Léon Mychkine : Tu m’as dit que tu trouvais un intérêt de parler avec moi, peux-tu préciser ?
Laurent Esquerré : c’est de mieux comprendre mon travail, peut-être, de mieux le définir.
LM: voilà que je me sens responsable
[rires]
LE: c’est vrai que j’en parle souvent par périphérie, par histoires, par gens qui l’ont côtoyé, mes chemins, mes rencontres ; je ne le mets pas au centre du propos.
LM: tu tournes autour du pot.
LE: un peu, oui, c’est ça. Il y a une façon de tourner autour du pot, de peur d’en parler.
LM: et tu aurais envie de rentrer un peu dedans.
LE: je ne sais pas si j’en suis capable.
LM: ah!
LE: enfin, déterminer un cercle, c’est aussi en fixer le centre.
LM: c’est joliment dit. Bien! Et tout cela a commencé comment ? Aux Beaux-Arts, ou avant ? Par la peinture ?
LE: par le dessin. J’ai toujours dessiné. J’avais des petits cahiers, je me notais des petits espaces. Je n’ai jamais cessé de dessiner.
LM: et tu t’es dis que tu serais artiste plus tard ?
LE: ma mère y croyait aussi. J’ai vécu dans les objets. Mes parents étaient antiquaires. J’avais tout le temps autour de moi des objets qui circulaient. Mes parents étaient spécialisés en Art Nouveau. Alors je ne sais pas s’il y a quelque chose qui peut venir de ça, mais il y avait pas mal de Walter [Amalric], d’Argy-Rousseau, des pièces de Nancy, qui étaient faites en pâte de verre, avec des insectes, d’animaux, des lampes Gallé, des Lalique.
LM: ah oui ! Entouré de belles choses, de très belles choses même !
LE: donc mon rapport à l’art débute avec les objets d’art qui m’entourent. Parfois j’y pense et je me dis que je suis toujours sensible à ces objets qui peuvent être positionnés dans un endroit, que l’on regarde, on a besoin de les regarder. J’aimais beaucoup, entre autres, les insectes d’Amalric Walter et les petits bas-reliefs d’Henry Cros.
LM: entouré de beauté.
LE: et tout ça dans une maison entourée d’HLM en plein milieu du quartier populaire du Mirail à Toulouse. Je n’étais pas à l’école du coin, mais chez les Jésuites. Tout cela créait une tension. Pourtant, je ne voyais pas le Mirail comme quelque chose de laid non plus. Il y avait de la verdure, j’étais très heureux. Il y avait de l’espace, les grands ensembles de Candilis, qui était le Corbusier du coin. Ce n’était pas miséreux.
LM: donc tu décides de devenir artiste à l’adolescence ?
LE: après le Bac, je décide de faire les Beaux-Arts à Toulouse, mais je n’ai pas été pas admis.
LM: et pourquoi ?
LE: eh bien peut-être que mon dossier n’était pas mûr. J’ai pris des cours de dessin et de modèle vivant à l’âge de 16-17 ans chez Luc Peltriaux, qui était un très grand dessinateur et graveur. Il a vu que ça matchait, que je progressais beaucoup et a envoyé un mot à mes parents pour dire qu’il fallait que je continue. Mais suite au refus des Beaux-Arts de Toulouse, c’était compliqué. Je suis allé à la Fac, en biologie, mais au bout de 4 mois j’ai arrêté et j’ai décidé d’aller aux Beaux-Arts de Paris.
LM: donc tu es allé à Paris, et tu as été prix aux Beaux-Arts.
LE: d’abord à la Rue Blanche [ENSATT] en section décoration. Puis j’ai été pris aux Beaux-Arts et j’ai abandonné la Rue Blanche.
LM: donc aux Beaux-Arts tu commences dans le dessin
LE: et puis la peinture assez rapidement. Un peu de céramique. Mais je sens que la sculpture, c’est pas très compliqué en fait, ça va vite. Il n’y a pas de souffrance, il y a un peu plus de dureté. Si je retrouvais en peinture la légèreté que j’ai en sculpture, je serais très heureux.
