Soit deux canöes, ou canots ; d’abord celui de Monet :
Et celui de Doig, qui en a peint une série de sept (sans compter des centaines de sérigraphies sur le même sujet…) :
Rappelons qu’il est admis que Peter Doig est un grand peintre. Mais il paraît que Damien Hirst l’est aussi, et on expose les toiles infantiles de Fabrice Hyber en le glorifiant tout autant. Parfois, il semble que l’époque soit cul par-dessus tête. Mais comme l’a remarqué récemment et judicieusement dans Le Quotidien de l’Art, Martin Herbert (“Pourquoi les « 1 % » du milieu de l’art fascinent autant”, publié le 23 novembre 2023), rédacteur en chef-adjoint d’ArtReview, que ce n’est pas dans les méga-galeries d’art (à la David Zwirner) que nous trouverons l’art contemporain le plus intéressant et vivant. Il nous dit :« marchez vers les petites galeries montantes, observez, posez des questions, cherchez des informations complémentaires, aiguisez votre curiosité.» Certes, nous n’avons pas attendu Herbert pour son message, qui semble avoir découvert la lune, mais il est bon qu’une personnalité nous parle ainsi, insinuant, par là-même, que les gros paquebots, des Zwirner à la Fondation Vuitton en passant par la Bourse du Commerce – Pinault Collection, entre autres, nous ne rencontrons souvent que de l’appât-à-plus-value, tout comme un ami peintre, connaisseur avisé du milieu, m’indiquait que l’exposition “Monet – Mitchell” à la Fondation Vuitton n’avait été produite que pour faire grimper la cote de Mitchell. Autrement dit, Arnault s’en fiche complètement d’établir un quelconque parallèle avec Monet. Mais tel n’est pas notre cas. Bien. Revenons à notre “comparatif” entre Monet et Doig. Ce que l’on remarque de suite, en regardant l’image chez Doig, c’est qu’il dépeint la mer n’importe comment. Il paraît en effet difficile de vouloir donner l’idée de l’eau comme le fait Doig, avec ces inconcevables brossages verticaux. Ne parlons même pas de l’absence totale de perspective. Il ne s’agit pas ici de nier à Doig de dépeindre la mer par brossages verticaux, à dire vrai, il est bien libre de la dépeindre comme il l’entend ; mais alors, la question est, suivant cette liberté : Qu’est-ce que cela “donne” ? Voyons de plus près :
Comprenez bien. Si Doig interrogeait d’une manière originale les fluctuations de l’eau, ce serait intéressant, mais hélas, il la peint n’importe comment cette eau (et ne parlons pas de cette ombre orange…!), tout autant exactement comme le ciel :
Voyez ? Là non plus, Doig n’a pas de proposition alternative pour dépeindre le ciel, et donc, encore une fois, il peint n’importe comment. Ce n’est pas un jugement de valeur, c’est un fait. Ce tableau de Doig est très célèbre, mais on peut se demander pourquoi ? L’une des réponses, c’est que Doig est devenu hors de prix, accessible que par des milliardaires, il est donc une “star” du monde de l’art contemporain, à son corps défendant, car nombreux sont les entretiens attestant qu’il n’est pour rien dans les processus qui ont conduit à transformer ses tableaux en tiroirs-caisses ; d’ailleurs, il dit maintenant qu’« il a décidé d’arrêter de vendre ses toiles.» (journal Libération, article de C. Mercier, 07 novembre 2023). Alors, une fois examinés ces deux détails, que nous dit Monet à ces sujets ?
Alors là, nous sommes dans ce que j’appellerais la consistance. Je ne vois pas d’autre terme. C’est consistant. Et c’est consistant en tout point :
Il n’y a pas de ciel dans le tableau, cherchons un ciel de 1890 :
Il n’y a pas de ciel bleu disponible en 1890, ce sera donc 1891, avec “Peupliers sur l’Epte” (huile sur toile, 81,80 x 80,31 cm, National Galleries Scotland, Edinburgh). Voyez, les touches ne sont pas forcément homomorphes, mais l’impression (sans jeu de mots) est beaucoup moins celle d’un laisser-aller comme chez Doig ci-avant. Vous doutez ? Allez !, encore un essai :
Là encore, il y a de la cohérence, établie principalement par des touches obliques. Monet est un peintre de génie et, même si le ciel ne peut pas ressembler à ces touches de pinceau, nous avons encore un équilibre, certes non académique, mais ce n’est pas le problème ; car c’est bien l’attention de Monet qui fait tenir le motif abstractisé. D’un côté, nous savons qu’un ciel bleu ne peut pas se présenter ainsi ; de l’autre, nous acceptons l’abstractisation, comme déjà
Digression nutritive →
Rembrandt l’avait faite “passer” dans un mixte entre réalisme et abstraction, tel que par exemple les galons d’or en passementerie sur le manteau de “Jan Six”,
tel qu’Ernst Gombrich nous le fait remarquer dans son livre Art and Illusion (1960):
Prenons l’évolution de Rembrandt : il a dû apprendre à construire l’image de la tresse d’or étincelante dans tous ses détails [Gombrich illustre aussi par l’“Artemisa ou Sophonisba” (appelé ainsi à son époque), de Rembrandt, avec ce détail ci-dessous]
avant de savoir ce qui pouvait être omis pour le spectateur prêt à se retrouver à mi-chemin. Dans le portrait de son mécène éclairé Jan Six, un coup de pinceau suffit vraiment à faire apparaître la tresse d’or — mais combien d’effets de ce genre a-t-il dû explorer avant de pouvoir les réduire à cette simplicité magique !
