ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

L’objet d’art. Avec Simon Thiou

Un fragment de plan d’architecte enroulé deux fois sur lui-même, fixé sur un cylindre, prolongé par une structure qui semble circuiter avec le dessin. Mais « semble » ne correspond pas encore à ce que Thiou envisage ici, puisque, pour lui, ce trait d’acier, agencé à la main, les siennes, est égal à un “trait”, entendez, un trait de dessin. Autrement dit, le dessin se trouve sur la partie droite de Sans titre mais aussi du côté gauche. C’est une hypostase (pratique artistique fort commune chez les artistes) matérialisée et visuelle qu’il faut intégrer si l’on veut comprendre le propos de Thiou. [Pour une compréhension élargie de ce que peut être le dessin, on pourra s’en référer à cet entretien où Élise Beaucousin parle ici de ses « dessins d’acier », ou encore depuis une autre perspective, avec Mélanie Berger, ici, pour qui « le pli ramène la ligne ».] Mais revenons à notre sujet. Il s’agit donc de ce que j’appellerais un “dessin-sculpture”. Ce qui est intéressant, parmi d’autres approches potentielles, c’est qu’ici Thiou “récupère” un dessin qui n’est pas de son fait — le fragment de plan n’est pas de sa main, et il n’est pas architecte —, cependant qu’il le met en scène. C’est une scénographie. Et le mot n’est pas exagéré, car notre artiste considère l’espace d’exposition comme un tout, lié organiquement à ses œuvres, murs et sol (pour mieux saisir cette saisie de l’environnement immersif de l’œuvre, voir notre entretien ici).                

Le fragment du dessin d’architecte, avec cette mise en pli, mais est-ce qu’un cylindre est un pli ? Oui !: « Partie repliée sur elle-même d’une étoffe, d’un papier, etc., et formant une double épaisseur », nous dit le Dictionnaire Larousse ; celle du Robert étant moins pertinente pour nous. Et pourquoi cela ? Parce que l’on parle de « double épaisseur », ce qui ici est exactement la caractéristique du dessin thiouïen, à se demander s’il n’aurait pas été sollicité pour l’écriture de la définition laroussienne… Ainsi donc, je reprends : avec cette mise en pli, le fragment du dessin d’architecte devient totalement énigmatique ; et il y a de grande chance pour que le quidam n’en soit pas averti, mais cela importe peu. Après tout, il n’y a pas de mode d’emploi façon Post-it sur les œuvres, et heureusement. Le quidam, que fait-il ? Il “voit”, c’est probable, et passe en moyenne quelques secondes devant une pièce, se dirigeant vers la prochaine. Mais Thiou œuvre pour celui qui s’intéresse vraiment à l’art ; et là entre la dimension du temps. Il faut du temps pour apprécier un travail artistique. Mais enfin, quand on constate, de visu, les visiteurs littéralement zapper au smartphone les “grands noms” comme s’ils avaient tous rendez-vous à la sortie le plus vite possible, il y a encore du chemin ; que le quidam n’effectuera probablement jamais, et pourtant, et c’est le cas de le dire en ces cas, l’art est à sa portée. Bref, je digresse. Mais enfin, pas tant que cela, car à écouter l’artiste, l’entretien en témoigne, ajouté à ce que je n’ai pas retranscrit (un entretien, cela s’édite), Thiou est très insistant sur le temps qu’il passe à œuvrer, à fabriquer une pièce ; insistant non pas dans le sens où il en serait répétitif mais en cela que c’est, à ses yeux, très important que de le mentionner et, si possible, pour le visiteur, de le savoir. Mais comment lui indiquer ? Il faudrait un cartel, car il n’est pas certain, si au fait soit-il de la chose œuvrée, qu’il saisisse la temporalité qu’il y a là en amont. Et l’insistance de Thiou nous rappelle simplement ce fait que, pour œuvrer (lecteur, à ton Arendt, Condition de l’Homme Moderne, §IV), il faut du temps. 