LM: parce que la peinture c’est plus dur ?
LE: C’est plus lourd pour moi. Je ne sais pas si c’est le bon mot. Il y a ce fait-là, par exemple. Tu sors la peinture des tubes, tu ne remets jamais les bouchons, il y a ce bouchon qui disparaît, ton tube qui reste au bord de la table, et il va coaguler.
LM: il va sécher
LE: comme une plaie, et chaque fois tu re-crèves, avec le bout du pinceau, cette plaie, et j’avais cette phrase : « c’est comme si la peinture c’était la coagulation d’un doute. »
LM: c’est joli ça.
LE: Et j’ai dit à Alberola : « C’est toi qui a dit cette phrase ? » Et il me répond « je n’ai jamais dit ça ». Bon, alors c’est moi.
[Rires]
Il y a ce rapport entre la cicatrisation et le fait de peindre. Et même s’il y a ce processus de séchage en sculptant l’argile, c’est différent. Tu pars de la terre, cette terre tu la suis, il y a le passage au four, il y a quelque chose qui se passe dans l’acte, dans le processus, que j’apprécie ; c’est-à-dire suivre la pièce, être à son service, se mettre au service d’un matériau.
LM: comme si avec la sculpture, tu avais un rapport de dialogue, plus qu’avec la peinture. [pause] Et après les Beaux-Arts, que se passe-t-il ?
LE: je reste à Paris 3-4 ans, je retourne à Toulouse.
LM: donc la sculpture, ça commence aux Beaux-Arts ?
LE: très peu, ça commence à 32 ans.
LM: donc 5-6 ans après les Beaux-Arts. Et ça commence avec quoi ?
LE: l’argile. À l’atelier, et puis après dans un atelier de poterie, la Poterie Not, avec qui j’ai travaillé pendant huit ans. Une vraie histoire d’amitié, avec les quatre potiers, qui m’ont donné tous les moyens pour faire ce que je voulais.
LM: magnifique.
LE: oui, c’est une histoire assez belle. Et ils ont un bleu magnifique, un bleu de cobalt, absolument extraordinaire. J’achète un pichet bleu et tout part de ce bleu. Il y a une phrase de Desnos qui me touche beaucoup, qui vient me tenir à chaque fois, à chaque fois que je fais des choses :
Une étoile qui meurt est pareille à tes lèvres,
elles bleuissent comme le vin répandu sur la nappe.
C’est le petit passage d’un poème de Desnos [i.e., L’Idée Fixe], qui met en relation nourriture, mort, bleu, étoile, lèvres… C’est comme s’il avait cristallisé une partie de ce que j’aime ; et de ce que je suis aussi.
LM: et donc tu commences à faire des sculptures avec du bleu ?
LE: oui. Souvent des crânes avec des objets posés dessus. Mais avant ma rencontre avec la Poterie Not [non loin de Castelnaudary], la première sculpture que je fais, c’est un cube rouge. Un petit oiseau posé sur un énorme cube.
Je fais des recherches, je vais voir des usines, des artisans, dans toute la région de Toulouse, et je n’y arrive pas. Finalement, j’en fais un en résine, en recherchant des différences de traitement de la matière. Je l’expose, il plaît beaucoup et j’ai des commandes pour cet objet. J’en réalise une dizaine.
LM: dingue !
LE: je les ai tous vendus. Et j’en réalise aussi trois en céramique. Donc il y a ce cube, et il y a cet oiseau qui se pose sur le cube, sur un crâne, qui se pose partout où il a envie de se poser, sans se poser plus de questions. Il y a un autre personnage qui émerge, et ça remonte aux Beaux-Arts. Je passe rue Guénégaud [Paris VIe] et je vois en vitrine une scène sexuelle sculptée entre un âne et une femme, un déhanché énorme. Très jolie, très bien faite. Je m’apprête à l’acheter ; elle était vendue. Plus tard à Toulouse, je tombe sur un grand tableau de Gervais, qui représente “La Folie de Titania” d’après Le Songe d’Une Nuit d’Été de Shakespeare.
