(Courte biographie écrite par l’artiste.) Née en 1977 à Cuba | Vit et travaille entre Nancy et Paris. Cristina Escobar est diplômée de l’Académie d’Arts plastiques (1996) et du Centre National d’Arts Plastiques de Santiago de Cuba (1998) et de l’École nationale Supérieure d’Art de Nancy (2006).
Son travail a été exposé en France (Nancy, Metz, Paris) à Londres et en Chine. Cristina Escobar s’intéresse aux fondements de notre société, les desseins du monde et les sources et conséquences des conflits et utopies. Elle développe une narration à partir d’objets du quotidien, de dessins, de sculptures et d’installations, mêlant la fiction à la réalité.
Cristina Escobar est représentée par la Galerie Olivier Waltman, lauréate du Prix DDessin 2024 et du Trophée 2018 Fondation François Schneider. Le site de l’artiste ici.
À regarder les œuvres de Cristina Escobar, on est étonné (au bon sens du terme) d’avoir à considérer une grande polymorphie dans les matières et matériaux employés, i.e., l’artiste a recours à de nombreux faits et choses, ou artefacts, et dont la particularité n’est de ne renvoyer à aucune pratique particulière (bien qu’Escobar ait un penchant biographique pour le dessin à travers lequel elle s’exprime aussi). Pour tel propos — partant toujours, semble-t-il, d’un dire ou de dires, d’histoires, de témoignages — elle choisit tel et/ou tel matériau, tel ou tel support ; et agit, voire performe.
Ce qui est remarquable, c’est qu’elle a donc besoin d’autrui pour élaborer une œuvre, et donc de La vie des autres. Mais ce qui est encore plus remarquable, c’est qu’Escobar ne va pas littéraliser les propos d’autrui, elle ne fait pas du journalisme, qui, en quelque sorte, est toujours dans la tautologie. À partir des vies d’autrui, des “histoires de vie”, comme on dit, Escobar pratique à fond l’hypostase, et c’est en cela qu’elle produit un travail artistique que personne d’autre qu’un ou qu’une artiste en l’occurrence ne saurait matérialiser (les journalistes ne produisent pas des œuvres d’art). Ainsi et par exemple, son œuvre titrée “Le village nègre” (toutes les informations et images ici) est un bon exemple d’hypostase artistique. Qu’est-ce que l’hypostase artistique ? C’est tout simple (en principe, mais toujours difficile à réussir) : pour “Le village nègre” Il s’agit de transformer un élément d’origine manufacturière en autre chose. Puisque le lieu (Thaon-les-Vosges) est le site d’anciennes usines, peuplé jadis d’ouvriers immigrés, des descendants ou habitants actuels ont été interrogés par l’artiste mais, et là est l’inattendu, puisque l’on fabriquait en cet endroit aussi des tuiles, elle eu l’idée de mouler sur les cuisses des participants des “formes” de tuiles, l’idée étant que « [L]es cuisses sont les membres du corps qui servent à avancer, à tracer un chemin, un voyage, une destinée. » Oui, enfin, si le corps n’avait à disposition que des cuisses pour avancer, nous n’irions pas bien loin. Ceci dit, on ne moule pas des tuiles à partir des cuisses ; c’est tout à fait incongru. Sauf pour une (ou un) artiste. Encore une fois, Escobar eût pu, comme le font littéralement certains artistes “sociaux” (oxymore ?) enregistrer les paroles, voire filmer les participants, et proposer cela en tant qu’œuvre. Mais alors nous serions dans le documentaire, et beaucoup moins dans l’art (ce qui ne veut pas dire que le documentaire ne pourrait s’élever au rang de l’art, évidemment). Or la logique artistique doit trouver un medium, une façon d’hypostasier les récits. D’où la cuisse devenant tuile !
Alors oui il y a des traces de phrases sur chaque tuile (fragments de paroles), mais ce n’est pas cela, à mon avis, le plus important. Le plus important c’est l’hypostase réussie du biosocial en artistique ; ce que bien souvent les artistes “tendance sociale” ne parviennent jamais à produire. En venir à concevoir de mouler sur la cuisse une forme de tuile c’est une idée qui ne peut être qu’artistique, et donc hypostasique. Mais en sus, le supplément, c’est qu’il se dégage une certaine beauté dans ses objets bruts, ainsi qu’y plane une forme (un spectre) d’interrogation. On pourrait penser à des fragments d’armure, des boucliers romains (scutum), à des vagues métamorphiées, etc.
