De l’humour dans l’art, avec Bartolomé Bermejo

C’est un espace de l’art assez peu étudié, me semble-t-il, celui de l’humour dans l’art. Je ne parle pas de l’art contemporain, ou moderne, mais celui d’avant. Prenez, par exemple, cet incroyable tableau de Bartolomé Bermejo, qui, en 1468, peint un Saint Michel triomphant sur le dragond :

Bartolomé Bermejo, Sans Miguel triunfante sobre el demonio, 1468, National Gallery, Londres (Il y a du monde dans la Cape…)

Apocalypse 12,7 (et passim) : « Alors, il y eut une bataille dans le ciel: Michel et ses Anges combattirent le Dragon. Et le Dragon riposta, avec ses Anges, mais ils eurent le dessous et furent chassés du ciel. On le jeta donc, l’énorme Dragon, l’antique Serpent, le Diable ou le Satan, comme on l’appelle, le séducteur du monde entier, on le jeta sur la terre et ses Anges furent jetés avec lui.» Il est disputé de savoir si l’Apocalypse, qui ne veut dire, rappelons-le, que “passage”, “révélation”, et non pas Godzilla sur Tokyo, ou la Guerre du Vietnam, a été écrite par l’évangéliste Jean, en exil à Patmos, ou bien, un peu plus tard, par une école dit “johannique”. Peu importe. Ce qui, déjà, dans cette citation, est remarquable, c’est la malléabilité, la protéiformité du Diable. Il peut prendre la forme d’un dragon, d’un serpent, de Satan, et, in fine, du diable (notez qu’on ne sait pas très bien à quoi ressemblent Satan ou le diable…).

Dans l’Évangile de Matthieu, nous lisons que « Jésus fut emmené au désert par l’Esprit, pour être tenté par le diable ; où il jeûna durant 40 jours et 40 nuits, après quoi il eut faim. Et, s’approchant, le tentateur lui dit: “Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains.” Mais il répondit: “Il est écrit : Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu”. » On peut se demander pourquoi le Fils de Dieu, et Dieu lui-même, et esprit à la fois (le Saint Mystère de la Trinité) doit être tenté par le Tentateur en chef ? Dieu (le père) doute-t-il de Dieu (le fils ?). Veut-il l’éprouver ? Si tel fut le cas, le Fils s’en sort très bien. Il est pur. Ce que nous ne savons pas non plus, et qui peut soulever maintes hypothèses, c’est sous quelle forme le Tentateur est apparu au Christ ? Sous quel aspect se présente-t-il au Christ ? Par quels moyens l’exhausse-t-il « sur le pinacle du Temple » à Jérusalem, et sous quelle forme, encore une fois, le hisse-t-il « sur une très haute montagne, lui montr[ant] tous les royaumes du monde avec leur gloire » ? Et c’est là que Jésus, qui ne parlait pas latin, lui dit ‘vade retro Satanas !’ Face à l’inflexibilité du Fis de Dieu — tout de même —, Satan ripe ses galoches (si tenté —sic —, qu’il en eût). La tentation du Christ étant caduque, une bande d’anges « s’approchèrent, et ils le servaient. » Il faut bien comprendre que les anges, dans la mythologie hébraïque, ne sont pas des personnes physiques, ni même des enfants ailés rondouillards. Ce sont des entités divines, qui n’ont pas d’apparence prédéfinie. Ce sont les forces accompagnatrices de Dieu, les messagers, voire, les exécutants. Ces préliminaires, pour nous rappeler que la Bible n’est pas avare en Métamorphoses, en Mythes, et Mythologie. Et c’est très rafraichissant que de tenter de retrouver cette pureté du mythe, avant que tout soit nettoyé par l’Église, comme si tout était normal. Non, il n’y a rien de normal dans les mythes, qu’ils soient religieux ou d’autres natures. Et, concernant la Bible, nous en sommes restés à des clichés (le Malin tout rouge avec ses cornes, pffff…!) qui, en fin de compte, ne rendent pas justice à des épisodes proprement mythologiques, non loin de la force imaginaire trouvable dans les mythes grecs. Et, à ce propos, si c’est bien Jean l’apôtre, l’un de ceux qui a vu Jésus-Christ en croix, n’est-il pas très opportun qu’il rédigeât l’Apocalypse en Grèce ?