Et en fin de compte, j’arrive à récupérer les indices de cette œuvre. Dans la pièce, Titania reçoit un poison qui fait qu’elle va tomber amoureuse du premier être qu’elle va rencontrer. Et le premier être qu’elle rencontre, c’est un âne. Et donc entre la Poterie Not et mon atelier, il y a ce travail sur cet âne.
LM: J’aime beaucoup les ânes.
[Après un détour par le récit de son inscription dans le milieu parisien de l’art contemporain, rempli d’aigrefins et parsemé de coupe-gorges, l’artiste en vient au projet dans la cathédrale de Rennes]
LM: alors qu’est-ce que ce projet ?
LE: c’était un projet qui donnait à un artiste la possibilité d’occuper la coupole de la cathédrale de Rennes, un projet qui avait été abandonné en 1850, faute d’argent. Il devait y avoir quatre anges dans les écoinçons, c’est-à-dire ce qui soutient les arches qui soutiennent la coupole
LM: ce sont des anges ?
LE: non, ce sont quatre pièces qui représentent les quatre Évangiles. Ils font quatre mètres, en argile. Et ça m’a pris trois ans de boulot pour y arriver. Un an après, je suis recruté aux Beaux-Arts de Paris, et quatre ans après nous sommes là, tous les deux face à face.
[Rires]
LM: excellent ! Et combien pèse un Évangile ?
LE: 700 kilos. Voilà, c’est un travail important, qui offre une sorte de pérennité à mon travail pour au moins trois cents ans,
[Rires]
ça calme
LM: ça pose son homme. Et ce qui est amusant, ce que tu es autodidacte en sculpture et prof de sculpture aux Beaux-Arts ; c’est une belle moralité de l’histoire. […] Ce qui m’intéresserait de savoir, c’est Qu’est-ce qui fait que tu vas passer du figuratif au non-figuratif, dans la sculpture ?
LE: ah mais je n’ai toujours fait que du figuratif.
LM: ah d’accord…
LE: tu as vu du non-figuratif ?
LM: oui.
LE: dans quoi ?
LM: des œuvres.
LE: ah oui ? Des anguilles qui passent dans des trucs ?
LM: oui
LE: c’est toujours du figuratif.
LM: d’accord. Pourtant il m’est apparu qu’il y a des œuvres qui sont plus abstraites que d’autres. Mais donc je me trompe. Ce n’est que du figuratif. Mais c’est plus ou moins explicite.
LE: Peut-être. Je n’ai jamais pu faire quelque chose qui soit entièrement…
LM: abstrait.
LE: oui, il y a toujours une forme qui reste reconnaissable.
LM: Comment crées-tu ?
LE: j’ai du mal à partir d’une feuille blanche.
LM: tu attaques tout de suite dans la matière ?
LE: ou bien ça peut être à partir d’autre chose, comme la littérature, comme par exemple avec Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, avec Gilliatt qui combat une pieuvre. Je lis le livre, et j’attaque. Et j’ai fait comme ça toute une exposition à la Galerie Julio Gonzales, les tableaux, les objets, à partir du littéraire, ce héros qu’est Gilliatt qui défie les éléments, qui imagine qu’il y a des poissons qui vivent dans l’air, etc. Ça peut partir de ça, Victor Hugo, Desnos, Shakespeare, etc. Je pars de quelque chose qui vient de l’extérieur.
LM: alors, et par exemple, ce lièvre, d’où vient-il ?
LE: il est venu comme ça. Il n’y aucune réflexion particulière.
LM: c’était un lièvre floral.
LE: floral, presque rose des sables, un peu handicapé, assez beau, toujours dans la beauté. Et à Toulouse, chaque maison a ce lièvre.
LM: ah oui ?
LE: J’en ai fait une trentaine. Autant j’en fait, autant j’en vends.
[Rires]
C’est comme si je faisais des éclairs au chocolat.
LM: tu pourrais ouvrir un magasin : “Au Bon Lièvre”. […] Et cette statue, remplie de seins, qu’est-ce donc ?
