pour E.M
On s’apprivoise à toute estrangeté par l’usage et le temps; mais plus je me hante et me connois, plus ma difformité m’estonne, moins je m’entens en moy. Michel de Montaigne, Essais, Livre 3.
On s’en rend compte en lisant l’entretien, j’ai “vu” de l’abstrait dans des œuvres de Laurent Esquerré.
Ce qui m’intéresserait de savoir, c’est : qu’est-ce qui fait que tu vas passer du figuratif au non-figuratif, dans la sculpture ?
ah mais je n’ai toujours fait que du figuratif.
ah d’accord…
tu as vu du non-figuratif ?
oui.
dans quoi ?
des œuvres.
ah oui ? Des anguilles qui passent dans des trucs ?
oui
Et le plus pertinemment amusant dans la question-retour d’Esquerré, c’est qu’il fait mouche, avec les « anguilles qui passent dans des trucs.» Je suppose que cela fait référence à :
Face à ces images, sur le site Internet de l’artiste (ici) j’ai directement connecté à l’abstraction. Notez que je pourrais insister sur l’emploi du mot « truc », comme s’il s’agissait, effectivement, de choses innommées qui soutiennent les anguilles. Mais ce sont des vases. Les anguilles sortent de vases. Me voilà bien embêté. Comment vais-je m’en sortir ? Car je persiste, il y a de l’abstraction dans — certaines — sculptures d’Esquerré, quand bien même il me dit qu’il n’a « toujours fait que du figuratif.» Oui, eh bien je vous dirais que ces anguilles sont bien étranges, et encore plus dans le modèle II que dans le modèle I qui, déjà, est bien décomposé, plutôt liquéfié (regardez, quoi !) Et puis, j’ai envie de vous dire, il faut parfois arrêter d’accroire les titres ; une œuvre plastique, ce n’est pas un titre, c’est autre chose (ce que croyait avoir subverti si finement — et prétentieusement —, Kosuth avec ses trois chaises, et ce dont on ne tardera pas un jour à dire, par exemple, de la roue de bicyclette, qui n’est rien d’autre qu’une roue de bicyclette, en se rappelant que Duchamp n’a jamais dit que les ready-made étaient, pour lui, des œuvres d’art. Mais c’est un autre sujet). Donc, Esquerré titre “Vase, Dedans la mer”. Soit. Eh bien, prenons cela au littéral : cherchez donc la mer ici… Elle n’y est pas. À moins de mettre la mer en vase, ce qui fait peut-être partie d’une mythologie (on dit bien « Paris en bouteille »…) Une fois dit, ce qui importe, ce sont les mains d’Esquerré, cette façon qu’il a de toucher sans y toucher, pour ainsi dire (l’expression pourra paraître ambigüe, mais elle ne l’est, comme on va s’en rendre compte.) Enfin, comparez les deux vases, les deux témoignent d’une approche différente, comme des variations — variations sur un sujet, titrait Mallarmé :
l’œuvre d’art ; ce suffit, à l’opposé des ambitions et d’intérêts.
Mais il nous faut écrire, en faisant attention, toujours, à ne pas dé-naturer, des-mots-lire ce qui nous retient avec bienveillance. Ainsi, Esquerré flirte avec l’abstraction, et c’est pour cela qu’il est intéressant (pour moi); comme avec son “Gilliat” :
Alors, là, si le quidam n’est pas au courant de l’histoire de Gilliat combattant la pieuvre (Victor Hugo, Les travailleurs de la mer), il n’est pas certain que ledit comprenne de quoi il s’agit. Mais, à dire vrai, l’explicite nous fatigue ; nous en sommes perfusés au quotidien par le tintamarre de l’universel reportage, dépiautant tout, instant après instant à peine après l’instant qui n’a qu’à peine le temps de prendre chair. Mais autre est la chair du monde (voir Note en fin d’article). Cette chair, Esquerré y tient ; d’ailleurs, tout est de chair ici, et même le rocher, en forme de fauteuil :
Gilliatt avait enfoncé son bras dans le trou ; la pieuvre l’avait happé. Elle le tenait. Il était la mouche de cette araignée. Gilliatt était dans l’eau jusqu’à la ceinture, les pieds crispés sur la rondeur des galets, glissants, le bras droit étreint et assujetti par les enroulements plats des courroies de la pieuvre, et le torse disparaissant presque sous les replis et les croisements de ce bandage horrible. Des huit bras de la pieuvre, trois adhéraient à la roche, cinq adhéraient à Gilliatt. De cette façon, cramponnée d’un côté au granit, de l’autre à l’homme, elle enchaînait Gilliatt au rocher. Gilliatt avait sur lui deux cent cinquante suçoirs. Complication d’angoisse et de dégoût. Être serré dans un poing démesuré dont les doigts élastiques, longs de près d’un mètre, sont intérieurement pleins de pustules vivantes qui vous fouillent la chair. Nous l’avons dit, on ne s’arrache pas à la pieuvre. Si on l’essaie, on est plus sûrement lié. Elle ne fait que se resserrer davantage. Son effort croît en raison du vôtre. Plus de secousse produit plus de constriction. Gilliatt n’avait qu’une ressource, son couteau. […] Tout à coup la bête détacha du rocher sa sixième antenne, et, la lançant sur Gilliatt, tâcha de lui saisir le bras gauche. En même temps elle avança vivement la tête. Une seconde de plus, sa bouche anus s’appliquait sur la poitrine de Gilliatt. Gilliatt, saigné au flanc, et les deux bras garrottés, était mort. Mais Gilliatt veillait. Guetté, il guettait. Il évita l’antenne, et, au moment où la bête allait mordre sa poitrine, son poing armé s’abattit sur la bête. Il y eut deux convulsions en sens inverse, celle de la pieuvre et celle de Gilliatt. Ce fut comme la lutte de deux éclairs. Gilliatt plongea la pointe de son couteau dans la viscosité plate, et, d’un mouvement giratoire pareil à la torsion d’un coup de fouet, faisant un cercle autour des deux yeux, il arracha la tête comme on arrache une dent. Ce fut fini. Toute la bête tomba. Cela ressembla à un linge qui se détache. La pompe aspirante détruite, le vide se défit. Les quatre cents ventouses lâchèrent à la fois le rocher et l’homme. (Hugo, Les travailleurs de la mer).
Avec ce “Gilliat”, mais aussi avec les deux œuvres sus-nommées il y a, chez Esquerré, ce que j’appellerais la tentation de l’informe. C’est d’ailleurs ainsi que Hugo décrit la pieuvre morte décapitée, « deux tas gélatineux informes, la tête d’un côté, le reste de l’autre.» Sauf que l’informe, dans le vivant descriptif du statuaire, chez Esquerré, est déjà là ; ce qui, par réflexion asymétrique, renvoie Hugo dans le rayon des anatomistes (grand guignol), et l’artiste dans celui des explorateurs (voyage processuel), le scalpel contra la main seule qui fouraille, et qui forme tout en dé-formant, donnant vue sur l’informe, et c‘est donc par cet informe-là que se glisse l’abstrait. Mais on distingue aussi, chez Esquerré, d’autres versants. Notamment, dirais-je, surréalistes :
Un oiseau-mains (en forme de prière, oiseau ployant sous le fardeau de l’espoir) ; un archange céphalophore riant aux éclats de sa décollation ; une raie greffée à un tas d’anguilles. Nous sommes bien chez Esquerré. Bestiaire imaginaire, et narration en résumé : l’oiseau va tomber parce qu’il a une patte plus courte que l’autre, le poids (de l’espoir) le faisant verser (l’espoir est le poison du christianisme). L’archange nous dit qu’il est drôle de perdre la tête, mais tout le monde n’est pas un archange. Les anguilles vénèrent la raie, faisant trône de leurs corps. Ravie est la raie, mais il s’agit tout de même d’un exercice d’équilibristes qui ne durera qu’un temps.
Une dilection pour les lièvres. Beaucoup de lièvres, mais aussi de crânes. Le crâne est plus classique, mais le lièvre à cou de girafe floral des sables ; beaucoup moins. Mais se baise-t-on dans une église ? Oui, lorsque l’on se marie. Les deux lièvres s’épousent, sous le regard vide et donc consentant du crâne intercesseur, curatus animarum, i.e., « chargé des âmes ». Je me demande, par devers moi, comment se déplacent ces lièvres d’Esquerré. Mais ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est ce que d’aucuns appellent des monstres, mais que nous pourrions davantage qualifier de fantastique ; et alors, oui, de surréaliste.
