NB. Pour des raisons cosmologiques, j’ai mis en ligne l’article sur Ruth Bernhard avant cette Partie II, cependant, comme on va le lire ci-dessous, c’est bien la première fois que j’écrivais sur le nu.
Cette partie me permet d’aborder un sujet que je n’avais pas encore traité, un sujet historique et délicat : le nu. Dans sa série “Autoportraits”, Clotilde Noblet photographie son propre corps. Le sujet du nu est, en première approche, un sacré marronnier. L’expression sacré marronnier est assez appropriée, puisque le corps féminin, et nu en l’occurrence, recèle quelque chose de sacré. C’est évident. Il suffit de penser au corps marial ou au corps sculpté dans la Grèce Classique, entre autres. Et marronnier parce que, qui y a-t-il de plus banal que la vision d’un corps dénudé, non seulement à travers les échanges à vitesse lumière dans nos sociétés pornographiques (argent, violence, sang, mort, chair, etc.), mais aussi depuis l’aube de l’art, si l’on estime que l’art est né durant la Préhistoire (ce que je ne crois pas, pour ma part, voir mon article ici) ? Mais art ou pas, ce qu’on appelle les Vénus paléolithiques représente bien des femmes nues, avec, tout de même, une masse pondérale assez conséquente, ce qui laisse à penser que les standards esthétiques de l’époque, si l’on peut dire, étaient assez spécifiques, ou bien que la représentation artefactuelle de la femme devaient en passer par une exagération (on peut aussi penser qu’il s’agissait à chaque fois de femmes enceintes)… Mystère. De nos jours, bien entendu, les critères esthétiques ne sont plus exactement les mêmes, cependant que nous sommes toujours autant fascinés par les corps. Mais il y a de quoi. C’est tout à fait extraordinaire, un corps. Mais, d’ailleurs, tout corps est extraordinaire, qu’il s’agisse d’une femme ou d’une lucane, d’un homme ou d’une baleine. Bien entendu, en tant qu’êtres humains, nous avons tendance à être attirés par des corps de notre espèce ; et puis, d’après notre positionnement, nous sommes attirés par telle ou telle figure sexuée, et nous succombons au charme de tel homme ou de telle femme, ou des deux, ou d’aucun. Pour ma part, je suis hétérosexuel, et de type caucasien ; un couplage à risque par les temps qui courent. Mais je rassure le lecteur attaché au genre (à tendance obsessionnelle) : je ne domine personne, je n’ai pas d’argent, et aucun pouvoir. Et j’avoue même avoir été parfois séduit par tel ou tel homme, mais je n’aurai jamais péché qu’en esprit, comme disait le Messie. Soit. On l’aura compris, je suis particulièrement sensible au corps féminin. Et ce n’est pas par choix, c’est comme ça. Je n’ai pas choisi mon orientation. Pour le dire d’un mot, j’ai toujours été fasciné et admiratif du corps féminin, c’est pour moi un miracle de l’évolution, et de la séduction (ça marche pour homme et femme, d’après leurs propres critères). Donc, fascination pour le corps de la femme, oui, toujours. Mais, par exemple, je reconnais en Mapplethorpe un excellent photographe, un maître du noir et blanc, et même du noir sur noir, du sombre sur le sombre, sans conteste, et qu’il est bien clair que certains de ses modèles sont très beaux ; mais, pour ma part, la vision de ces corps mâles ne déclenche en moi aucune pulsion, aucun trouble. Après, il faut bien dire que l’obsession phallique — avec des specimens prodigieux —, chez Mapplethorpe, me lasse très vite. À regarder les Polaroid de Noblet, il se passe quelque chose qui ne passe pas pour toute photo, je veux dire que, comme tout être humain quinquagénaire en Occident, j’ai dû voir des