Il y a des artistes de tout type : les génies, les ambitieux, les monstres, les bavards, les communicants, les asociaux, les prétentieux, et, entre autres, les modestes. Christophe Lalanne est un artiste modeste. Attention : il faut prendre le terme non pas dans son sens d’humilité benoite, mais dans celui d’une politique des moyens. Prenez ses séries d’empreintes. Lalanne marche dans les rues. Il regarde le sol, les trottoirs. Tout à coup, un fragment de sol l’interpelle. Il s’arrête, pose du fusain, ou de la poudre de charbon. Il applique une feuille. Il presse. Il appuie plus ou moins par endroits. Il enlève sa feuille. Ça y est ! Une empreinte, un dessin. C’est facile, c’est simple. Oui mais, il fallait y penser. C’est souvent comme ça chez les artistes modestes ; on se dit « ah oui ! d’accord ! C’est trop facile ! » (sous-entendu, trop facile de faire de l’art, je pourrais en faire autant). Mais, à ce compte, il devrait y avoir 50 (ou 300) Christophe Lalanne ! Mais on en connaît qu’un (sous réserve d’être contredit). Poser du noir au sol, y presser dessus une feuille, c’est vraiment très simple. Oui. Mais la question qui compte, c’est : « Qu’est-ce que cela donne ?»
Il y a un paradoxe dans l’effet produit. C’est comme si Lalanne révélait quelque chose depuis l’insignifiant (qui y a-t-il de plus insignifiant qu’un trottoir ?). Ce qui est insignifiant, que personne ne regarde (à part pour éviter ce qui peut s’y trouver de décadent ou de gênant…), Lalanne l’hypostasie (voir article ici pour des précisions sur ce terme) ; mais à partir d’un potentiel qui ne l’est devenu que depuis l’intentionalité propre à notre artiste, car, encore une fois, il faut y penser, à cette possibilité de tirer quelque chose d’un fragment de voirie. Beaucoup d’artistes tentent de restituer ce qu’ils ont devant les yeux : ville, paysage, nature morte, etc. Mais créer le lien artistique avec l’aspect du trottoir, c’est déjà un pas de côté effectué par Lalanne, qui, en quelque sorte, remet les pieds en plein dans le plat de l’art contemporain : on peut faire de l’art avec n’importe quoi. Oui, c’est vrai. Mais pas n’importe comment. Et c’est là où nous attendons l’artiste. D’une certaine manière, il est bien vrai que de nombreuses productions artistiques sont conventionnelles ; ça se laisse regarder, ça ne provient d’aucune région interlope, ça dialogue, ça “plaît”. Or, ce qui a fait l’inventivité et la nouveauté de l’art contemporain — si on cherche au moins une filiation avec l’art moderne — c’est son expérimentation : comment continuer de faire de l’art avec ce qui n’en provient pas ? Je veux dire qu’un peintre, par exemple, il prend son support, ses pinceaux, sa peinture, et c’est parti (dit très brièvement). Lalanne, quant à lui et pour cette série d’empreintes, apporte sa feuille et ses pigments. Mais le support n’est pas conventionnel, il est parfaitement inattendu ; disons-le : il est inconcevable.
Mais donc, au fait, qu’est-ce que cela donne ? Dans la majeure partie des cas, il me semble : un paysage. L’empreinte ci-dessus, qu’est-ce que cela peut être d’autre ? Bien entendu, on y voit ce que l’on veut, ou ce que l’on peut. Moi, j’y vois un paysage, et de Loire qui plus est ! Et c’est ici que se retourne l’insignifiant ontologique en intérêt scopique. C’est tout à fait étonnant. Et l’étonnement, nous ne le rencontrons pas tant que cela en art contemporain (puisque, pour partie, il est conventionnel. Or un art conventionnel est-il encore un art ? Mais je ne veux pas signifier, par ce singulier, qu’il n’y aurait qu’un seul art contemporain, ce serait parfaitement absurde et faux ; car c’est bien, à l’inverse, ce que disent et veulent faire accroire les réactionnaires ; et ce n’est évidemment pas mon discours). Donc, j’insiste, l’opération lalannienne procède d’une modestie et parcimonie certaines, cependant que le “résultat” est maximisé, si j’ose dire ; car qui s’attendrait à voir des paréidolies dans l’empreinte d’un fragment de trottoir ? Rappelons que la définition du mot « paréidolie » est (trop) restreinte ; elle n’indique que des formes qui feraient penser à des visages, mais c’est tout à fait abusif, car le mot grec ‘eidos’, s’il peut signifier « forme », entre autres, ne signifie sûrement pas visage (il peut signifier une Idée chez Platon, et la Forme hylémorphique chez Aristote, dans le sens où le mot morphè est un dérivé de eidos, « concept », tandis que le mot hylè signifie « matière »). Par conséquent, il est tout à fait loisible de qualifier de « paréidolie » un paysage suggéré par une empreinte de trottoir.
Dans l’Entretien, l’artiste m’explique un peu comment il procède ; il appuie plus ou moins ici et là, retient ceci plutôt que cela. Ci-dessus, il semble que le fragment de voirie n’avait pas beaucoup à révéler, ou bien Lalanne a enlevé des choses… Élusif ou allusif ? C’est très difficile, l’art contemporain, on est parfois sur le fil du “quelque chose” et du “rien” ; on peut basculer très vite, ou bien se tenir d’un côté, en étant persuadé de ne pas être de l’autre bord, tandis que nous sommes juste victimes d’une perspective en trompe-l’œil. On montre le panneau, pas dupe, mais on est dedans. Je dis tout cela par rapport à l’image ci-dessus. Lalanne a décidé de montrer cette empreinte, puisqu’elle est sur son site. Qui y a-t-il à voir ? Très peu. Mais ce qui compte, ce n’est pas la quantité, c’est l’indice ; l’indice que j’appellerais de dérivation : à partir de cette image, ci-dessus, où allons-nous ? Nulle part ou bien ailleurs ? Si vous faites cela dans l’ordre, et que vous vous êtes surpris à aller ailleurs, tout en restant là, c’est gagné. Ça a l’air simple, mais ça ne l’est pas. Quand je regarde cette empreinte, je remarque deux choses : c’est discret, et c’est appuyé. Voyez ? Lalanne n’a pas obtenu grand chose de son impression ; cependant qu’il l’a gardée. Il est revenu dessus, en re/marquant. Pourquoi ? Il a dû trouver cela assez signifiant pour être souligné, si j’ose dire. Ça l’est. Et pourquoi ? Parce que 1) cela ma fait “partir” ailleurs, 2) dans cet “ailleurs” j’ai rencontré une figure dansante. Et cela suffit. En revenant plus tard dessus, on pourrait voir voir comme 3) une trace de brûlé. Quelque chose a pris feu, et c’est son empreinte, ce qui reste, que nous voyons. Tout cela est cohérent.
Un peu de paréidolie. Que voyez-vous ci-dessus ? Un arbre. Enfin, un fragment d’écorce. Un peu de poïésie. Je trouve cela assez amusant, notable, que Lalanne, en quelque sorte, retourne au monde naturel ce qui ne l’est (il n’existe pas de trottoirs sauvages…); car, là encore, qui irait imaginer que l’on peut rencontrer un arbre dans l’asphalte ?
Et ici, un paysage, assurément. Une carte. Un paysage cartographié. Là encore, c’est logique : à force d’arpenter, Lalanne trace des petites chorographies, des relevés de parties infimes de l’écoumène. Comme par hasard, une série de Lalanne est titrée ‘Paysages urbain’. Ça tombe bien, n’est-ce pas ?
Je ne sais pas ce qui détermine le changement d’appellation entre “empreinte” et “paysage”. Ou bien si, et c’est 1) la profusion, et 2) la technique. Eh oui ! La série “empreinte” est faite avec du papier Canson, et la série “Paysage” avec du papier buvard. Voyez ? C’est tout à fait différent, et assez impressionnant cette façon qu’a ce papier d’absorber le relief et les taches du sol. Vous me direz que ce n’est pas étonnant pour du papier buvard. Certes. Mais, là encore, il fallait y penser. Je ne suis pas en train de radoter — on ne dit jamais assez que les artistes pensent. Ainsi, le résultat est tout à fait différent dans cette série. De l’aridité du Canson nous passons à une certaine forme de chaleur, de profusion (même si Lalanne me confie les avoir rehaussé. Pour ma part, et davantage qu’un paysage, je vois ci-dessus quelque chose qui tiendrait d’une petite constellation. Oui. Et je suis de nouveau tout à fait étonné que Lalanne retire tout ceci d’un sol autant a priori inintéressant. Notre artiste réussit à rendre le sol urbain curieux et digne d’intérêt artistique. Et tout cela en ayant inventé une procédure tout à fait minimale… C’est très réussi. Pour preuve, on peut encore voir avec l’image ci-dessus quelque chose que nous ne pourrions pas voir à l’œil nu en regardant le trottoir. Je peux en témoigner : Je me sers avidement des mes yeux, toujours, je tente toujours de capter le maximum, comme si je me nourrissais du monde visible (et pour partie intelligible en même temps, et c’est dire si je suis platonicien, moi qui me revendique d’Aristote!). Je regarde énormément le monde réel, je le scrute dans ses moindres détails depuis des décennies, et je suis toujours aussi fasciné par ce monde, et la réalité que nous, les êtres humains, y ajoutons (il y a le réel, et la réalité, ce sont deux procédure d’existence qui peuvent être distinctes ou associées). Cependant, je n’ai jamais vu le moindre indice lalannien dans un trottoir ; encore moins de paysage ni de galaxie. Il aura fallu qu’un artiste pense à appliquer cette procédure pour nous révéler par l’image ce que l’on pouvait y déceler → de-sceller le recel du sol, pratique photo-graphique de contrebande.
Ci-dessus, tout à coup, je vois un paysage, effectivement, un paysage de montagne. Terminons avec une paréidolie digne de l’Antiquité romaine
Il serait redondant, pensé-je, de dire au lecteur ce que nous pouvons voir ici. De fait, je m’abstiendrai. Mais, je confirme que Lalanne n’a rien ajouté à cette empreinte, c’est venu comme ça. Et alors on repense à la théorie des signatures, qui, personnellement, ne me quitte que rarement. Comme l’écrit magnifiquement le grand philosophe Thomas Nagel (Mind & Cosmos, 2012) : « … la supposition de l’intelligibilité a conduit à d’extraordinaires découvertes, confirmées par la prédiction et l’expérience, d’un ordre naturel caché qui ne peut pas être observé par la perception humaine seule. Sans la supposition d’un ordre intelligible sous-jacent, qui précède de longtemps la révolution scientifique, ces découvertes n’auraient pas pu être faites ». Quel est le rapport entre ce que dit Nagel et notre sujet ici ? Le rapport, c’est celui de l’intelligibilité, qui ressortit à ce que l’on pourrait appeler une politique des liens ; non pas celle qui consiste à voir de l’humain partout, mais celle qui établit artistiquement les relations que nous entretenons avec le monde, et qu’il entretient avec nous, sachant que, bien entendu, cette seconde relation de réciprocité nous dépasse largement.
Entretien
LM : Je t’ai contacté, parce que j’aime bien ces dessins, issus de la série “Arpenter”. J’aime bien aussi la série “Paysages urbains”, et la série “Fragments de rues”. Peux-tu me tracer ton parcours ?
CL : J’ai commencé à peindre vers 16-17 ans, et après j’ai fait les Beaux-Arts. Et je me suis aperçu, il n’y a pas si longtemps que cela, que ma première passion, aux Beaux-Arts, c’était la gravure. Et en fait la quasi totalité de mon travail, sauf les volumes, vient de la gravure. Et les derniers travaux ont ce rapport à la gravure, avec l’endroit, l’envers. Ce que j’aime bien dans le travail, c’est de mettre en place des dispositifs, qui font surgir des choses que je n’aurais pas soupçonnées. Pour en venir aux paysages urbains, arpentés, c’est très simple. À une époque, je marchais beaucoup, et je m’amusais à faire des parcours, un peu aléatoires. Ça me faisait penser à ce que faisaient un peu les Surréalistes. Et puis, à un moment, je m’arrêtais, et regardais autour de moi, et je me suis mis à regarder le sol. Et j’ai eu l’idée de faire des frottages ; des sortes de relevés du sol. Mais ça ne me convenait pas. Alors j’ai pris des fusains, et de la poudre de charbon, j’ai posé les fusains sur le sol, et j’ai fait des impressions.
LM : Et ça c’est valable pour quelle série ?
CL : Pour “Arpenter”, “Paysages urbains”, “Fragments de rues”, “Empreintes”.
LM : Donc tu mets le fusain, une feuille par dessus, et tu presses.
CL : Voilà !, c’est comme une gravure. Sauf que ce n’est pas moi qui grave le sol. Moi je prends juste l’empreinte. Au début je le faisais systématiquement. C’étaient des trottoirs, des rues…
LM : Donc tu obtiens comme une photographie topographique ?
CL : C’est ça. Au début, je ne mettais pas de titre, et puis j’ai mis les noms des rues, ou le nom des endroits où j’étais. Au début, c’était assez systématique, et puis je me suis concentré sur l’aspect des trottoirs. Par exemple, si un trottoir était très propre, lisse, mais qu’il y avait un trou, une fissure, ça m’intéressait.
LM : Le vide, en fait ?
CL : Oui. Et puis j’ai pris aussi des trous ou des fissures qui me faisaient penser à des choses, et que je découvrais soit au moment de les voir au sol, soit en regardant l’empreinte, puisque je ne savais pas ce qui allait vraiment s’imprimer. Sur les “Empreintes”, j’ai parfois rehaussé à la plume ou au feutre acrylique certaines parties ; ce qui m’a fait dévier sur un travail avec les points.
LM : Alors justement, chaque fois que nous sommes confrontés à une œuvre plastique on essaie toujours de chercher le mimétisme, et, quand on descend la page des “Paysages urbains”, on distingue nettement un phallus
CL : Tout à fait
LM : Sur trois dessins, au moins. Alors ça, par exemple, un sexe dans le sol, est-ce que ça a été rehaussé, ou c’était comme ça ?
CL : Non, c’était comme ça.
LM : Il y a donc des phallus au sol, comme ça, discrètement implantés
CL : Oui, il y a donc des phallus au sol. Il y a aussi comme une empreinte de sexe féminin, dans les pâtes à modeler, dans les fragments de rue. Mais ça aussi ça m’intéresse, en fait, d’être dans une espèce d’entre-deux, comme ça.
LM : Et alors pourquoi la série “Arpenter” est-elle beaucoup plus minimaliste que “Paysages urbains” ?
CL : Ça vient des matériaux, du papier. Le papier buvard ou le papier japonais, qui, par exemple, “prend” très bien le fusain, je n’ai pas besoin de le fixer. La série “Arpenter”, c’est du papier Canson. Et puis j’aime bien quand le blanc du papier prend autant d’importance que le signe, en fait, mais ce n’est pas une règle, ça dépend des moments. Parfois je dépose juste du fusain autour de la fissure, par exemple, pour avoir un large espace blanc autour.
LM : Oui, il y a quelque chose de la discrétion chez toi.
CL : Oui, oui, beaucoup
LM : C’est ce qui fait l’élégance de ton travail, aussi. […] Et peux-tu me dire quelque chose sur tes derniers travaux ? Comment fais-tu cela ?
CL : Je suis droitier, et ce sont des dessins de la main gauche. Ce sont des cabanes
LM : qui se reflètent dans l’eau.
CL : Oui, l’idée c’est de faire une première cabane, et en dessous de refaire la même, comme si j’avais plié le papier.
LM : On peut dire que t’es quand même assez obsédé par les cabanes quand même…
CL : Oui, ça m’a toujours intéressé ; parce qu’il y a ce côté “vide”, “trou”, “interstice”
LM : Oui, c’est l’idée que tu te fais de la cabane ; c’est la cabane version Lalanne
CL : Oui, c’est ça. J’aime bien le vide entre les choses.
Ajout de Christophe Lalanne après relecture :
La cabane est une image importante pour moi. Les premières étaient faites en volume avec ce que je trouvais dans l’atelier (bouts de tissus peints, morceaux de tableaux, cousus grossièrement), sans plan, sans structure de maintien et sans direction réelle de forme ; et si la forme existe, elle change, évolue, souvent avec des volutes, des formes rondes, des plis. Pour les derniers dessins, les traits construisent petit à petit une image, une cabane mais elle peut être tellement succincte que ça peut n’ être aussi que des traits, une sorte d’écriture ou une « structure ». Il y a ce rapport avec le fond non travaillé, noir mat très présent. (comme avec le blanc avec les empreintes sur Canson). Travailler avec la main gauche me permettait de retrouver de la maladresse, des lignes ondulées, faisant penser au végétal. Avec les “empreintes”, il y a une image inversée de gauche vers la droite ou droite vers la gauche, et avec ces dessins une image inversée du haut vers le bas ou bas vers le haut.
PS. Je signale que le blog de Christophe Lalanne ne fonctionne pas correctement sur Firefox sous Mac, mais en revanche très bien sur Chrome.
Léon Mychkine