Claire Colin-Collin, peintures à la Progress Gallery, Paris (Contribution au renouveau de la peinture abstraite)

« Alors que l’on désire l’infini c’est l’expérience permanente de la limite, qui forge notre vie. »
Gérard Gasiorowski

On aurait vite fait de dire que Colin-Collin “fait” dans la peinture abstraite. Coupons-court. Colin-Collin, cette histoire d’abstraction, cela lui passe par dessus la tête, à haute altitude. Elle n’est pas concernée. Elle peint, avec des protocoles minimaux, mais bien précis, jusqu’à un certain point. Il y a un certain art de la dépense chez elle, et je ne vais pas ici m’offrir la cuistrerie usuelle de citer Georges Bataille, comme s’il avait toujours tout compris de l’expérience esthétique. Non. Une dépense physique et matérielle. Recours au corps (levage, tangage, roulis) et au matériau, qui file à toute allure dans la gravité. On peut voir cela comme une sorte de chorégraphie lente, à mon avis. Peut-être.

Claire Colin-Collin, sans titre, peinture acrylique sur toile, 150 x 170 cm, 2019, photographie : Bruno Vacherand-Denand

Pendant ma visite, samedi 12 juin, une femme, d’un certain âge, artiste de son état, a longtemps contemplé les tableaux de Colin-Collin, et puis s’est longuement entretenue avec elle. À un moment, elle a déclaré que ses tableaux, c’était elle, Colin-Collin. Non pas : C’est vous qui avez fait ces tableaux, mais C’est vous, dedans, on y vous reconnaît. J’ai été très frappé par cette réflexion, très étonné. Cela m’a rappelé une anecdote racontée par Barnett Newman. Face à l’un de ces tableaux, “Onement” il me semble, un visiteur, après avoir regardé, lui dit tout de go : C’est moi que vous avez peint ici ! Je ne rapporte pas ces anecdotes afin de rapatrier la peinture de Colin-Collin dans les contours flous de la paréidolie, bien sûr que non, mais pour signaler ce lien, tout à fait métaphysique, d’une capacité perceptive chez certains et certaines, d’être littéralement happés par un tableau dont la nature première ne délivre normalement aucun signal psychologique — et dont c’est, chez Colin-Collin, tout à fait à l’opposé de son intention première (lire l’Entretien). Mais sûrement que ce genre d’événement haptique arrive plus souvent qu’on ne le croit, car on n’interroge pas assez les visiteurs quant à leurs interactions avec les œuvres, ce qui, d’ailleurs, serait très instructif. Après, je dirais que la peinture de Colin-Collin agit sur ma personne comme le ferait une image en train de se développer, sauf que je ne sais établir le moment où il n’y a plus rien à développer. Vous me suivez ? Bon, l’infini n’existe pas en peinture, sauf, peut-être, dans les “Black Paintings” d’Ad Reinhardt et les tableaux épais de Soulages, quand il commence à mettre beaucoup de matière, de reliefs. Alors disons qu’il y a, chez Colin-Collin, une certaine idée sensible de l’infini. Je rappelle que l’infini, c’est aussi ce qui tourne en boucle, et qu’il est trouvable sur une sphère, par exemple (géométrie rimeanienne). Il faut donc bien avoir à l’esprit que le terme est multi-applicable. En l’espèce, on trouve chez Colin-Collin une certaine forme d’infini à plat, pour le dire ainsi, surmonté d’un sursaut, un trait, ou un empilement, qui, de fait, donne un autre rythme au tableau. L’idée d’infini pourrait ouvrir l’esprit à une vague sensation rose-bonbon, à moitié attardé-romantique, mais ce n’est pas cela que j’ai en en tête ; plutôt, un infini turbulent, comme titrait Michaux. Un infini qui se répète, itérable, dont Colin-Collin essaie de sortir, et qu’elle a hâte de pénétrer de nouveau, à la prochaine toile. Durant l’entretien, l’artiste cite Victor Hugo : « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface.» Il y a des gens qui citent des auteurs quand c’est à-propos, et puis il en est d’autres qui citent parce qu’ils se sont appropriés la formule. C’est comme un mantra, quelque chose que l’on a intégré, ou que l’on essaie, depuis longtemps, d’atteindre. La citation hugolienne, je crois que Colin-Collin se l’est appropriée au pratique, comme on disait jadis : elle applique la phrase, c’est du pur performatif. En produisant son tableau, à la main, au bras, au geste, Colin-Collin le fait venir, ce fond ;  ce qui, généralement, ne vient justement pas, mais reste en retrait, en amont. Un fond, en peinture, ça se prépare, souvent, afin de faire advenir autre chose. Mais, chez elle, le fond reste, demeure, monte à la surface. Geste étonnant de peintre (peintresse, si vous préférez, mais que c’est disgracieux !).