LE: au départ, j’avais déjà les pieds, un sein, et c’est monté. Alors ça peut faire penser à l’Artémis d’Éphèse
Je l’ai appelé “Maria”, c’est le nom de la personne qui a servi de modèle. C’est une pièce qui arrive comme ça ; ça monte, et on s’arrête là.
LM: et ce que j’ai remarqué aussi, en parcourant ton site, c’est que tu peux faire des petites pièces, et des pièces très grandes. Qu’est-ce qui fait que tu passes de l’une à l’autre ?
LE: ça dépend de l’espace. Je prends beaucoup de plaisir à travailler dans les espaces. Je regarde, j’imagine. Souvent, quand on me propose un lieu, je peux mettre un mois et demi pour imaginer ce que je vais pouvoir y faire. Cette pièce, par exemple :
Là c’était à Poitiers, dans la Chapelle Saint-Louis. La pièce fait 25 mètres. Et là, dans cet espace, je ressens l’idée de sculpter de l’eau, qui arrive à trois-quatre mètres de hauteur, et de mettre le public dessous.
LM: ah oui, c’est spectaculaire.
LE: encore une fois, c’est beaucoup d’énergie pour une œuvre qui est restée deux mois en place. Je l’ai d’abord élaborée dans mon atelier, à Ivry, avec mon assistante.
LM: Et tout ça en aluminium et fer.
LE: Oui. […] Et après, j’ai un ami photographe Mosé Biaggio Moliterni qui, sachant que j’aime bien faire des grandes pièces, me dit qu’il aimerait que je rencontre une de ses connaissances qui pourrait m’offrir l’espace pour ça. Et là, je fais la connaissance de Vincenzo Santoriello, près de Naples. Je découvre l’atelier, qui est énorme, avec des grandes fenêtres, qui donnent sur la mer. Et mon œil glisse sur des sculptures, et notamment sur certaines que je pense être de Miguel Barceló, pour son intervention à la cathédrale de Majorque dont j’avais vu un reportage sur Arte. Et je demande à Vincenzo s’il s’agit bien de Miquel Barcelo, et il me répond que c’est dans cet atelier que cette œuvre monumentale en céramique a été réalisée. Et là je suis au paradis. Je propose alors à Vincenzo de faire avec lui quatre pièces monumentales. Et je lui dis que je vais trouver une solution pour leur financement. Je lance un crowdfunding. Je fais 12 pièces, “Le petit cowboy aux long bras”, tous tirés en bronze à la Fonderie Susse et vendus à 12 mécènes.
En un mois et demi, c’était fait ! Je pouvais financer et réaliser les quatre pièces en Italie.
LM: Bravo ! Ce qui est étonnant, c’est que dans tes pièces, il y a un côté “happening”,
LE: c’est-à-dire le geste… Elles sont très vite faites.
LM: tu les montres et après on ne sait pas très bien ce qu’elles deviennent.
LE: non.
[Rires]
LM: tu ne te soucies pas de ce qu’elles vont devenir, il faut la chose, tu fais la chose, et après c’est bon, basta cosi!
LE: voilà.
LM: c’est étonnant comme démarche.
LE: eh oui, ce n’est pas forcément des plus économiquement viables.
[Rires]
LM: si tu peux le faire, tant mieux. [une pause] Mais à regarder ces images [tu me montres la main-lièvre], même si tu dis faire du figuratif, il y a un côté fantastique chez toi, surréaliste. Ce n’est pas de figuratif-figuratif.
LE: on ne le voit pas au premier regard [nous sommes toujours sur la main-lièvre].
LM: donc ton imaginaire, il sort plus souvent de tes mains que du dessin.
LE: oui. Je n’ai pas de stratégie dans ce que je fais.
LM: et c’est chez les Not que tu as trouvé le bleu. Eh bien, si on associe les deux, ça fait Blue Note.
LE: hey !
[Rires]
LM: on est dans le jazz, l’improvisation.
Entretien enregistré à l’atelier de l’artiste, retranscrit par mézigue, et amendé par ses soins.
En Une : Laurent Esquerré, “Le caprice de Titania” [Détail], terre cuite émaillée, h: 20 cm, Collection Pierre Yovanovitch
Léon Mychkine