Clément Bagot dessine, sculpte, installe. Il s’agit donc d’un artiste qui a l’habitude de se projeter dans l’espace et le temps. Il vient très vite à l’esprit, à regarder ses dessins (mais toutes ses œuvres plus généralement), que Bagot passe un temps considérable pour réaliser ses œuvres, et c’est ce temps qui, entre autres, transcrit, permet, épiphanise le tout. Certes, Bagot est supérieurement doué en ce qu’il fait, car ce n ‘est pas le temps qui y changerait quoi que ce soit si tel n’était pas le cas ; mais le temps est, pour ainsi dire, cousu dans le dessin (et dans les deux autres disciplines, qui, toute trois, sont bien caractérisées par ce nom féminin), et donc dans la pratique de l’artiste. Et ce n’est pas mystère de rappeler que tout ce qui est puissant, grand, à vrai dire artistique (entre autres), prend et demande du temps. Mais il est vrai que nous sommes habitués à ce qu’artistes comme écrivains soient annuellement, voire plus, au rendez-vous pour telle exposition ou telle publication. Serions-nous entourés de tant de génies ? Rien n’est moins sûr. Le temps, il faut le porter en soi. Si on ne “l’a” pas, si on est trop pressé, trop urgé, ça ne marche pas, ou bien on a revu ses ambitions à la baisse. Mais, avant d’être ambitieux, il faut travailler, et travailler, et encore travailler. Et tout cela avant de faire œuvre. Et Bagot fait œuvre. Il suffit de regarder. J’ai bien dit regarder, et non pas voir. Donc, voici une première image. Immergez-vous. Car c’est bien cela qu’expecte l’artiste, l’invasivité.
Dixit :« Rentrer dans un dessin doit être l’occasion d’un voyage graphique unique durant lequel le spectateur se perd librement tout en faisant appel à ses propres références » (entretien). Je crois bien, qu’à dire vrai, l’on se perd sans plus de références ; on se perd tout court. Mais il y a plusieurs nuances de perdition. Celle-ci est agréable, voire davantage. On aurait presque envie de n’en plus sortir, comme dans un exquis et mystérieux labyrinthe, sans Minotaure (car vous savez qu’au dehors il y en a plein). Or l’art est aussi fait pour nous protéger.
Nous sommes, phylogénétiquement, habitués à la paréidolie (du grec ancien παρά / pará, à côté [de], au lieu [de], et du nom commun εἴδωλον / eídōlon, image, apparence, forme) — au sens large, et c’est certainement l’une des ces facultés qui aura permis à l’espèce humaine de survivre —, et nous cherchons instinctivement ici à reconnaître une carte, un territoire, un fleuve, des arbres, de la roche, des minerais arborescents, entre autres. S’agit-il d’une opération de survie fictionnelle, comme si nous avions peurs, justement, de nous perdre, et que nous cherchions absolument à nous repérer ? Mais ne sommes-nous pas égarés depuis le début ? (Moïse Maïmonide aura trouvé un beau titre à ce sujet.) Ainsi, et c’est plus fort que nous, quand l’amorce est non loin, nous cherchons, dans ces dessins, à nous y retrouver… Mais c’est bien une opération assez logique, car, durant l’entretien, l’artiste nous aura dit :« C’est progressivement que je me suis émancipé du coté figuratif, dans lequel je me sentais à l’étroit pour m’orienter vers un dessin aux connotations plus topographiques et cartographiques.» Nous y sommes ! Oui, mais une fois dit cela, où sommes-nous ? Croire y être, et ne plus en être si certain. On zoome et dézoome, on se perd, on prend du champ, on regarde, et plus encore. Et là :
Areixel. Ancien empire exo-planétaire, chromosome d’araignée, décalcification osseuse, who knows? Mais attendez, voici un détail :
Les bras m’entombent. Je reconnais l’ancienne colonie de V391 Pegasi b. Comme si c’était hier. Combien de batailles ? Combien de défaites ? Combien sommes-nous à nous en souvenir ? Qu’importe, le survol défile. Survoler, mais scruter ; comme un satellite. En avons-nous assez de ce détail ? Non, nous en voudrions davantage. Oui, il faut y insister, pour nous perdre. Car, comme disait l’autre, je m’acoquine trop avec moi-même… Miroir de l’individualisme (orbite atteinte1). Ça fait un bail. Voir les constellations Burckhardt et Descartes…
Mais les topographies et chorographies bagotiennes connaissent, si l’on y pénètre en profondeur, au niveau mésoscopique, leurs villes et objets, tel ce fameux “Spiliès” :
Que penser ? En fait, mais inconsciemment, et depuis le début, à une rémanente idée d’infini. Voyez ces spires ci-dessus, on a l’impression qu’elles vont se propager toujours plus, n’est-ce pas ? Donc, infini, et hypnotique. Et voici la maquette de l’une de ses mégalopoles (V391 Pegasi b), faite de mémoire :
Mais il est temps de retrouver le sol terrien, après ses extra-territoriales escapades ; temps d’inviter le lecteur à poursuivre le voyage sur site, en lui souhaitant une bonne exploration !
- En mécanique céleste et en mécanique spatiale, une orbite est la courbe fermée représentant la trajectoire que dessine, dans l’espace, un objet céleste sous l’effet de la gravitation et des forces d’inertie. Ne serait-ce, la vie, rien d’autre que cela, une orbite, assassine ou heuristique, trajectoire cherchée et parfois trouvée ?
Entretien avec l’artiste ICI
Léon Mychkine
écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France
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