“Contemporary tart” : Est-il nécessaire de traiter de la laideur spéculative en peinture, et qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?

One of the reasons there’s so much talk about money is that it’s so much easier to talk about than the art, Zwirner told me one day.” (Nick Paumgarten, “Dealer’s hand”, The New Yorker,

 

Comme chaque jour, je cherche de l’art sur l’Internet ; nouveau Babel miraculeuse, dont la philosophie de l’histoire reste à faire. Tiens ! me dis-je, allons-voir sur le site de Sotheby’s les ventes en art contemporain. Et là, on pouvait s’y attendre, c’est assez consternant. Mais ce l’est tout autant chez Christie’s. Prenez par exemple le peintre Josh Smith, représenté par la galerie David Zwirner, qui enregistre quelque chose comme 500 Millions de dollars de chiffre d’affaire par an (source ici), tandis que la fortune de Zwirner, d’après Forbes, est estimée à $25 millions (source ici) :      

Josh Smith (b. 1976), Untitled, 2013, oil on panel, 122 x 91.4 cm

Je sais, ça fait mal aux yeux. Sachez cependant que cette “chose” a été vendue pour la modique somme de 175 000 USD. Comment est-il possible que cela soit vendu à ce prix ? Je ne le sais pas, je ne connais pas ce monde-là. On supposera toutefois que ce “monde-là” connaît des goûts pour le moins discutables, même si, on le sait, on ne peut disputer de ses préférences. Mais tout de même… Notez que je n’ai rien contre Josh Smith, il peut bien peindre ce qu’il veut et comme il l’entend ; il n’est que le membre d’une équipe innombrable qui “marche” bien. Dans une version pessimiste, on pourrait voir là un effondrement de la culture, et, oui !, du goût. Cependant, nous savons que, pour vendre, il faut un discours. Au sujet de Smith, la Notice de Sotheby’s nous dit ceci :   

L’œuvre Untitled de Josh Smith présente une image abstraite d’un coucher de soleil qui capte l’attention du spectateur grâce à des couleurs vives et saturées et à des coups de pinceau audacieux et gestuels. Smith combine des éléments de l’expressionnisme abstrait avec une sensibilité moderne, en se concentrant sur le sujet et la couleur. Untitled juxtapose des teintes intenses de violet, de jaune, de bleu et d’orange à la silhouette de deux palmiers noirs sur fond vert. Le ciel, composé de larges bandes d’orange, de violet et de bleu, semble vibrer d’énergie. Cette palette de couleurs évoque les moments de transition de la journée, peut-être l’aube ou le crépuscule, des moments riches en potentiel et en changement. Les silhouettes des palmiers constituent un point focal qui contraste avec l’arrière-plan coloré, soulignant la dualité entre la forme et la couleur, la stabilité et le chaos.

Le caractère physique de la technique de Smith, avec ses coups de pinceau vigoureux, ajoute une couche d’immédiateté à l’œuvre, faisant de l’acte de peindre lui-même un thème central. La subtile ligne d’horizon permet aux couleurs de se fondre les unes dans les autres, brouillant la distinction entre la terre et le ciel et encourageant un mouvement fluide sur la toile. Ce sens du mouvement résume l’énergie dynamique du monde naturel, tout en invitant à la contemplation des préoccupations environnementales contemporaines et de la fragilité des écosystèmes. La qualité immersive de la toile à grande échelle enveloppe le spectateur, créant un engagement profond avec l’œuvre qui transcende la simple observation. De cette manière, la peinture de Smith fonctionne à plusieurs niveaux, offrant à la fois un plaisir esthétique et une incitation à une réflexion plus profonde sur les problèmes mondiaux actuels.

Je me demande qui, en regardant ces croûtes, pourrait bien avoir à l’esprit à-propos de penser aux préoccupations environnementales contemporaines et de la fragilité des écosystèmes. C’est tellement putassier et grotesque à la fois qu’on ne sait pas s’il faut rire ou aller briser un abribus. Mais cela va crescendo, car voici que la

qualité immersive de la toile à grande échelle enveloppe le spectateur, créant un engagement profond avec l’œuvre qui transcende la simple observation.

Excusez du peu ! Anselm Kiefer n’a qu’a bien se tenir, la toile de 121.9 x 91.4 cm de Smith est immersive. En tant que telle, le spectateur, tout de go, est happé par l’œuvre est s’enclenche alors tout un processus de transcendance qui explose les simples frontières plébéiennes de la simple observation. Qui dit mieux ? C’est, on peut le dire, abyssal. Mais ce n’est pas encore fini. La richesse du tableau de Smith est telle que 

la peinture de Smith fonctionne à plusieurs niveaux, offrant à la fois un plaisir esthétique et une incitation à une réflexion plus profonde sur les problèmes mondiaux actuels.