millions de corps de femmes, et autant de corps dénudés, depuis que je vois quelque chose d’identifiable, et très certainement que mes premières expériences de nudité proviennent de la télévision. Premiers enfants de la télé-vision, nous avons une imagerie archaïque bien située sur et dans les parois de notre psyché, véritable grotte préhistorique dans laquelle s’affiche virtuellement tout ce qui fait le monde — corps, nature, art, violence, politique, racisme, misogynie, mort, sang, nu, sexe, etc. Cependant, et malgré ce gavage précoce, j’ai gardé une certaine disposition à l’étonnement ; au nouveau, dans le sens que lui accordait Héraclite quand il écrivait : le soleil est nouveau chaque jour ; ce qui donne une philosophie de l’actualité atomiste. Rien ne se répète, tout se crée perpétuellement (jusque plus ample informé). Autrement dit, avec une telle philosophie, on ne peut jamais être blasé — le sort de ceux qui ont tué l’enfant dans la grotte… Ainsi donc, on peut encore, en 2020, apprécier le geste artistique d’une photographie prise par une femme qui non seulement montre son corps, mais qui, en sus, tente de lui offrir un supplément artistique ; parce que, disons-le, montrer son corps nu n’a, à la base, aucun intérêt. Et je parle ici de la sphère publique. Et c’est d’ailleurs bien pour cela que les performances de ces femmes soi-disant artistes posant nues dans les musées ou qui s’exhibent nues dans la rue, n’ont aucun intérêt. Cette femme, dont je ne me fatiguerai pas à chercher le nom, exhibant sa vulve écartée à côté de l’Origine du Monde de Courbet, au Musée d’Orsay, ça n’est pas de l’art, c’est de la provocation, de l’exhibitionnisme pornographique. C’est nul. Seuls les mateurs se régalent, mais un honnête homme ne saurait trouver là de l’intérêt, ni événementiel, ni artistique. Le lecteur me pardonnera d’avoir autant écrit préalablement, mais il m’a semblé qu’il fallait poser le sujet, qui est tout sauf banal. Si j’avais d’entrée de jeu inséré une photographie de Noblet en écrivant à la suite, il me semble que j’aurai raté quelque chose. Qu’aurais-je raté ? Ce fait qui est de me situer, de là où je suis, quand il s’agit d’aborder la question du corps dénudé, de sa chair, et, éventuellement, du désir afférent. À partir de ce terrain d’approche, l’objectivité est mise à mal par les forces pulsionnelles — rien que de naturel —, et depuis notre rapport au corps profond, c’est-à-dire à l’intime.
J’aime bien cette photo, à la limite entre la ressemblance et l’abstrait ; car on pourrait s’interroger sur la zone prise. je ne vais pas vous faire un dessin, mais, lecteur, vous devez avoir une petite idée ; ou deux. Où peut-on trouver ce genre de frisottis ? Comme cet endroit à l’air fragile, et isolé. (On pense aussi à un survol). Il semble qu’il y ait un écran entre peau et objectif. Une vitre aspergée ? Je connais la réponse, transmise par l’intéressée, mai je ne vais pas la donner… C’est touchant.
La prise, sous forme de buste sculptural, donne au sein droit un volume assez fantastique, que ne contrebalance pas la hanche du même côté. Du coup, le corps comme en avant. La partie droite du haut du corps, presque fondue dans le décor à partir de la tombée du sein gauche. Encore une impression d’écran, ce qui donne à l’ensemble une proximité mais aussi une frontière, une frontière superposée floue. Mais ce corps se montre — et j’y reviens —, très sensuellement à la fois marqué par les volumes, et estompé en même temps (à droite bas-ventre et ventre). C’est d’une grande douceur, et à la fois d’une efficace performativité.
Ici nous avons clairement une idée de peinture. Mais il s’agit d’une impression. Cependant, comment Noblet fait-elle pour obtenir un tel toucher ? Car il s’agit bien de prendre, dans ses mains, ce Polaroid, et de le développer d’une certaine manière, afin de l’orienter vers tel ou tel résultat. Et le toucher fait partie du registre de la peinture, en général. Mais ici, il s’en agit bien. Il y a là quelque chose de cet ordre. Et que dire de cet admirable sein, dardé et pointant, mordant sur la verticalité blanche de la fenêtre ? Nous sommes ici dans le désirable, et le beau. Ce n’est pas rien de dire « c’est beau », car c‘est très difficile de rendre le nu intéressant, beau, désirable, et ce que vous voulez. Désirable chez Ruth Bernhard, flippant chez Joël-Peter Witkin ; ou impérieux chez Newton. Pour s’en convaincre, entrez nu-féminin-photographie sur l’Internet, et vous aurez de très nombreux résultats, mais fort peu d’images intéressantes, qui retiennent. L’art obéit, il me semble, à un principe qui n’a pas été du tout écrit dans cette optique, mais qui s’y applique très bien. La dernière phrase du chef-d’œuvre de Spinoza, l’Ethique, donne : « Mais tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare. » Si le fait d’être un être humain plutôt que du plancton est certainement un fait remarquable, il n’est pas pour autant vrai que chaque corps humain est remarquable, et il en va de même, bien évidemment, pour toute réalisation humaine. Autrement dit, il n’est pas donné à tout artiste de montrer la beauté, et de l’exalter. Ça paraît évident à dire, mais le relativisme ambiant aurait tendance à nous faire accroire du contraire. Or, et pour revenir à notre artiste, Clotilde Noblet, j’ai pour ma part tendance à penser que cette beauté, elle réussit bien à la photographier. Mais il ne s’agit pas que de beauté dans ces Autoportraits ; on y trouve aussi de l’humour, une forme de dérision comique, comme ci-dessous
On met un certain temps à comprendre le sens de la photo. Ce qui est amusant ici, c’est la position du corps, sous une table, en train de photographier… quoi ? Le spectateur ? Mais il semble que l’appareil ne soit pas assez incliné. À moins que la photographe ne vienne de nous prendre en photo ? Mais non, puisque cette photo est en train de tomber, et que nous y reconnaissons un dossier de chaise, sur l’assise de laquelle sont posées les mollets de notre photographe. Alors, supposons que nous sommes ici dans la position du voyeur. Je parie que le regard part de haut en bas, et, une fois au bas, plus exactement à hauteur de l’entrecuisse, on cherche sans chercher à voir le sexe. Mais on ne le voit pas. Il est ombré, opportunément. Et c’est ce qui en fait l’intérêt, de ce sexe invisible. Il est inatteignable. Le voyeur se retrouve devant un obstacle (il y en a d’autres, chez Noblet, nous l’avons constaté) : l’absence de lumière. On remarque aussi que l’appareil Polaroid se substitue à la tête, en quelque sorte, ce qui ressortit encore à un autre jeu. J’aurai appris par la suite que Noblet est bien seule pour cette prise, car elle est réfléchie dans le convecteur de sa chambre.
Ci-dessus, un grattage, qui donne une sensation assez incroyable de volume, voire même, de bas-relief ! Ce haut de corps semble jaillir d’on ne sait quelle matière aqueuse, huileuse, interlope… aux partages des substances entre feu froid, huile ; et acide lactique. Cette dernière se propage ou provient du bas du visage, et remplit le reste de l’espace à droite du corps. Émulsive en chair. C’est une photo joyeuse, car je parie que le visage est souriant.
Ellen Carey est une grande photographe, il suffit d“’aller” sur son site (ici), pour voir l’ampleur de son œuvre. Ici, Noblet lui rend hommage. Bras levé, sein dressé, avec cette barre rousse… Qu’est-ce que c’est ? Je crois que Noblet me l’a dit, mais j’ai oublié… Je ne vais pas la déranger pour lui demander. En tout cas, il y a encore ici un ensemble de textures, qui font, encore une fois, du Polaroid un terrain semble-t-il illimité pour l’expérimentation en photographie, et, de ce point de vue, il faut saluer ici la maîtrise joyeuse de notre artiste. En effet, dans notre ère numérique (votre serviteur l’utilisant pour ses photos), on croit toujours qu’un bon coup de logiciel sur une photo pourra toujours donner quelque chose d’intéressant. Mais tout le monde n’est pas Gursky, par exemple ; et qui, avant tout, sait cadrer et prendre un sujet. Ici, Noblet, dans sa pratique, nous rappelle que l’art est, toujours, un travail de la main ; car c’est bien avec ses mains qu’elle traite l’image in vivo, sans ordinateur, sans autre post-production que le matériau lui-même. N’est-ce pas cela, le vrai truc (the real thing) ? Et je ne sais pas comment Noblet s’y prend pour faire autant de tours à l’image et au visible ; ce qui revient à la question : mais comment fait-on pour être artiste ?
En Une : Clotilde Noblet, Polaroid 600 périmé, “Dans le tube”, 2019
Léon Mychkine