ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Dan Flavin, postiche mythologique (Vs James Turrell)

 

« L’utilisation pionnière de la lumière par Dan Flavin débute au début des années 1960, lorsqu’il affixe des ampoules incandescentes et fluorescentes aux marges de constructions en Masonite. Flavin a suspendu ces objets carrés au mur pour créer ce qu’il appelle des “icônes”» (Ragheb, ref + bas).  

Dan Flavin, “icon VII (via crucis)”, 1962–64, © Stephen Flavin/Artists Rights Society (ARS), New York. Photo: Bill Jacobson Studio, New York

Dès le début, Flavin place, de par sa taxonomie, ses œuvres minimales, pour ne pas dire minimum, sous une égide religieuse (i.e.,  mythique). Cela peut, à bon droit, questionner. Pourquoi, en pleines années 1960 étasuniennes, après que, dans les années 1950, Barnett Newman avait écrit qu’il y avait, de ce côté-ci de l’Atlantique, une urgente nécessité à se débarrasser au plus vite des vieux mythes européens afin de produire un nouvel art (“the sublime is Now”, publié dans Tiger’s Eye, no.6, 1948). De fait, et même sans l’injonction newmanienne, il y a quelque chose d’assez incongru à baptiser, dans les années 1960, “icônes” des œuvres d’art qui n’ont, à priori, aucun rapport scopique avec ce que représente, justement, une icône ? En effet, en quoi un néon accroché de biais sur un panneau d’Isorel (“masonite”) pourrait, de quelque façon que ce soit, évoquer, une icône ? En rien. Mais, et ce sera l’un des principaux arguments de cet article, et qui pourrait concerner bien d’autres artistes, la vacuité de l’œuvre est d’autant plus patente que titre et sous-titres sont ronflants, voire, inutilement pédants. Parce que, pour l’instant, nous n’avons fait qu’interroger le premier élément taxonomique, à savoir l’appellation d’« icône ». Notez qu’il y a, donc, un sous-titre, entre parenthèses. En l’espèce, intitulé via crucis. Que signifie cette expression latine ? « Chemin de croix ». Donc, logiquement, si l’on enfile les appellations, comme nous y invite titre et sous-titre, nous avons : icône, chemin de croix. Quel est le rapport entre les deux expressions consacrées ? Zéro. Maintenant, une fois que nous avons disséqué l’emphase linguistique, que pouvons-nous dire de l’œuvre en tant que telle ? Bien peu, j’en ai peur. Dès le début, l’art de Flavin relève d’une totale fumisterie. Mais en France, nous avons, parmi d’autres fumistes, Niele Toroni ; pourquoi les États-Unis en eussent-il été dépourvus ?

Dan Flavin, “The Diagonal of May 25 1963 (to Constantin Brancusi)”, medium: cool white fluorescent light, 243.8 × 9.2 cm, MoMa

Toute mystagogie artistique recourt volontiers à des petites mains enthousiastes qui ont toujours à cœur, à foi, de garder allumés les cierges. Ainsi Ragheb (2000) :« L’adoption par Flavin du luminaire fluorescent sans ornement est apparue pour la première fois dans “The Diagonal of Personal Ecstasy (diagonale du 25 mai 1963)”, qui consistait en un tube doré d’éclairage standard de 2,5 mètres, disponible dans le commerce, fixé sur un mur à un angle de 45 degrés. Son studio inondé par la lumière dorée, Flavin a reconnu la lumière fluorescente comme l’élément de base de sa pratique naissante : “Il n’y avait littéralement aucun besoin de composer ce système définitivement ; il semblait se maintenir directement, dynamiquement, dramatiquement dans le mur de ma salle de travail — une image gazeuse flottante et insistante qui, à travers sa brillance, trahissait quelque peu sa présence physique dans une invisibilité approximative”. Cette percée allait donner le ton à un effort de plus en plus complexe qui contournait les limites imposées par les cadres, socles, et d’autres moyens conventionnels d’étalage, cependant que limitée par des longueurs standards (deux, quatre, six et huit pieds [1 pied = 30,40 cm] et de couleurs (bleu, vert, rose, rouge, jaune, et quatre variétés de blanc) des luminaires fluorescents produits en série.»

On est quasiment avec Claudel durant sa conversion expresse et miraculeuse, le 25 décembre 1886 à Notre-Dame de Paris :« Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché et je crus. » Sauf que Claudel croit en Dieu, et Flavin au néon. L’escalier est raide. Le néon accroché au mur, par sa force épiphanique (pardon) est tellement puissant que, comme par un souffle thaumaturgique, il rend inutile tous les paraphernalia habituels (cadres, socles, etc.). Là où, ceci dit, il y a un lien entre Claudel et Flavin, c’est que Daniel Nicholas Flavin Jr., né à New York en 1933, a étudié la prêtrise au séminaire préparatoire de l’Immaculée Conception à Brooklyn entre 1947 et 1952. Ça vous marque un homme. On l’a vu dans le titrage, et on le verra dans la forme même de certaines pièces.

En 1964, Flavin poursuit dans la voie prosélyte (préparation des futurs croyants en la puissance du Néon).