Décidément, face à ce qui nous semblait un hommage contemporain au crépuscule, somme toute quelque chose d’assez trivial, mais toujours ô combien sublime, voici que la toile de Smith se confronte directement aux « problèmes mondiaux actuels.» Mais alors, les problèmes mondiaux qui surgissent, et parmi bien d’autres, pourraient être : La famine au Soudan, l’élévation du niveau des océans, le prix de l’huile d’olive… Ceci dit, je dois à la vérité de dire que j’ai repris ici une Notice pour une autre œuvre de Smith, tout à fait semblable, car traitant du même exact sujet, il n’y a qu’à changer le nom des couleurs ! Pour preuve :

Comparez les deux images, on peut constater que l’épouvantable laideur de ces tableaux ne saurait être départagée en terme de gradation ; le laid ⇔ le laid. On retiendra, grâce à la Notice, que « Smith combine des éléments de l’expressionnisme abstrait avec une sensibilité moderne, en se concentrant sur le sujet et la couleur.» Voilà un bien bon charabia “mainstream”, qui pourait s’appliquer à quasiment n’importe quoi d’avoisinant (la marge est très large). Ce qui est consternant, avec ce genre d’œuvres, C’est 1) que cela ne veut rien dire, 2) que c’est exécuté n’importe comment, 3) n’importe comment parce que c’est fabriqué en probablement vingt minutes. Ajoutons qu’une œuvre d’art, c’est à la fois un projet, et un processus. Or, de projet et de processus, dans ce genre de peinture commerciale, il n’y en a pas. Mais évidemment, ce n’est pas ce qui compte ni ce qui est attendu. Ce qui doit compter et être expecter, probablement, c’est de vendre ces débris de peinture le plus cher possible, car il paraît que, dans ces milieux, nombreux “savent” que la cherté vaut certificat de qualité. Mais, prenons cet autre exemple :   

Jules Olitski, “Third Coming”, 1981, acrylic on canvas, 99.4 x 55.9 cm, Sotheby’s

Ce tableau d’Olitski, qui n’est pas le dernier venu, s’est vendu pour 14,400 USD. Certes, vous direz vous, chaque peintre en Salle des ventes est nécessairement coté, coté au point. Soit. Oui, mais Olitski est bien plus célèbre que Josh Smith (à moins que je ne fasse erreur). Toujours est-il que ce tableau, “Third Coming”, témoigne d’un vrai travail de peintre, et certainement qu’il n’a pas été torché en vingt minutes. Le peintre a construit son tableau point par point, touche par touche, donnant une vibrance plus appuyée ici que là (il suffit de regarder).

Ci-dessus un détail, qui pourrait, pourquoi pas, constituer un autre tableau, détail qui suffit à appuyer ce que je viens de préciser (on ne fera pas l’honneur à Smith de détail, c’est bien assez parlant tel quel). 

Un autre détail. Si le lecteur clique sur le lien suivant, ici, il pourra constater que deux tonalités (le blanc étant le fond) dominent la toile, produisant au final ce que l’on pourrait qualifier d’ondes. On notera, au passage, la particularité des coins gauche en haut et droit en bas, comme des formes embryonnaires de prolongation. Encore une fois, c’est un travail de peintre, c’est réfléchi, il y a ici, dedans, du temps. Poursuivons ?

John McLaughlin, “#15-1963”, oil on canvas, 121.9 x 152.4 cm, Christie’s

Ce tableau de Mclaughlin a été acquis pour la somme de 113,400 USD. Rappelez-vous le prix, ou remontez la page, pour revoir ceux d’Olitski et de Smith… Là encore, on peut être surpris par la cote et le prix réalisé car, bien entendu, c’est bien meilleur que Smith. Et ce n’est pas parce que McLaughlin serait davantage connu que Smith, c’est juste que c’est un (bien) meilleur peintre, et qu’il a des choses à dire. Pourtant, vite vu, cela paraît bien géométrique ; comme “à l’époque”. Sauf que c’est peint à la main, sans machine, et, oserais-je m’avancer, sans ruban adhésif. Un bon peintre, enfin, à l’époque, sait encore dresser une ligne sans avoir besoin d’adhésif, et cela se vérifie en plan rapproché :  

Je crois que le détail ci-dessus prouve mon assertion, c’est bien peint à la main, entièrement, sans recours à un objet extérieur (adhésif, capiche ?). C’est, je le répète, cela aussi, un peintre ; il sait tenir outil et matière. D’une certaine manière, avec un tableau semblable, Mclaughlin contredit les attendus scopiques et prêt-à-penser relativement à la “rubrique” dans laquelle, officiellement, est rangé ledit : un pionnier du minimalisme et du hard-edge. Or le minimalisme ne veut surtout pas que le spectateur “sente” (‘feel’) la main ; aussi sa propension à l’exécution parfaite, sans le moindre soupçon d’intervention manuelle  (même les feutres informes de Morris — “Untitled (Brown Felt)” 1973, par exemple — n’ont pas été découpés à la paire de ciseaux, nonobstant l’accrochage, toujours aléatoire, qui produit souvent de bien belles symétries démembrées). Et le minimalisme, en cela rejoingant l’art dit conceptuel, aura souvent produit des œuvres qui sont usinées, c’est-à-dire depuis lesquelles, effectivement, on ne peut pas “sentir” le travail de la main. Mais en sus, quand on regarde ce tableau (pardon !, son image), on a aussi nettement l’impression d’effets de perspectives, soit un jeu entre colonnes noires et barres beige et blanches. Laquelle est l’ombre des premières ? Il est assez patent que McLaughlin y a pensé, vu l’agencement des barres. Et, là encore, ajouté au travail de la main, nous nous trouvons à mille lieux du (soi-disant) minimalisme.

À quoi aura servi ce petit exercice d’incursion critique ? Comme par hasard, remarquons que les artistes élus, sont, deux sur trois, morts. Tandis que le vendeur de tableaux (Smith), parce que plus jeune évidemment, est bien en vie. Cela ne signifie rien si ce n’est cette formule sur laquelle nous pourrions conclure : La raréfaction du vivant.

Léon Mychkine

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