Je ne suis pas partisan nécessairement du “tout est dans Tout”, bien que certains en sont, mais parfois, un éclair de détail nous décolle la rétine. Notez que cela arrive davantage souvent que parfois, en fait, quand on passe beaucoup de temps à regarder le réel ou les artefactss artistiques. Depuis cinq jours je scrute, comme jamais auparavant, notre cher Claude Gellée, dit Gelée, dit “le Lorrain ”, Claude Lorrain ou Claude, et spécialement ses dessins ; et là, mazette ! que n’ai-je considéré cela avant, mais enfin, et comme on dit, il y a un temps pour tout (« créer un poncif c’est le génie », comme écrit Baudelaire). Et donc, par exemple, tombant dans une monographie sur “Arbres et roches près une cascade” (c 1635), vérifiant près de la source (British Museum), agrandissant comme une excitation neuronale, je vois ceci, et je pense à… la Préhistoire.
La pensée du télescopage.
On pense à des branches d’arbre, excepté que l’on ne sait pas très bien déterminer le milieu alentour. S’agit-il de roches ? Certainement. Mais elles sont tellement éthérées ; ce qui, à peine posé, nous questionne déjà. Car enfin, comment une roche pourrait-elle être éthérée ? (Heidegger en parle-t-il dans son “Élégie de la Roche-Tranquille-Posay” ?) Je ne sais pas. Mais alors, pourquoi penser à ce que d’aucuns, et la majorité, appellent “l’art préhistorique”, tandis que les artistes (s’ils en furent) n’ont jamais, jusque plus ample informé, dépicté des paysages, mais principalement des animaux, des symboles impénétrables, et très rarement des corps humains ? Mais jamais un arbre dépicté dans une grotte gravettienne. Et cela, comme on dit en bon français, « pose question.» Pourquoi les Gravettiens (prenons ce groupe humain comme paradigmatique) n’ont-ils jamais tenté de représenter le paysage ? Réponse (purement spéculative): L’essentiel de la nourriture provient des animaux ; l’agriculture n’a pas encore été inventée, par conséquent, cet animal que nous tuons, constitue à la fois un besoin absolument vital pour survivre et une sorte d’“autre” absolu que l’on ne comprend pas (les choses ses sont beaucoup améliorées, nombreux sont celles et ceux qui conversent avec leur chien, chat, et même crocodile !) —, on ne peut pas parler avec lui, et même s’il est doté de voix, il s’en sert pour produire des sons que nous ne pouvons interpréter. Et, comme nous, il a des poils, du sang chaud, des organes qui peuvent ressembler aux nôtres. De ce point de vue, l’arbre, le végétal, ont des fonctions parenthétiques ; ils sont certainement utiles (cueillette), mais pas vitaux comme l’est l’animal que l’on pourchasse, qui est vivant — il n’est pas certain que l’on pense “vivant” l’arbre et le végétal comme est vivant l’animal… Sinon, pourquoi n’y a-t-il pas d’arbres ou de plantes sur sites et grottes du Gravettien ? Il doit bien y avoir une raison.
Gombrich (1960/1994), à-propos des galons d’or en passementerie sur le manteau de “Jan Six”:
il a dû apprendre à construire l’image de la tresse d’or étincelante dans tous ses détails avant de savoir ce qui pouvait être omis pour le spectateur prêt à se retrouver à mi-chemin. Dans le portrait de son mécène éclairé Jan Six, un coup de pinceau suffit vraiment à faire apparaître la tresse d’or — mais combien d’effets de ce genre a-t-il dû explorer avant de pouvoir les réduire à cette simplicité magique ! [Art and Illusion : A Study in the Psychology of Pictorial Representation. I.e., Ma traduction].
Dans un article (ici) je me demande si, plutôt que de « simplicité » il ne faudrait pas plutôt parler d’ « abstractisation ». Et puis un temps plus tard je “découvre” Wölfflin, et là, c’est l’effet tunnel télescopage. Wölfflin distingue deux types de peintres, dès le XVIIe, qualifiant Dürer de « linéaire » et Rembrandt de « pictural ». Pour Wölfflin (1915/2017), le style linéraire se décrit par son attachement à la « ligne », au « contour », tandis que le style pictural se définit en terme de « masses ».
Voir de façon linéaire, c’est donc chercher le sens et la beauté des choses en premier lieu dans leurs contours — les formes intérieures ayant elles aussi leurs contours — en sorte que l’œil soit guidé vers les limites des objets et soi invité à les appréhender par les bords. Voir par masses, en revanche, c’est détourner sont attention des limites, les contours étant devenus plus ou moins indifférents, et les objets apparaissant alors comme des taches qui constituent l’élément premier de l’impression. Peu importe en ce cas que ce soit la coleur qui nous parle ou seulement des espaces clairs ou obscurs. […] Pour spécifier davantage, ces différences de style, disons que la vision linéaire sépare toujours une forme d’une autre forme, alors que la vision picturale cède au contraire à tout mouvement se propageant à l’ensemble des choses. (Principes fondamentaux de l’histoire de l’art).
