Comment j’ai découvert Fernand (Ou la Couleur Sociale)

Vendredi 08 juillet (une date importante), je passais dire bonjour à certains chers tableaux au Musée d’Art Moderne du Centre Pompidou ; et parfois on y change les accrochages et, il me semble que là où j’y avais vu des Miró, j’ai “découvert” quelques toiles de Fernand Léger, et cela m’a parlé un tantinet (il faut que la peinture me parle, même avec effet retard…). Aussi, j’avais bien vu des tableaux de Fernand avant (peut-être), mais ce vendredi, j’ai été émerveillé par notamment les acrobates en gris :                            

Fernand Léger, “Les acrobates en gris”, 1942-44, huile sur toile, 183 x 147 cm, Musée d’Art Moderne, Centre Pompidou

Plus je contemplais ce tableau, plus je me se sentais heureux, comblé, au sens littéral. J’étais reconnaissant à Léger d’avoir peint cela. Sans pouvoir me l’expliquer. Peut-on toujours expliquer ? Bien sûr que non. Je me suis aussi, tout à coup, fait la réflexion que Léger était certainement sous-estimé dans l’histoire française du patrimoine pictural. Bref. Ce qui me fascine, dans ce tableau, notamment, c’est cet amoncellement gracieux des corps qui fait qu’on est bien incapable de les compter ! Combien y en a-t-il ?  Est-il même possible de les isoler chacun ? Les acrobates ont des manières bien à eux d’agencer leur corps, et parfois, c’est un méli-mélo. Ceci dit, ici, le méli-mélo est tout de même assez géométrique (vaguement rectangulaire). Ce qui surprend, aussi, c’est l’impassibilité des visages, bien sûr une signature chez Léger. Mais tout de même. Impassibilité et standardisation, d’ailleurs : même corps, même type de visage. Et puis, tout de même… cette peau bleue ! À lire les textes de Léger, on découvre qu’après la 1GM, période  qu’il décrit comme « grise et camouflée »,

« L’homme de 1921, rendu à la vie normale, garde en lui cette tension physique et morale des dures années de guerre. Il est changé ; les luttes économiques ont remplacé les batailles du front. Industriels et commerçants s’affrontent en brandissant la couleur comme arme publicitaire. Une débauche sans précédent, un désordre coloré fait éclater les murs. […] Je pense que l’on pourrait, si on le voulait, ordonner toute cette débauche colorée. Il y a un plan possible de distribution des couleurs dans une ville moderne : une rue rouge, une rue jaune, une place bleue , un boulevard blanc, quelques monuments polychromes. […] L’œuvre d’art sera l’orchestration de tous ces éléments plastiques groupés harmonieusement. »

À partir du moment où l’on peut imaginer une rue rouge, des monuments polychromes, etc., on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas peindre des épidermes bleus, n’est-ce pas ? ♦ Cette débauche de couleurs, Léger la voyait déjà en 1919, dans son tableau “La Ville”, qu’il n’hésite pas, dans un autre texte, à qualifier de « révolution plastique ». Pourquoi ? Parce qu’« il était possible sans clair-obscur, sans modulation, d’obtenir une profondeur et un dynamisme. Ce fut la publicité qui la première en utilisa les conséquences. » On peut se poser la question : Léger a-t-il raison de qualifier son tableau de 1919 de révolution plastique ? Qu’est-ce qui lui permet d’affirmer une chose pareille ? À-t-il raison ? ♦ Dans l’encyclopédie L’art et l’homme (1957) dirigée par René Huyghe, Bernard Champigneulle écrit : « Il est l’un des rares peintres à être entré dans le matérialisme de son époque — l’Âge de la machine. Ce “primitif des temps modernes”, impassible et impersonnel, peignait les cheminées d’usine, les roues dentées et les échafaudages avec une objectivité qu’il appliquait également à ses peintures des gens, dépourvus d’esprit et d’âme, qui en sont les esclaves. Sur son ordre, les arbres et les fleurs se soumettent à un équilibre abstrait et mécanique. Toute la peinture semble précieuse à côté des formes monumentales de Léger, de ses couleurs éclatantes (ces dernières parfois dissociées des premières), de son éloquence et de sa puissance d’expression qui portent son traitement du monde réel au-delà du réalisme.» Au moins, Champigneulle nous confirme à sa manière, que Léger a pénétré un domaine où presque personne n’est allé, ce qui laisse une porte ouverte pour l’unicité de l’œuvre. Maintenant, est-ce, il faut y insister, révolutionnaire ? Peut-être… Who knows?                                                                                                  