Donc, le fond surfaçant, que reste-t-il à faire ? À y déposer une contre-forme, ou une super-forme :

Claire Colin-Collin, Sans titre, peinture acrylique sur toile, 24  x 30 cm, 2019, photographie : Bruno Vacherand-Denand

Si j’ai bien compris, il arrive que le trait devienne une sorte d’amas, comme ci-dessus.

Le trait, devenu bâton ou amas, joue un nouveau rôle dans l’économie du plan. Lequel ? (Je ne traite principalement alors que du trait, considérant à part ce que j’appelle l’“amas”.) Il s’en détache. Mais dire cela n’est pas suffisant. Le fait de constater qu’il s’en détache n’est que la première étape vers la compréhension que se joue, ici, une autre forme de spatialité : « il y a une citation de Victor Hugo, que j’aime beaucoup, qui dit:  “La forme, c’est le fond qui remonte à la surface”.» Oui, on reprend la citation, pour y revenir, mais je crois que, justement, ce trait, bâton, amas, ne vient pas du fond, il vient, en quelque sorte, contre, ou dessus. Sans jeu de mots, on pourrait peut-être dire que cet amas, ce trait, ce bâton, c’est une contre-forme, ou une nouvelle forme contre la forme surfaçante. Il produit une opposition, une sensation de relief, de détaché, par rapport au fond. Je crois que ce geste s’inscrit dans une sorte de renouveau dans la peinture abstraite littérale (voir Note ↓). En quoi consiste ce renouveau ? Cela consiste à produire de la profondeur, de la bidimensionnalité détachée, comme inattendu. Certes, on pourra immédiatement envoyer ici un skud marqué Illusionnisme afin de détruire cette proposition. Mais, je ferai remarquer que l’illusionnisme, en art abstrait littéral (AaL), n’est pas courant. Ainsi, quand je regarde la majeure partie de la production de peinture abstraite depuis des décennies, je ne vois que des formes vagues, sans intentionalité ; des plans côte à côte (bon !, bien entendu, il y a des exceptions, par exemple Helen Frankenthaler, certains Twombly, ou encore chez Hantaï). Ce qui est nouveau aussi, chez Colin-Collin, c’est non pas la profusion, qui joue souvent, en peinture abstraite, un rôle perturbateur, et confusionnel, mais la parcimonie. Peu d’éléments graphiques, en termes de masses détachables. On pourrait dire que ces tableaux sont binaires, composés, rythmés par deux unités : le fond/surfaçant + le trait. Et je trouve cela audacieux. Binaires, ai-je dit ? C’est sans compter avec la tranche. Colin-Collin est très diserte sur les bords, à son sujet. Là encore, j’ai rarement, quasi jamais, rencontré d’artiste qui se préoccupait tant de la tranche. La tranche témoigne des multiples départs (départ-arrêté, départ-continué) ; on peut y lire les différents recouvrements temporels, qui, du coup, pour la plupart, ne sont plus en parement, ne reste que ces témoins de côté. Comme je le suggère durant l’Entretien, il va falloir s’interroger sur cet aspect du tableau. Pour le moment, je n’ai pas d’idée précise, donc je ne spéculerai pas. Disons que, si je considère cet aspect comme une information intéressante, je ne sais comment la traiter, l’extrapoler, donc je préfère ne pas, comme disait Bartleby : ‘I would prefer not to’.

 

Note. Rappel (déjà lu sur Article …) : Il y a ce que j’appelle la “peinture abstraite littérale”, et la “peinture abstraite non littérale”. La première, c’est Bernard Frize, par exemple “Gruc” (2019) ; et la seconde, c’est un tableau d’Hockney, par exemple “The Entrance” (2019). Aucun paysage ne ressemble à un tableau, et inversement. Et même la photographie du Président de la République ne lui ressemble pas en vrai. Pourquoi ? Parce que notre univers n’est pas bidimensionnel.

 

Léon Mychkine


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