Il n’est alors pas étonnant même que Wölfflin parle d’« impressionnisme » chez Rembrandt, de « lueur blanchâtre » pour dépeindre un col de dentelle chez Hals. À ceux qui s’étonneraient que l’auteur ait recours à un tel terme qu’« impressionnisme » chez Rembrandt ou Hals, Wölfflin écrit :
Si on qualifie d’impressionnisme que les manifestations extrêmes de cet art, il faut avouer qu’elles ne représentent rien d’essentiellement nouveau. On aurait peine à fixer le point où s’arrête le style « qui n’est que pictural », et où commence l’impressionnisme. Tout est passage. (Id).
Parenthétiquement, nous devons saluer cette magnifique formule de Wölfflin : « Tout est passage », qui semble directement inspirée d’Héraclite (-544/-480 BC), qui nous laissa ce merveilleux “motto” : Panta Rheî (Πάντα ῥεῖ), “Tout s’écoule”. Certes, au pied de la lettre, il y a peu de rapport entre le dire d’Héraclite et les arts plastiques, voire aucun, mais si Wölfflin fait signe vers cet héritage, c’est pour dire qu’en matière de “matière picturale” les passages sont bien plus “smooth” qu’en termes linéaires, c’est-à-dire que les passages sont, pour le dire ainsi, formels. En fait, dans les dessins de Claude, tout est tellement entremêlé entre linéarité et picturalité que l’on peut retrouver le motto en acte de Wölfflin. Pour preuve :
Si le lecteur ne voit pas très bien ce dont il s’agit, rappelons cette dualité entre linéarité et picturalité. Si, dans ce dessin, nous pouvons assez bien saisir certains “traits”, certains contours, il n’est pas certain que tout soit circonscrit d’une manière indubitable, comme ici :
Je vous prie de bien vouloir considérer ce détail, et de vous demander en quoi cette partie du paysage serait, a minima, “réaliste” ? Notez que je ne pose pas la question en mode accusatoire, mais, simplement, sur le mode de l’étonnement. Je veux dire, ce détail pourrait tout à fait s’inscrire dans un registre contemporain. C’est un détail magnifique, par ailleurs. Au vu de l’enseignement de Wölfflin, nous proposons de remplacer « impressionnisme » par « abstractionnisme »; car qu’est-ce que l’impressionnisme si ce n’est un mouvement abstractisant français, tandis que, rappelons-le, « impressionnisme » est entaché par l’appellation moqueuse de L. Vauxcelles en 1874, critique d’art nul s’il en fut (cependant, que, stupeur générale, sur le site électronique du Musée d’Orsay, nous lisons : « Louis Vauxcelles, né Louis Mayer, est un des critiques d’art français les plus influents du début du XXe siècle. Il donnera son nom au fauvisme et plus tard au cubisme. Il a utilisé divers pseudonymes : Pinturrichio, Vasari, Coriolès, Critias.»). Bien, il serait temps, de revenir à notre cher Claude. On se souvient de la distinction wölflienne entre “vision linéaire” et “vision picturale”. Alors, lecteur, de ce dessin “arbres et roches près une cascade”, qu’en dirais-tu ? Linéaire ou pictural ? “Pictural” bien sûr ! Rappel :
alors que la vision picturale cède au contraire à tout mouvement se propageant à l’ensemble des choses.
Bien compris, cela signifie un phénomène-processus que l’on pourait nommer « porosité », et, du côté amont, « proto-abstractionniste ». Au fait, où est la cascade ?
L’eau provient d’une division supérieure, avec plusieurs sorties. Et oui, avez-vous remarqué, elle est grise, gris-blanche. Eau de craie. Bien étrange. Et le fond, on y retourne ?
C’est fabuleux. C’est éthéré, quasi vaporeux, le tout dans un ton anti-mimétique — à part la couleur des arbres, des branches, rien de chromatiquement réaliste ici ; ce n’est bien évidemment pas un reproche, mais un constat ; un constat, encore une fois, d’étonnement bienveillant et accueillant. Pour ma part, le premier étonnement matutinal, déjà, c’est d’être en vie ; ensuite, ouvrant les volets de mon bureau, c’est de voir la Loire (qui me fait souffrir car elle est basse), voir le ciel, les nuages ; car, comme disait Héraclite, « le soleil est nouveau chaque jour ». La langue étasusienne a dû avoir un héraclitéen dans l’expression “it’s a brand new day”, très commune en américain, mais dont nous, français, ne connaissons l’équivalent. Ceci dit, l’étonnement artistique, c’est encore autre chose, bien sûr. Parce que l’étonnement artistique, comme l’a bien compris N. Poussin lecteur d’Aristote, l’art montre l’impossible, et l’impossible est plus intéressant que le réel, du point de vue artistique bien entendu.
Léon Mychkine