Si l’on prend au mot notre artiste, et pourquoi ne le ferait-on pas ?, que nous “dit” le trait d’acier ? C’est une question peu aisée. C’est pour cela que nous la posons. C’est un trait, un trait simple, précis. Il rencontre la complexité du dessin cylindrique, forme de dessin que Thiou appelle un « horizon » (non édité). Donc, le dessin ferreux, entrant dans le dessin cellulosique (Polysaccharide), est absorbé, comme cosmiquement, par l’horizon. Oserait-on parler, comme en cosmologie, d’horizon d’attente ? Pourquoi pas ? Hans-Robert Jauss, dans son Esthétique de la réception (1978), reprend bien l’expression pour caractériser le temps de perception et d’incubation d’une œuvre artistique, et c’est bien par cette première lecture, il y a bien longtemps, que j’ai été au fait de cette très belle expression : L’horizon d’attente. Ainsi, et conséquemment, je postule que le dessin cylindrique de Thiou (il se l’est attribué, reconnaissons-le) constitue un horizon d’attente et, sachant qu’il les expose en série, c’est donc plusieurs horizons d’attente que l’artiste nous propose. On s’attendrait presque, alors, dans une perspective cinétique, à ce que le cylindre tourne sur lui-même, ce qui accentuerait la cosmicité de l’ensemble, comme on dit qu’il existe un axe planétaire, tout à fait fictif par ailleurs. Mais je m’égare.    

Simon Thiou, Sans titre, acier, papier calque, Scroll Galerie, Nantes. Photographie : Philippe Piron

Nous aimons bien ce dessin elliptique, qui devient mystérieux. Mystérieux, car ne signifiant plus rien de précis ; il devient donc… abstrait. Tandis que le trait d’acier est très concret, dans pure ligne, façonnée par l’artiste. Alors, opposition ? Non, plutôt dialogue. Il faut  imaginer la sortie du  dessin cylindrique en ligne droite, quand bien même réduite, accélérant dans la hauteur. Circuit continu. 

Ne pas oublier non plus, en raison des deux tours sur lui-même, les effets diaphanes et translucides du dessin proprement dit, comme on peut le voir sur ce détail :

Simon Thiou, Sans titre, acier, papier calque, Scroll Galerie, Nantes. Photographie : Philippe Piron     

Je me demande ce qu’il y a de plus émouvant qu’un trait. 

id, fragment agrandi

Voyez, maintenant, chaque trait raconte une histoire, et aussi une temporalité — enroulement du temps sur lui-même. Rien de surprenant, ni d’hérétique. Sachez que la “Théorie des cordes” postule dix, onze ou vingt-six dimensions. 

En 1926, Oskar Klein démontre que la 5ème dimension qui apparaît dans les travaux de Theodor Kaluza est enroulée et compactifiée à l’échelle de Planck, i.e,  10-33 cm. 

Pour la première fois, messieurs-dames, un écho cosmologique à partir d’une feuille de papier calque ! « C’est claqué !, s’exclame la jeune fille. — Mais pas du tout !, vous faites barrage à l’imagination créatrice, comme dirait Théodule :

L’imagination créatrice, sous sa forme complète, tend à s’extérioriser, à s’affirmer en une œuvre qui existe non seulement pour le créateur, mais pour tout le monde. (Ribot, 1900). 

 

Note. Le concept d’“horizon d’attente”, en cosmologie, est lié à la limite de l’Univers observable depuis un point donné, généralement la Terre. Il correspond à la distance à partir de laquelle aucun signal, qu’il soit électromagnétique, de neutrinos ou d’ondes gravitationnelles, ne peut être reçu en raison de la vitesse finie de la lumière et de l’expansion de l’Univers.

Refs. Hans-Robert Jauss, Esthétique de la réception, Tel Gallimard /// Hannah Arendt, Condition de l’Homme Moderne, Pocket, 2002 /// Théodule Ribot, Essai sur L’imagination créatrice, Félix Alcan éditeur, Paris, 1900