Claude en meule (#1)

« Puis des paysages de l’Eure. La Meule : dans un pré dont le confin se marque d’un rang d’arbres plumuleux, une femme bleue et un enfant cachou, adossés à l’ellipsoïdal tas, se décolorent

(Félix Fénéon, Les Impressionnistes en 1886, Paris, Publications de la vogue, 1886).

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À la recherche de l’impossible

Un jour où Monet se promenait avec sa belle-fille Mademoiselle Hoschedé, il aperçut en plein champ une meule presque blanche sous l’ardeur du soleil. cette tache lumineuse l’attira. Il en fit une étude. Mais à peine avait-il indiqué l’éclat de la masse aux contours nets, que l’effet observé s’était déjà modifié. De longues bandes d’ombre séparaient les marges claires ; la meule avait perdu son aspect opulent et massif, les volumes se confondaient. Monet prit une seconde toile. Il marqua bien l’effet. Le lendemain il mit en confrontation les deux toiles et la meule ; un troisième aspect s’offrit à lui. La meule s’effaçait comme une ombre chinoise. À sa base de grandes flaques d’or fusaient à même la terre. Monet fixa l’instant une troisième fois avant que la brume n’eut mêlé les tons. Dix-huit études suffirent à peine au peintre pour noter sur un même thème quelques variations de l’atmosphère » (Marte de Feels, La vie de Claude Monet, Librairie Gallimard, 1929).

Claude Monet, “Meules, fin de l’été”, huile sur toile, 23,62 x 60 cm, Musée d’Orsay

Monet, realidad en polvo, le saupoudrage du réel. Trente deux fois Monet aura peint des meules ! Et l’on s’extasie toujours sur la Sainte-Victoire (22 fois) de Cézanne. Marte de Fels n’a-t-elle pas déjà tout dit en peu de mots ? Il s’agissait, pour Monet, de « noter sur un même thème quelques variations de l’atmosphère.» Peut-on aller plus loin que ce constat, trivial, mais qui, en soi, résume la démarche de Monet ? Et si l’impossible saisie de l’instant n’était qu’un prétexte pour peindre ; mieux, pour apposer une — infinie —, touche ?

Dans cette meule, vous me mettrez du bleu, du violet, de l’orangé, du marron, une pointe de bordeaux. Quant à son ombre, qu’elle soit bleue.

Mais qu’elle soit, elle aussi, mixte. Il y faut du vert, bref ! trois tons, au moins.

Ce voussoiement, c’est celui de la commanditaire : la meule… & la nature mêlée du temps & de l’espace. Cependant que, selon Kant, nous ne mettons dans le réel que les choses que nous conceptualisons, ce n’est certes pas le sujet humain qui crée la chromaticité du monde extérieur et des volumes que l’on y encontre :« …la raison n’aperçoit [‘eisehen’, reconnaître] que ce qu’elle produit elle-même d’après son projet, [qu’]elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse…» (Critique de la Raison Pure, B XIII). Forcer la nature (Natur nötigen). L’artiste force-t-il la nature quand il tente d’en restituer les jeux chromatiques ? Mais, vous me direz : Un artiste peintre, dans son geste, a-t-il quoi que ce soit à voir avec la raison (‘Vernunft’)? Tout dépend de ce que nous mettons dans le terme, et, ici, Monet et Kant se rejoindraient peut-être, car il s’agit bien, en définitive, de connaissance. En tentant de restituer les couleurs qui s’offrent à sa vue, Monet ne nous permet-il pas de prendre connaissance de la diversité chromatique des moments d’éclairement des objets ? Le détour par Kant n’est pas non plus aberrant si, justement, on reformule ainsi la question : L’artiste appose-t-il abstractivement telle et telle couleur à tel et tel endroit ou bien s’agit-il de restituer fidèlement les tonalités chromatiques ? Peut-on douter que Monet ait vu, dans la meule, ce bleu, ce mauve, ce vert, etc. ? Ou bien était-il, en quelque sorte, “ivre” dans son moment créateur ? Ou bien encore a-t-il bien lu et compris Aristote, qui, dans sa Poétique, écrit que l’art, pour être valable, doit ajouter à ce qui existe ? (J’y reviendrai ailleurs). Mais, et comme l’écrit Diderot dans son Salon de 1761 :

« L’artiste se défend contre le littérateur.» Oui, il doit s’en défendre, dans le sens où, s’il l’accueille volontiers, il doit prendre garde de ne pas se voir recouvrir de lexèmes et de charabia débridés ; cependant que nous savons, bien souvent, à quel point les artistes aiment et apprécient les littéraires (c’est du moins ce que l’on entend dire toujours). Notez que le mot « littérateur » est généralement péjoratif. L’était-il du temps de Diderot ? Le terme apparaît en 1694, et signifie la personne qui s’occupe de littérature. Le terme « littérateur », peut-on conclure, n’est donc pas péjoratif chez Denis. Revenons à Claude, avec un nouveau détail :

De quoi s’agit-il ? D’arbres. Voyez ? C’est extraordinaire. Trois coups de pinceaux, et hop! voici contouré un arbre, puis deux, puis trois, puis une dizaine. Monet contourant, ne se donne pas la peine de remplir l’intérieur, et c’est pour cela que nous avons du bleu. Alors maintenant, je vous prie, trouvez-moi du bleu remplissant un arbre ! On voit bien que ce bleu est le même que le ciel. On peut donc dire qu’ici, chez Monet, le ciel troue l’arbre. Par quel miracle ? On ne sait. Mais ça, me direz-vous, c’est le privilège de l’art. Voyez!, cette liberté, en 1891, je trouve ça fabuleux, merveilleux, etc. Mais il ne s’agit pas que de liberté, mais bien entendu aussi d’inventivité, ou d’invention, si vous préférez ; car à force de dire qu’un artiste est libre, on va finir par faire jaillir un marronnier ; que dis-je ? une rangée de marronniers !

Un dernier, pour la route

Au bas de la meule du premier plan. Un lit défait de couleurs : natuurlijk bjúgr.

 

Léon Mychkine

 

Contact : mychkine@orange.fr

 


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