Les artistes ont toujours pris quelques libertés avec la vérité (en l’occurrence La Vérité Révélée), et ce tableau de Bermejo en est une illustration flagrante (comme un délit). Il faut tout de même voir l’événement cosmique dont il s’agit. La naissance de Jésus-Christ n’a pas lieu dans une misérable étable de Bethléem, mais en plein ciel. Et cette femme qui va mettre au monde le fils de Dieu n’a pas des proportions banales : « Un signe grandiose apparut au ciel : une Femme! le soleil l’enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête ». L’Apocalypse ne plaisante pas avec les dimensions ; la femme est à l’échelle cosmique. Imagine-t-on une grandeur pareille ? C’est la célébration de la femme parturiente. Bon, vous me direz, elle est en train de mettre au monde le Fils de Dieu. Et un tel événement cosmique aurait eu lieu dans une étable ? Non mais, sérieux ! On peut se demander pourquoi il y a une telle différence descriptive entre ce qui est écrit dans les Évangiles, et dans l’Apocalypse, concernant la naissance de Jésus-Christ. Or, au moment où la Femme parut dans le ciel, en train d’enfanter, au même moment, dans ce même ciel, surgit « un énorme Dragon rouge-feu, à sept têtes et dix cornes, chaque tête surmontée d’un diadème. Sa queue balaie le tiers des étoiles du ciel et les précipite sur la terre. En arrêt devant la Femme en travail, le Dragon s’apprête à dévorer son enfant aussitôt né. » Avouez que cela à du panache. Imaginez, dans le ciel, une femme parturiente, aux proportions cosmiques. Tout à coup, surgit un dragon aux proportions encore plus cosmiques, tant, que sa queue balaie les étoiles ! Mais, bien plutôt qu’une bataille cosmique, on aura transformé ce fait proprement mythologique en un affrontement entre un archange et une bête monstrueuse. Serait-ce à dire qu’au fil des ans et des siècles, les exégètes et commanditaires quant à la manière de vulgariser la Bible et ses “illustrations” ont gommé, c’est le mot, les dimensions mythologiques et cosmologiques ? Si l’on ne s’en tient qu’à cette image d’Épinal de Michel et le dragon, nous pourrions l’admettre. Donc, le résultat, qu’est-ce que c’est ? Un chevalier qui, avec son épée ou sa lance, pourfend un misérable monstre censé être le diable ! Je rappelle au lecteur que le Diable, ici, est « un énorme Dragon rouge-feu » Voyez cette queue ridicule du dragon-diable ! Et son corps qui ne l’est pas moins… tandis que l’archange Mihkaél (orthographe Chouraqui, voir plus bas), est gigantesque par rapport à ce qui apparaît être une vilaine grosse bêbête. Vilaine, et, en sus, totalement inoffensive. Tandis que le Texte nous dit qu’avec sa queue, le dragon fait des splash avec les étoiles en pleine Terre, que voulez-vous que ce vermisseau de monstre fasse avec sa queue, certes qu’il a enroulé autour du mollet de Michel, mais qui ne semble pas représenter une grande menace. D’après l’exégèse de la National Gallery, où se trouve ce tableau, le monsieur agenouillé à gauche, dénommé Antoni Joan, est le commanditaire du tableau. Ce n’est pas une créature extra-terrestre. Comparez-le avec le diable… Ridicule. C’est ça le diable ? Cette espèce de monstre mi-sirène mi je ne sais quoi ?

Franchement, le Diable, qui, dans la légende biblique, est Le Séducteur, le Malin, le fourvoyeur, à quoi ressemble-t-il dans ce tableau de Bermejo ? Il est grotesque. Monstrueux. Notez cette gueule ouverte au niveau du ventre dont sort un serpent. Dragon bicéphale superposé ? C’est une initiative intéressante du point de vue de l’imaginaire, mais c’est maigre. Son bras-serpent dont sort un avant-bras hérissé doté d’une main à trois doigts n’est pas mal non plus. Michel, quant à lui, il est sapé comme un prince. Un très grande cape richement ornée de fils d’or et de pierres précieuse. Une armure en or, et des solerets eux aussi ornée de pierres précieuses et de perles. Dans sa main gauche, il tient un je ne sais quoi de bouclier, bombé, qui, à mon avis, représente le monde sous cloche (Michel défenseur du monde contre le diable, qui le détruit…?), en tout cas ce n’est pas un hémisphère en verre qui va protéger notre archange. Quant à son épée, elle est si démesurée que l’on se demande comment il va réussir à atteindre le diable, et l’on craint qu’au passage il ne décapite ce brave commanditaire d’Antoni Joan ! Et vu l’angle d’attaque qu’il prépare, il est plus que probable que M. Joan va se trouver pourfendu de cap en pied. En attendant, Joan tient le Livre des Psaumes en ses mains, tout tranquille. Vu son angle de vision, il ne regarde pas la tête de Mikhaél, mais plutôt son entrejambe. Il a même l’air un peu renfrogné. Vient-il de voir un détail qui lui déplaît ? Est-ce la cotte de maille dépassant de l’armure ? Juge-t-il cela négligé ? Voit-il dessous ? Michel a-t-il oublié de vêtir un sous-vêtement ? (anachronique, mais au point où nous en sommes…). En tout cas, une chose est sûre : Joan n’est pas du tout impressionné. À part sa position — à genoux en signe de dévotion et de soumission —, le fait de voir en chair et en os Michel et le Diable, franchement, il s’en bas les cils. Il tient le Livre Saint dans ses mains, et Michel va occire Satan. Que peut-il lui arriver ? Il est serein, comme Jack Palmer.

Bible (version Chouraqui) : « Un grand signe apparaît au ciel, une femme enveloppée de soleil. La lune sous ses pieds, et sur sa tête une couronne d’étoiles: douze. Elle l’a dans le ventre, elle crie de douleur en tourment d’enfanter. Apparaît un autre signe au ciel. Et voici, un grand dragon, un rouge. Il a des têtes, sept, et des cornes, dix, et sur ses têtes sept diadèmes. Sa queue traîne le tiers des étoiles du ciel: il les jette sur la terre. Le dragon se tient en face de la femme, prête à enfanter, pour, quand elle aura enfanté, dévorer son enfant. Elle enfante un fils, un mâle. Il paîtra toutes les nations avec une verge de fer. Son enfant est enlevé vers Elohîms et vers son trône. La femme s’enfuit au désert, pour que, là, ils la nourrissent mille deux cent soixante jours. Et c’est la guerre au ciel. Mikhaél et ses messagers font la guerre au dragon. Le dragon et ses messagers guerroient. Mais ils ne sont pas les plus forts ; leur lieu ne se trouve même plus au ciel. Il est jeté, le dragon, le grand, le serpent, l’antique, appelé Diable et Satân, l’égareur de l’univers entier. Il est jeté sur la terre et ses messagers sont jetés avec lui. »

Léon Mychkine

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