Dan Flavin, « monument for V. Tatlin”, 1964, Tate and National Galleries of Scotland

Disons le sans ambage : cette “œuvre” n’a aucun intérêt. Mais si l’on dit qu’il s’agit d’“art minimal”, ça passe beaucoup mieux. Si ça se trouve, avec le recul, on trouvera un beau jour que beaucoup d’œuvres dites d’“art minimal” ou d’“art conceptuel” sont tout bonnement nulles… Que ça ait fait cogiter, s’extasier, se pâmer, nul doute. En sus, bien sûr, privilège de la connaissance ; titrer son assemblage de néon “monument for V. Tatlin”, ça en impose, autant à ceux qui ne savent pas qui c’est qu’à ceux qui. Mais, à tout prendre, on préfèrera l’hommagé à l’hommageant. Car le titre renvoie au fameux “Monument pour la Troisième Internationale”, dessiné et maquetté par Vladimir Tatlin, prévu pour être une véritable construction habitable, mais jamais construite. Au moins ça, avait de la gueule.

Vladimir Tatlin, maquette du “Monument pour la Troisième Internationale”, 1919

Ci-dessous, une maquette détenue par le Centre Pompidou :

C’est quand même autre chose qu’une espèce de chandelier aplati à sept branches en néon… Mais la vacuité intellectuelle d’un artiste se vérifie souvent par la pompe des références ; on évoquera Borges pour telle construction devenue sculpture par le fait du prince-artiste, ou encore telle mystique relation entre les crapauds venimeux et les menstrues intersectionnelles…

En 1964, Flavin gratifie le spectateur-regardeur d’une pièce qu’il a la bonté de nous indiquer comme “diagonale penchée” :

Dan Flavin, « a leaning diagonal », 1964 (to David Smith) », 1964, Galerie David Zwirner

Mais, une diagonale penchée, n’est-ce pas un tantinet redondant ? Qu’importe, c’est remarquable. C’est frais, c’est jeune, Dan a 31ans, et tout l’avenir gazeux devant lui (le néon est un gaz, plus exactement le résultat de l’air réduit à -245.92°C. Pour qu’il brille, il a besoin d’être excité par des décharges électriques.)

Dan Flavin, « Untitled (Corner Piece) », Tate Liverpool, 2012

En 2012, Flavin garde la foi ; rien de tel qu’une bonne vieille croix pour faire sens. Que dire d’autre que c’est consternant ? Combien d’artistes se seront faits une réputation, une validation, sur le dos du Christ qui n’en peut mais ?

Dan Flavin, “untitled”, 1970, David Zwirner, Paris, 2019

Peu à peu, Flavin a pris du champ, il assemblé ses néons pour en faire des espèces de sculpture, dans le genre ci-dessus. Dans le journal Libération (13 01 2020), voici ce qu’en dit Élisabeth Franck-Dumas :« La pièce maîtresse de l’expo est une “barrière” (Untitled, 1970) installée à l’origine dans le loft de son ami Judd. Elle est formée de douze très grands rectangles se chevauchant à intervalles réguliers, bordés de tubes bleus en bas en et haut, et de tubes rouges sur les côtés. La répétition, le systématisme, la ligne de fuite donnent l’impression que l’œuvre pourrait se propager à l’infini. La grande pièce sous verrière où elle est installée se nimbe de bleu, et le sol en béton réfléchit les segments de lumière. Il faut l’arpenter pour tout à coup perdre ses repères, et jusqu’à l’appréhension même de l’espace qui l’entoure.» C’est du sérieux.

Flavin est aussi capable de faire dans le franc hideux :

Dan Flavin, Église de Santa Maria, Milan, Italie, 2014 © Andrea Pavanello

En voyant les espaces éclairés de Flavin, on peut penser à James Turrell. Mais la grande différence, c’est que Turrell a dématérialisé la lumière ; produisant des espaces absolument inédits, puisque issus depuis le medium maîtrisé par l’artiste ; on ne comprend pas d’où vient la source, comme si la lumière turrellienne était naturelle, un être autonome, loin de la main laborieuse ; car à l’inverse, Flavin, englué dans son néon, ne peut pas éviter les signes matériels bien présents de ses éclairages ; l’artifice est visible, la magie de la lumière est escamotée. Dans ce sens, on peut dire que la mise en pratique de l’éclairage pseudo-immersif de Flavin constitue un point de régression comparé aux dispositifs holistiques de Turrell, qui, dès 1967, constituaient une avant-garde unique dans le maniement expert de la lumière sans volume, c’est-à-dire, de la lumière pure :

James Turrell, “Afrum I (White)” 1967, Projected light, dimensions variable, Solomon R. Guggenheim Museum, New York

Voici, en une seule image, la différence entre le sublime et le besogneux.

Turrell est un génie, et il a réalisé certainement le rêve de nombre de peintres : être immergé, baigné dans la couleur. 

James Turrell, 2018, “The Substance of Light”, Baden Baden
James Turrell, 2018, “The Substance of Light”, Baden Baden

Bien sûr, l’œuvre de Turrell ne peut se résumer à ses pièces immersives, il en a produit bien d’autres, et diverses, et c’est aussi un remarquable dessinateur.

Afterthought : Il me semble que la lumière étant certainement la “matière” la plus métaphysique qui soit, ce n’est pas en l’enfermant comme le fait Flavin que sa vraie nature est révélée, contrairement à ce qu’en fait Turrell. Du coup, son « immersivité” est factice, commme le serait celle produite par un phare de voiture… Par là-même, Flavin manque de “toucher” le caractère métaphysique de la lumière. Là où Flavin échoue, Turrell réussit. C’est ça, la différence entre un Toroni du néon et un génie comme Turrell.

 

Ref. DanFlavin: The Architecture of Light, organized by J. Fiona Ragheb, Deutsche Guggenheim Berlin, November 6, 1999-February 13, 2000 © 1999 The Solomon R. Guggenheim Foundation, New York.

Léon Mychkine

Critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant