“Dans le domaine du carcéral”, Robert Morris

Je ne connais guère de dessins et œuvres afférentes plus terrifiantes que la série ‘In the realm of the carceral’, de Robert Morris. Cette série est faite de magnifiques dessins, qui, rejoignant Rilke, sont tout autant « terribles » (‘Denn das Schöne ist nichtsals des Schrecklichen Anfang’/Car le beau n’est rien que le commencement du terrible). On sait que les dessins de Morris lui ont été inspirés par des œuvres antérieures (‘Labyrinth’), des projets utilisant des miroirs et des dédales, mais aussi de sa lecture du Foucault de Surveiller et Punir (que n’aura pas “inspiré” cet ouvrage par ailleurs dénué de la moindre rigueur scientifique !).

Robert Morris, ‘Separate Walkways : The Wardens above, the Inmates Below from the In the realm of the carceral’, 1979, aquatinte, 93,9 x 121,9 cm.

On remarque l’étrange perspective du dessin, il s’agit d’une perspective axonométrique : « L’axonométrie repose en son principe sur une représentation de l’élévation d’un objet en trois dimensions qui ne se résout pas à abandonner sa structure en plan au prix de déformations dans la figure. Il s’agit d’un type de représentation qui combine deux points de vue simultanément portés sur un même objet, sacrifiant de la sorte l’illusion de l’apparence à la “vérité ” géométrique ou planimétrique. » (Anaël Lejeune). La légende dit : “Passerelles séparées : Les gardiens au dessus, les détenus en dessous”. Morris a fait douze dessins de cette série (“Dans le domaine du Carcéral”). Les Gardiens sont-ils dans la partie sombre, et les détenus dans les parties blanches verticales ? N’est-ce pas déjà trop s’avancer que de supputer de la chair ici ? Et comment entendre l’adjectif « abstrait » en rapport avec Morris ? C’est très délicat, parce que Morris s’est rebellé assez tôt contre l’abstraction per se. Il faudrait donc, ici, penser l’adjectif comme dépouillé de toute théorie mystique ou transcendante ; toute génuflexion vers une matière supérieure, et cette géométrie glacée du dessin nous y aide. Elle me fait penser à Tron, dans une version noir/blanc, et qu’importe l’original ou l’estomaquant remake ; un univers bidimensionnel, parcouru de surveillance et de murs aveugles. « Bidimensionnel », parce que le bord du jeu mortel ouvre sur le néant. Donc, deux dimensions, comme dans l’expérience de pensée de Poincaré :« Imaginons un monde uniquement peuplé d’êtres dénués d’épaisseur ; et supposons que ces animaux “infiniment plats” soient tous dans un même plan et n’en puissent sortir. Admettons de plus que ce monde soit assez éloigné des autres pour être soustrait à leur influence. Pendant que nous sommes en train de faire des hypothèses, il ne nous en coûte pas plus de douer ces êtres de raisonnement et de les croire capables de faire de la géométrie. Dans ce cas, ils n’attribueront certainement à l’espace que deux dimensions.» Peut-être jugera-t-on qu’il y a bien trois dimensions dans les dessins de Morris, mais alors, dirais-je, c’est parce que vous n’avez pas vu l’intérieur. Je pense sincèrement que l’environnement des “inmates” n’est constitué que de deux dimensions, ce qui accentue la nature propre de l’enfermement. De fait, la technique employée par Morris se dégage de l’illusionnisme classique, justement, comme le dit bien Lejeune ; en combinant « deux points de vue simultanément portés sur un même objet ». Deux points de vue, pas trois, et seuls les deux points de vue sont réels, si j’ose dire.

Robert Morris, ‘Towers of Silence, from In the Realm of the Carceral’, aquatinte, 121,9 x 94 cm
 
La légende nous indique des “Tours de Silence”. Voyez comment la technique axonométrique nous joue des tours. Tout à l’heure, quand j’ai vu pour la première fois cette image, j’ai “vu”comme des éléments en perspective, mais comme si les traits fins partaient de la structure noire carrée, comme des câbles, en fait. Et, tout à coup, non, je me rends bien comte qu’il s’agit de trois tours vues de dessus, en mode axonométrique, avec son mur d’enceinte à gauche. Trois tours apparemment aveugles, sans fenêtre. Terrible, vous dis-je.
 
Robert Morris, “Labyrinth”, 1973, indian ink on cardboard, 106,5 x 152,5 cm
 
J’ai visité l’exposition Hito Steyerl (article ici). Je donne toutes ses réalisations pour un seul dessin de Morris. Je crois qu’ici Morris aura mêlé le politique au conceptuel, d’une manière sublimement glaciale. Pas besoin de cartel XL, de discours, de bla-bla, de théories fumeuses entrelardées d’hétéroclisme si mainstream, non ; juste des dessins, et un titre pour chacun, plus ou moins hermétique — il faut bien un tantinet titiller — en écho —, l’imaginaire du visiteur.
 
 
Refs. Henri Poincaré, La Science et l’Hypothèse, 1902 ///Anaël LejeuneIn the Realm of the Carceral. Robert Morris et le pouvoir disciplinaire”Marges, 20|2015

 

Léon Mychkine