Cependant, je ne sais pas ce que la structure en bois évoque. Peut-être n’est-elle là que pour éviter que les visiteurs s’approchent de trop près, se cognent et donc désordonnent l’ensemble ; car tout est bien aligné, comme on aligne des tuiles, la partie inférieure chevauchant toujours la partie supérieure de la tuile en dessous.
L’hypostase biosociale chez Escobar, nous l’avons vu, produit d’étranges entités, même quand il s’agit des objets les plus banals :
Vous reconnaissez, oui, des tentes. Le titre, sans nul doute, est ironique, mais pas seulement ; il implique la cruauté durable du provisoire, à savoir que les tentes des SDF (comme on les a labellisés, et donc “justifiés” socialement) sont, souvent, à demeure. « Où habites-tu ? — Dans une tente.» Mais on n’habite pas dans une tente. Mais si. Cette indignité, cette paroxystique précarité biologique et mentale, Escobar tente de l’ennoblir, en quelque sorte, en mausoléant les tentes, car cela ressemble à des tombeaux de bronze ; mais, notez, des tombeaux ouverts : il y a de la vie là-dedans. Ces tentes, maintenant, elles sont lourdes comme des maisons, immobiles (meuble/im-meuble). Escobar ne s’est pas contentée de poser de vraies tentes, ce sont des sculptures, qui, en sus, sont gravées de signes mystérieux. Je gage que ce sont des plans, des plans de ville, comme des fragments rationnels et codifiés sur une peau de polyuréthanne. Comme pour donner, redonner, une situ-ation, par définition à ce “Fait social” (Durkheim) qu’est le sans-domicile fixe, appellation bien pratiquement anonyme qui permet d’y “ranger” toute sorte de typologie humaine, sauf que si, chez Durkheim, le Fait social est aussi un rôle qui est attribué suivant les circonstances (époux, père, employé, ami, karatéka, etc., chez la même personne) le SDF est un fait social uniforme, monolithe, il n’a pas le loisir de remplir plusieurs rôles dans une même journée, tant il est fixé et figé dans une aliénation absolue, une perdition toujours errante sur un même point axial, quel qu’en soit le degré de latitude. Où l’on voit que l’art peut donc aussi magnifier la déchéance, et c’est aussi ce qui en fait sa grandeur et son importance.
Ce qui paraît indispensable à Cristina Escobar, c’est un pré-texte, littéralement, à savoir une histoire, la sienne, ou bien d’autres, qu’elle écoute et recueille. Ensuite, une fois l’hypostase matériale — cet adjectif pour indiquer que l’on attend de la matière plus que de la matière — faite, il sera impossible, sans sous-titre, de savoir de quoi “parle” l’objet. Il y a là une prise de risque, car l’objet, une fois exposé, et éventuellement décontextualisé — il suffit de ne pas lire, ou qu’il n’y ait rien à lire — l’objet doit “tenir” tout seul ; et surgit donc un troisième moment dans l’élaboration de l’objet d’art chez Escobar, après 1) l’écoute (de soi et des autres), 2) l’hypostase (fabrication-déclinaison), 3) le moment autotélique, i.e., l’objet se suffit à lui-même, soutenu qu’il est par sa force intentionnelle (impressionnante chez Escobar) et sa beauté.
PS. Je n’ai pas pu m’empêcher de vérifier mon hypothèse quant aux gravures sur tentes, et j’ai donc contacté l’artiste, qui m’a répondu : « Si vous regardez cette installation en hauteur vous pouvez lire le plan de Paris en entier. Chaque tente (20) est un arrondissement de Paris. Le disposition des sculptures est répartie dans l’espace de manière que l’on puisse lire le plan de Paris en cohérence. Mais hélas “éclaté” divisé par des frontières invisibles.»
PPS. Le lecteur curieux peut ouvrir ce lien pour considérer d’autres occurrences du terme hypostase : https://art-icle.fr/?s=hypostase