Toute la question est de savoir s’il s’agit bien là de simplicité ou, plus extraordinairement, d’abstractisation. À mon humble avis, et ce n’est pas une formule convenue face au géant Gombrich, c’est très sincère, il me plaît à penser que, dans ce moment de passementerie, mais tout autant pour les boutons comme pour le col du manteau de Jan Six, Rembrandt “saute” dans l’abstractisation, sans peut-être même le savoir, je veux dire par là : sommes-nous prêts, en 1654, à parler “vraiment” d’abstractisation ? Non, car ce serait certainement anachronique. Cependant, que produit donc ici Rembrandt ? Simplification ou abstractisation ? On pourrait remettre en cause ce terme de simplification, ce que je fais, on l’aura compris, car cela me semble, à dire vrai, représenter un terme pour autre chose. Laissez-moi chercher afin d’illustrer ce que je veux dire. [Un peu plus tard]. Prenez cet autre tableau de Rembrandt, “Les pèlerins d’Emmaüs”:
Voyez, ce tableau, eh bien il est peint d’une manière “simple”, il n’y a pas d’effet du peint trop détonant et, surtout, il est simple dans sa chromie, assez unifiée, entre le beige brun, le jaune zinc, et les sombretés ; simplicité qui n’empêche pas la dramatisation de la mise en scène, signifiée par la présence presque en surplomb, à la taille surréelle, du Christ ressuscité et de la stupeur, en contrebas, du pèlerin. Certes, concernant le portrait de Jan Six, on peut comprendre l’emploi du mot « simplicité » dans le sens où, effectivement, Rembrandt n’a probablement appliqué qu’un seul trait de pinceau pour exprimer les galons, en n’ajoutant rien, ni repentir, ni mesure équanime des galons entre eux, ce qui devait d’ailleurs certainement être le cas. Le geste de Rembrandt est totalement extraordinaire, d’une folle, osons-le mot, avant-garde. Mais, encore une fois, le peintre a-t-il pleinement conscience de son geste ? Le tableau du portrait de Jan Six cote 112 x 102 cm, on peut donc largement remarquer la “grossièreté” des boutons, galons, et rebords de manteau ; nous ne sommes pas dans l’inframince. Maintenant, que se passe-t-il dans l’esprit de Rembrandt quand il décide de passer du rythme de la mimêsis à celui de la dépiction, dans le même tableau ? Regardons l’image complète :
À dire vrai, regardant cette image, on peut remarquer que l’abstractisation concerne l’ensemble du tableau, y compris le visage :
Pourquoi parler d’abstractisation dans le cas du visage de Six ? Eh bien, il suffit de regarder, n’est-ce pas ? Il n’y a rien de lissé dans cette carnation, il s’agit de touches qui, d’un pur point de vue formel lié à la mimêsisn (i.e., du point de vue naïf, c’est-à-dire anté-Aristote), n’ont aucun rapport entre eux au point de former une cohérence plastique (au sens ici de « peau »). Ce n’est pas un effet nouveau chez Rembrandt, il suffit de regarder deux tableaux antérieurs, tel l’autoportrait de 1628 :
ou bien le portrait de “l’homme riant”, de 1629 :
Certes, l’“autoportrait” et “l’homme riant” sont des “tronies” (cet article pour ce terme), mais la “tronie”, en néerlandais, ne signifie rien d’autre que « visage » ; il ne s’agit donc pas d’une caricature. Mais, en parallèle à ces dates troniennes, on peut penser au bref contemporain de Rembrandt, Adriaen Brouwer, hélas décédé très, trop jeune (1605-1638), qui peignait ses tronches populaires souvent exactement de la même manière que dans nos deux détails rembrandtesques ci-dessus :
Il est temps de conclure. Mais pas encore.
À dire vrai, qu’est-ce que le saut définit dans l’abstraction si ce n’est la radicale coupure entre ressemblance et dépiction, entre réalisme et autonomie du peint ? Dualité que Rembrandt, dans un geste récurrent, une incalcubale audace, et un “don” extraordinaire, aura commencé de paralléliser dans un même tableau, et ce à plusieurs et nombreuses reprises.
Reprise → À l’inverse, ciel et eau maritime de Doig sont juste repoussants ; ce n’est pas de la bonne peinture, et voilà comment on surdétermine un peintre. Il peut paraître anachronique de comparer des tableaux de Monet avec ceux d’un peintre contemporain, mais, je vous le dis, si un peintre n’est pas capable de questionner le réel mieux que Monet, et ceci 110 ans plus tard, alors ce n’est même pas la peine. La plupart des tableaux de Monet demeurent des propositions, et pas seulement des “objets historiques”, des propositions qui restent d’une extraordinaire audace et vivacité. A contrario, il n’est pas du tout certain que les tableaux de Doig puissent bénéficier d’une semblable atemporalité. Cependant, d‘aucuns pourraient juger qu’il est inconséquent de comparer Doig et Monet, alors, tenez !, voici un ciel chez Gerhard Richter :
Chez Richter, on voit, à peu près, comment le ciel est dépeint, c’est-à-dire que, comme chez Monet, on voit la peinture, on ne l’oublie pas au profit du motif (i.e., l’illusionnisme), mais, comme chez Monet, la manière est cohérente, autrement dit, on y “croit”, à ce ciel, même si l’on sait qu’il n’est pas réel, et c’est encore autre chose que ce que l’on définit classiquement comme l’illusionnisme. Autrement dit, tant chez Monet que Richter, la matière n’est pas tant illusoire qu’elle “tient”, i.e., l’assemblage des textures est pertinent, to say the least.
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Acta est fabula.
Refs/Calvin Tomkins, “The Mythical Stories in Peter Doig’s Paintings”, 12-04-17, The New Yorker /// Ernst Gombrich, Art and Illusion. A Study in the psychology of pictorial representation, Thames & Hudson, 1960
Léon Mychkine
écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France
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