, qui, je le redis, me dépasse. Je disais, la peinture, c’est faire venir à… Il fait venir à quoi, Morandi ? Mais Morandi, aussi  ça se vend, et très cher (voir ici, par exemple). 2,546,500 de Livres Sterling pour quatre bouteilles, trois carafes, un carafon, deux vases. C’est pas au poids que ça se vend, c’est à la quantité… C’est peint comme plus haut, en un peu plus coloré. 

Le lecteur aura eu ici un bel exemple d’antinomie. Alors oui, Chardin me touche, profondément ; mais Morandi, ça ne me “fait” rien, et son “exégèse”, elle, m’inspire quelques tons de bois vert. S’il n’y avait pas ce discours tarte à la crème, je n’aurais pas écrit sur Morandi ; et, si j’ai utilisé des mots de Céna, j’aurai pu les trouver ailleurs, les cantilènes en gelée mystoc ne manquant pas.

 

Ref. Jane Howarth, article “Phenomenology”, Edward Craig (General Editor), Routledge Encyclopedia of Philosophy, Vol.7, Routledge, 1998 // Olivier Céna, Télérama…

Léon Mychkine