… taille les parts aux animaux ses confreres et compaignons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces que bon luy semble. Comment cognoit il, par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux? par quelle comparaison d’eux à nous conclud il la bestise qu’il leur attribue? (Montaigne, Essais, L.II §12).
Mais il y a aussi du religieux, chez Esquerré. On le voit avec les “Quatre vivants” (Quatre Évangiles), commande de la Cathédrale de Rennes (voir notre Entretien), mais aussi par exemple avec ce calvaire
bien étrange, tant il est œcuménique : paganisme, culture télé, christianisme (il suffit de regarder… J’ai toujours du mal avec ceux qui décrivent ce qu’il y a a à voir, simplement, puisque, lecteur, tu es, supposé-je, doté d’yeux). Or ce qui est intéressant dans le voir, c’est l’interprétation. Combien de parents disent à leurs jeunes enfants : “Tu as vu le bateau ?”, “Tu as vu l’avion ?”, etc., sans même se demander si l’enfant comprend déjà de quoi on parle et où la chose se trouve… Bref. Bief.
Pline le Jeune qualifia le christianisme de supertitio prava et immodica, « superstition déraisonnable et sans mesure », doublé d’une amentia, « folie ». Esquerré, à sa manière, ne retourne pas le compliment, mais il s’amuse avec les icônes, les mélangeant comme un “display” d’influences personnelles. On notera, comme par hasard, que la figure du Christ est la plus abstraite, tant elle semble pour partie s’enfoncer ou faire corps avec le bois de la Croix (d’ailleurs, croix de Lorraine ?). Le Christ fond. Enfin, un âne console un(e) enfant ?, et un cow-boy s’apprête à loger une balle dans la gorge d’un jeune faune — ce qui est assez très déplaisant, car nous aimons les faunes.
Alors, au fait, que veut dire toucher sans y toucher ? Je le redis, et réitère ; il y a, chez Esquerré, une main(-mise ?) prise dans l’abstrait, quand bien même on peut “reconnaître”, ou pas, l’aspect du sujet. Je rappelle qu’il me déclare n’avoir toujours fait que du « figuratif ». Or l’adjectif est ambigu ; il signifie que l’on peut (1) imager, symboliser, ou (2) représenter l’image de quelque chose. Si je vous dis “Henry Moore”, vous n’allez pas penser à une sculpture figurative dans le sens (2), mais probablement dans le sens (1). De ce point de vue, l’œuvre sculptée d’Esquerré m’apparaît bien “imagée”, mais on dira donc abstraite, car “sculpture imagée” ne veut rien dire. Au lecteur sceptique qui n’aurait pas bien saisi la nuance impliquée dans le terme figurer, Leon Battista Alberti, dans De la statue (De statua) indique que, pour représenter Hercule combattant Antée, « son visage reflète toute la bravoure et toute la fierté qui conviennent à cette action. » Maintenant, lecteur, si je te demande de considérer le visage de Gilliat, et d’avoir une idée précise sur une émotion descriptible sur son visage, je suis preneur !
Incise sur l’informe.
Ceci :
Bien, rapprochons-nous encore :
Qu’est-ce qu’un sculpteur ? (question vaste à laquelle nous répondrons sous forme elliptique, bien évidemment). C’est quelqu’un qui s’intéresse aux formes, à la structure, à l’équilibre des masses, à la texture, et là, dans ces deux détails, les textures, nous les voyons. Pourquoi, dans l’entretien, l’artiste dit : « Mais je sens que la sculpture, c’est pas très compliqué en fait, ça va vite. Il n’y a pas de souffrance, il y a un peu plus de dureté. Si je retrouvais en peinture la légèreté que j’ai en sculpture, je serais très heureux.» ? Il ne faut pas prendre son « pas très compliqué » pour de la forfanterie, une gasconnade, c’est juste que, comme on dit, c’est “son truc”. Et je dirais que c’est pour cela qu’il “ose” dire que c’est pas compliqué, car évidemment “faire” de l’art, c’est compliqué.