Fernand Léger, 1919, “La Ville“, oil on canvas, 231.1 x 298.4 cm, Philadelphia Museum of Art, USA

Franchement, je n’en sais rien. En tout cas, ce que l’on peut en dire, en 2022, c’est que cela reste un bien étonnant tableau. Il s’agit donc d’une ville. A priori, quelqu’un pourrait penser qu’il s’agit là d’une variation cubiste. Or pas du tout. Dès 1911, Léger a pris ses distances avec le cubisme, et par exemple son tableau “Nus dans la forêt” en atteste. Bref. Comment est-elle, cette ville ? Que pouvons-nous en dire ? Mais d’abord, pardon!, place à Fernand lui-même (1924) :

« L’hypertension de la vie actuelle, sa crispation quotidienne et due a 40% à l’ambiance extérieure dans la quelle on est obligé de vivre.

Le monde visuel d’une ville moderne, cet énorme spectacle dont je vous ai parlé au début, est mal orchestré ; il ne l’est même pas du tout. L’intensité de la rue brise les nerfs et rend fou.

Prenons le problème dans toute son étendue, organisons le spectacle extérieur. Ce n’est ni plus ni moins créer de toute pièce “l’architecture polychrome” englobant toutes les manifestations de publicité courante.

Si le spectacle est intensité, une rue, une ville, une usine peut tendre à une sérénité plastique évidente.

Organisons la vie intérieure dans son domaine : forme, couleur, lumière.

Prenons une rue : dix maisons rouges, six maisons jaunes. Mettons en valeur les belles matières, la pierre, le marbre, la brique, l’acier, l’or, l’argent, le bronze, évitons tout dynamisme. Un concept statique doit être de règle — toutes les nécessités commerciales, au lieu d’être sacrifiées, mises en valeur — une inquiétude constante.

La couleur et la lumière fonction sociale, fonction nécessaire.

Le monde du travail, le seul intéressant, vit dans une ambiance intolérable. Pénétrons dans les usines, les banques, les hôpitaux. Si la lumière y est exigée, qu’est-ce qu’elle éclaire ? Rien. Faisons entrer la couleur, nécessité vitale comme l’eau et le feu, dosons-la savamment, qu’elle soit une valeur plus agréable, une valeur psychologique, son influence morale peut être considérable. Une ambiance belle et calme.

La vie par la couleur.

L’hôpital polychrome.

Le médecin coloriste.»

En fait, Léger, il veut un art total, partout, pour tout le monde, c’est-à-dire exécuté par les artistes mais populaire, pour le peuple, dont il sait la souffrance et dénonce le manque d’accès à la culture, dès l’enfance. Il est étonnant, à ce titre, de voir comment il associe immédiatement « ville » et « spectacle ». Transformer la ville en spectacle permanent, c’est cela, en vérité, la véritable immersion dont on nous rabat les oreilles aujourd’hui sous couvert de monstruosité anamorphique… Il ne s’agit pas de peindre un immense tableau dans la ville, mais de transformer la ville en tableau. Il est très frappant de voir comment Léger prend au sérieux l’urbanisme et a compris son rôle toxique sur la psyché et les corps. Face à cela, il est persuadé que la couleur va tout sauver. Pourquoi pas ? Il est bien vrai que les villes sont grises, le plus souvent, uniformes, et Léger, dans son époque, constate que seule la publicité, le commerce, mettent en avant la couleur, qui, naturellement, rend heureux, influence coloriste que les publicitaires n’ont ni plus ni moins qu’emprunté aux artistes ! Juste retour des choses, il est temps que les artistes investissent la ville. Mais pas seulement pour des visées esthétiques, mais pour soigner les âmes. À ce titre, Léger reconnaît que les artistes sont

« encore très utiles comme producteurs », car si « la majorité des objets fabriqués et des “magasins spectacles” étaient beaux et plastiques à chaque fois nous [i.e., les artistes] nous n’aurions plus aucune raison d’être. »

Mettez de la couleur partout, et, dit Léger, vous verrez sa « fonction sociale ». Il n’est pas ingrat de remarquer une légère tendance utopiste à se convaincre que la couleur va apporter le bonheur sur Terre, mais il n’est pas moins remarquable de constater à quel point Léger a le souci des autres, du bien-être, convaincu que l’art peut y contribuer ; les artistes le savent : L’art fait du bien. ♦ Il y a une sorte d’égalitarisme chez Léger, au point que la figure humaine devient un objet comme un autre :

« Si on accroche solidement le matériel humain au matériel décor mobile, on a un champ d’étonnement considérable. La surface se décuple, le fond de la scène lui aussi est vivant. Tout peut bouger, “la mesure humaine” qui, jusqu’ici, était dominante, disparaît. L’homme devient un mécanisme comme le reste, de but qu’il était, il devient un moyen […] L’événement actuel, c’est la personnalité des objets, ils viennent de plus en plus au premier plan, l’homme passe derrière et doit régler leur avènement. »

L’expression « matériel humain » pourrait peut-être choquer, mais il ne faut pas la prendre au pied de la lettre ; Léger parle ici de construction plastique, pas d’être humain fait de chair et de sang. On peut le dire, avec Léger, le sujet humain devient un “objet” comme un autre dans le tableau, et il ne s’agit pas, comme l’indique érronément Champigneulle, de dépeindre des « gens dépourvus d’esprit et d’âme, [et] qui sont des esclaves ». Léger : « si une figure apparaît, qu’elle soit figée, fixe, rigide, comme un métal.» Comme dans “Ville” 1919. Les deux personnages descendant un escalier semblent des robots, tandis que les deux autres figures humanoïdes sont repérables en tant que réclames. Bien, nous avons tenté de resituer un peu l’historique, le contexte dans lequel Léger est amené à, en partie, peindre ainsi. “En partie”, car les éléments rapportés n’expliquent pas absolument pourquoi il peint ainsi. L’une des explications se trouve dans sa théorie de la peinture. Léger distingue entre « réalisme visuel » et « réalisme de conception ». Le premier concerne tout le Classicisme, il meurt juste avant les Impressionnistes, car c’est avec eux que commence le réalisme de conception. Le premier est subsumé, dominé, sous des catégories de “sujet”, d’“objet”, de “perspective”, tandis que le second ne s’occupe pas de ces réquisits. Il écrit, en 1923 :

« Un tableau comme je le comprends, qui doit équivaloir et dépasser en beauté le “bel objet” industriel, doit être un événement organique », ce qu’il appelle « l’état d’intensité plastique organisée ».

C’est effectivement intense. Léger dit ce qu’il fait. On aimerait bien, ceci dit, remonter le temps, et, avec une machine à la Richard Fleischer pénétrer dans le cerveau du peintre et, à l’aide d’un appareil qui n’existe pas encore, mais qui apparaîtrait à ce moment précis, comprendre comment Léger peut peindre un payage urbain semblable. Cela reste très étonnant, mystérieux, et, en partie incompréhensible, ce qui est aussi le but de l’art. Comme il l’écrit :

« L’œuvre plastique, c’est “l’état d’équivoque” de ces deux valeurs, le réel et l’imaginé. Trouver l’équilibre entre ces deux pôles-là est la difficulté, mais couper la difficulté en deux et ne prendre que l’un ou l’autre, faire de l’abstrait pur ou de l’imitation, c’est vraiment trop facile, et c’est éviter le problème dans son total.»

Cela me plaît beaucoup qu’un peintre, théoricien de surcroît, vantant un réalisme de composition, plaide aussi pour l’équivoque. Je trouve cela magnifique. Et c’est exactement ce dont il s’agit. Léger fait ce qu’il dit. Bravo, monsieur Fernand !

 

 

Ref. Toutes les citations de Fernand Léger proviennent du recueil d’articles et conférences issues de : Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Folio

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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