En 1971, Allan Kaprow écrit :
L’art est très facile de nos jours. Parce que l’art est si facile, il y a un nombre croissant d’artistes qui sont intéressés par ce paradoxe et souhaitent prolonger sa résolution, si même pour une semaine ou deux, parce que la vie du non-art est précisément son identité fluide.
De deux choses l’une ; soit Kaprow avait la grosse tête, ce qui reste une assez probable proposition, soit c’était un clown ; car il est entendu que l’art n’est pas très facile de nos jours. Cela a toujours été difficile de “faire” de l’art, et c’est toujours aussi difficile ; et le nombre exponentiel d’artistes depuis la fin du XIXe siècle n’a pas rendu l’art non plus moins difficile — que les critères aient baissé, c’est un fait avéré. Ainsi donc, quand Esquerré dit que la sculpture c’est pas très compliqué, il parle bien pour lui-même, il a une “facilité” à rentrer dans la matière et à la faire “parler” autrement qu’elle ne parle (muette). Et puis, quand on a une pratique d’un art sur des dizaines d’années, on peut non pas finir par trouver tout cela bien aisé, danger !, mais par avoir pris quelques “plis”; plis gestuels et mentaux par lesquels on s’“entretient” (il s’agit de cela pour Esquerré) avec la matière sous l’enthousiasme d’une certaine assurance, car nous sommes en terrain connu ; non pas celui du résultat (ça reste à voir), mais celui du processuel ; comme à la voile un voyage en mer ; tout est réglé, mais où va-t-on et comment ?; comment tracer la route ? Ainsi, dans ces deux plans rapprochés ↑, pour ma part, je ne vois ni vase ni anguilles, je vois de la matière dans un état, un état intermédiaire, un moment ; un moment du descriptif sans mots ; il s’agit de voir et sentir (le “feeling” est bien plus vaste que les mots, on le sait depuis Locke).
Ceci dit, il serait patentement faux d’affirmer qu’il n’y a rien de figuratif à proprement dit dans les sculptures (encore moins dans les dessins) de notre artiste ; on reconnaît ici une main, là un oiseau, ailleurs un corps humain, certes, mais que voulez-vous ?, je fais mon miel (que je ne mange jamais) comme je le puis, et comme j’entends.
Note. Je reprends volontiers l’expression “la chair du monde”, de Maurice Merleau-Ponty (on ne parle jamais de son frère Jacques, qui fit paraître une magistrale Cosmologie du XXe siècle ; étude épistémologique et historique des théories de la cosmologie contemporaine), dans son livre posthume, inachevé, Le Visible et l’Invisible, qui, rappelons-le, est resté à l’état de “Notes de travail”. L’expression est magnifique, mais elle n’est pas philosophique, preuve en est que, dans l’ouvrage, tantôt il est parlé de la « chair comme gangue de ma perception », de « chair du monde », « chair du temps », « chair du visible », « notre chair »… À un moment donné, on a envie de dire à Maurice : N’en jetez plus !, il faut choisir. De quelle chair parle-t-on ? Si tout est chair, où se trouve la faculté de discrimination ? À savoir, d’où parle-t-on si tout est dans tout et si tout est la même chose ? Avec un jeu de mots qui tiendrait à la fois de la philosophie anglo-saxonne et de Duchamp, on pourrait parler d’“arm-chair philosophy” à-propos de cette notion de « chair ». Si donc je la reprends, c’est uniquement dans son caractère poétique extérieur : le corps du monde est une chair qui, comme l’ADN, est un (multi)-code auprès duquel les êtres curieux de Savoir courent depuis des milliers d’années ; et ce n’est pas fini…
J’insiste : je ne viens pas d’adhérer philosophiquement à la chair du monde, j’y adhère poétiquement ; car on ne fait pas de la philosophie avec de la poésie, et inversement. Rappelons le mot de Mallarmé à Degas, qui se plaignait auprès du Maître qu’il passait des jours à vainement chercher des idées pour écrire des vers, ce à quoi le bon Stéphane lui répondit :« Mais Degas, ce n’est pas avec des idées qu’on fait des vers, c’est avec des mots !»
PS. Bien sûr, il faudra s’intéresser à l’import du (décanté) littéraire dans les mains d’Esquerré, par ailleurs si rare chez les artistes contemporains. Ce sera pour une fois prochaine !
Léon Mychkine
Bonus track: