À lire le “Manifeste de l’Esthétique décoloniale” (ici), on se demande tout de même de quoi il s’agit. Ce qui transparaît le plus, dans l’idéologie déployée, c’est à la fois un refus clairement affirmé de l’universalisme, et, dans le même temps, une volonté de conquérir toute la planète… Il faudrait savoir ! On ne peut pas défendre ces deux positions, c’est absurde. On aura remarqué qu’a contrario d’universalisme, est mis en avant le « pluriversalisme », qui, nous précise-t-on, « rejette toutes les revendications à la vérité sans guillemets. À cet égard, la transmodernité décoloniale a soutenu les identités-en-politique et a défié l’universalité et l’altermodernité auto-proclamées.» Là encore, il y a certaine contradiction à soutenir un discours qui apparaît comme davantage légitime qu’un autre, tout en annonçant que la vérité ne peut pas s’énoncer sans guillemets ; mais, de guillemets, les signataires n’en mettent pas eux-mêmes aux notions qu’ils défendent, ni à certaines propositions. On avance donc en pleine théorie offensive, sans démonstration ni définition axiologique. Pourquoi ? Parce qu’on est sûr de sa légitimité, et, partant, de sa “vérité” tout de même. Ainsi, si le pluriversalisme s’oppose à l’universalisme, de la même manière la « transmodernité » s’oppose apparemment avec succès à l’« altermodernité », mais tout autant à la « postmodernité » qu’à la « modernité ». Et c’est bien la Modernité qui est le grand refoulé de cette affaire de décolonisation et de pluriversalisme. Dans son article ‘Delinking’, publié dans Cultural Studies (21.2), Walter D. Mignolo, sémiologue et ancien professeur de littérature, et fer de lance de ce mouvement, ne fait pas dans la nuance quand il traite de la modernité. Pour lui, c’est clair, la modernité représente une Essence en soi qui, tout simplement, est oppressive et « génocidaire » : « Il s’agit de dévoiler l’origine de ce que j’appelle le “mythe de la modernité” en lui-même, une justification de la violence génocidaire. Les postmodernistes critiquent la raison moderne comme une raison de terreur ; nous critiquons la raison moderne depuis un mythe irrationnel qu’elle recèle. » On pourrait juger, devant de telles inepties, que ne s’improvise pas historien des mentalités ni philosophe qui veut. Cependant, il faut bien admettre que la “pensée” “décoloniale” a pris, et qu’elle a “converti” par delà les frontières. On peut tout de même s’en étonner. Comment une pseudo-théorie a-t-elle pu ainsi connaître un certain succès, quand bien même ‘underground’ ? J’écris bien « pseudo-théorie », puisque, si l’on reconnaît que la théorie décoloniale, telle que nous la lisons dans le Manifeste, est une théorie heuristique, vraie et probante, alors, à un moment donné, comme on l’a fait dire à Hegel (Debord), ce qui est faux devient vrai :
« Le vrai et le faux font partie de ces notions déterminées qu’en l’absence de mouvement, on prend pour des essences propres, chacun étant toujours de l’autre côté par rapport à l’autre, sans aucune communauté avec lui et campant sur sa position. Il faut, à l’encontre de cela, affirmer que la vérité n’est pas une monnaie frappée qui peut être fournie toute faite et qu’on peut empocher comme ça. Il n’y a pas plus un faux qu’il n’y a un mal. […] Le faux […] serait l’autre, le négatif de la substance, celle-ci en tant que contenu du savoir, étant le vrai. Mais la substance est elle-même essentiellement le négatif, d’une part en tant que différenciation et détermination du contenu, d’autre part en tant qu’elle est un acte de différenciation simple, c’est-à-dire en tant que Soi-même et que savoir. On peut certes savoir faussement. Quand on dit qu’on sait quelque chose faussement, cela signifie que le savoir est en non-identité avec sa substance. Mais précisément cette non-identité est l’acte de différenciation en général, qui est un moment essentiel. Certes, de cette différenciation advient leur identité, et cette identité devenue est la vérité. Mais elle n’est pas la vérité au sens où l’on se serait débarrassé de la non-identité, comme on jette les scories séparées du métal pur, ni non plus comme on rejette l’outil du récipient terminé : la non-identité au-contraire est elle-même au titre du négatif, du Soi-même, encore immédiatement présente dans le vrai. Ceci n’autorise cependant pas à dire que le faux constitue un moment, voire une composante du vrai. Dans l’expression qui dit qu’en toute chose fausse il y a quelque chose de vrai, l’un et l’autre ont chacun leur valeur propre, comme l’huile et l’eau, qui ne sont qu’extérieurement associées sans pouvoir se mêler. » (Préface à la Phénoménologie de l’Esprit, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, trad. J.P Lefebvre).
Quant aux vérités historiques, Hegel ajoute ceci : « pour connaître l’une d’entre elles, il faut beaucoup comparer, et consulter de nombreux ouvrage, bref, qu’elle que soit la manière de s’y prendre, faire des recherches ; et même dans le cas de la vision immédiate de quelque chose, c’est seulement la connaissance de celle-ci conjointement à ses raisons qui sera tenue comme quelque chose qui a une valeur vraie, quand bien même, à proprement parler, seul le résultat nu est censé être ce dont il s’agit » (idem).
J’ai cité Hegel. Peut-il servir à notre sujet ? Je l’espère. Que nous dit-il ici d’intéressant pour notre propos ? La première phrase nous parle de notions qui, en l’absence de mouvement, sont figées. Mais, le mouvement de quoi ? De la conscience. La conscience est dynamique chez Hegel. S’il n’y a pas de mouvement, d’allers-et-retours entre les notions, alors nous avons des essences, et tout est bloqué. Le vrai ne peut s’apparenter à un objet manufacturé, que l’on sortirait de sa poche comme une pièce de monnaie. La chose terrible que nous révèle Hegel, c’est que nous pouvons savoir faussement. Après, il faut bien reconnaître que la logique hegelienne n’est pas très cohérente, car il nous dit que de cette différenciation advient leur identité. Nous voulons bien que d’une différenciation advienne une identité, mais à la condition qu’on nous l’explique (par une équation, par exemple). Or, c’est par la magie des mots que Hegel résout cette difficulté. D’ailleurs, il ne la résout pas, car il ajoute que le non-identique persiste dans l’identité : la non-identité au-contraire est elle-même au titre du négatif, du Soi-même, encore immédiatement présente dans le vrai. Oui, mais alors, comment comprendre l’équilibre, le pourcentage de non-identique dans l’identité, ou de fausseté dans ce qui est vrai ? Cela pourrait paraître des questions sophistiques, mais pas du tout, car, derrière cette dialectique, c’est justement ce qu’on a appelé le travail du négatif qui va apparaître encore plus dramatiquement dans la théorie freudienne psychanalytique. Ainsi, en quelque sorte, ce qui est vrai peut à la fois toucher l’universel (la “Loi de la Chute des Graves”, de Galilée), et, en même temps, dans la même contemporanéité, la conviction que la Terre est plate (vous pouvez substituer là n’importe quelle pseudo-vérité). Parallèlement, l’historien Hobsbawm nous a prévenu qu’il était fondamental de savoir distinguer entre fiction et fait. C’est une fiction que de penser la Terre comme plate, et c’est un fait de la penser comme sphérique. Mais avons-nous fait ce petit détour hegelien pour nous rendre compte que nous pouvons croire que des choses sont vraies tandis qu’elles sont fausses, et que nous pouvons croire que des choses sont vraies tandis qu’elles ne le sont pas ? Certainement.
Ainsi, à l’intérieur du postulat “la Modernité a libéré l’homme par la défense de la Raison”, on voit, des siècles plus tard, un discours qui s’oppose à ces mouvements historiques de la pensée européenne, comme si ces derniers n’avaient jamais défendu que la folie et l’irrationalité… Vous voyez ce mouvement ? On tord la réalité d’un fait historique (je simplifie avec le singulier) en lui donnant une intention autre qu’initiale : rendre l’être humain plus libre et plus responsable grâce à l’usage réfléchi de sa raison. Comment peut-on voir dans cette entreprise européenne, qui a mobilisé tous les philosophes notamment, et tous les grands esprits — à partir du XVIe siècle, au moins — un tel projet que celui soi-disant dénoncé par Mignolo ? C’est abominable. C’est encore plus absurde si nous pensons, avec Burckhardt, que la “Première Modernité” est apparue au XIIIe siècle, dans les principautés italiennes qui, bien souvent dirigées par des petits tyrans, ont engendré, chez un certain nombre de citoyens, une résistance qui a contribué au développement non pas de la peur collective mais à l’émergence de l’individu. Peut-on, là encore, trouver quoi que ce soit d’irrationnel dans la formation d’un premier esprit moderne ? Bien sûr que non.
Mais revenons au “Manifeste”. La première phrase annonce qu’un « monde transmoderne a émergé, reconfigurant 500 ans de colonialité ». On voit donc que la transmodernité succède, mais s’oppose, aux trois entités possédant la même terminaison (i.e., modernité). La datation — 500 ans — fait référence à la Conquista espagnole, et donc à l’Amérique précolombienne. Si l’on comprend bien, la mouvance décolonisatrice esthétique permet « des identités-en-politique transnationales ». Je ne comprends pas très bien ce que peut être une identité transnationale, à moins, par exemple, de penser à une personne métis, issue de deux cultures différentes, et qui serait à cheval sur deux pays, comme par exemple un certain nombre de descendants et qui se sentent à la fois français et marocain, allemand et turc, etc. Ceci dit, la transnationalité est si puissante d’après Mignolo qu’elle a opéré « une révolution planétaire en connaissance et sensibilité. […] L’affirmation des identités équivaut aux tendances homogénéisantes de la globalisation qui sont célébrées par l’altermodernité comme l’“universalité” des pratiques artistiques. Cette notion […] vise perpétuellement à s’approprier les différences au lieu de les célébrer. » (Citation complète voir #1). Cela ne doit pas être facile de perpétuellement s’approprier les différences, voire tout à fait épuisants. Mais il semble que les artistes issues de l’esthétique décoloniale soient des nouveaux démiurges aux capacités inouïes, car, si l’on en juge par le feu d’artifice produit par l’émergence transnationale, on doit s’attendre à des œuvres d’art absolument nouvelles et remarquables. Afin de nous rafraîchir la mémoire, revenons à la capture vidéo insérée dans la Partie 1 de cet article. Un jaune d’œuf bouge et se dirige vers un sein, tombe dans l’aisselle et revient sur le téton, puis redescend entre les deux seins, où, bientôt, ceux-ci se rejoignant, l’écrase, libérant la couleur jaune dans un dessin informe. La légende de la vidéo (ici) nous dit que l’on parle ici « du piège de l’amour de la mère et des problèmes liés à l’insémination à travers une scène érotique d’une mère nourrissant un jaune d’œuf avec sa poitrine voluptueuse.» Nous nous rappelons que l’esthétique décoloniale a émergé en Amérique du Sud et en ancienne Europe de l’Est, et il n’est donc pas étonnant d’y voir présenté le travail d’une artiste slovène, Simčič, Zvonka. T. Cependant, art décolonial ou pas, on peut se demander vraiment en quoi ce jaune d’œuf filmé glissant sur une poitrine est intéressant, et ce, d’autant plus que la légende précise qu’il s’agit d’une vidéo expérimentale ? Là, on se demande s’il ne s’agit pas d’une blague… D’autant plus que les légendes sont différentes entre le site de Zonvka et le livre de Magnolo et Gómez, dont on se demande s’ils n’ont pas un peu délayé cosmiquement la sauce matricielle ?… Enfin, il faut bien reconnaître que nous n’en sommes pas encore au choc esthétique annoncé. Prenons une autre œuvre, celle en Une.
Voici la légende de ce travail dans le livre Estéticas Decoloniales (Pedro Pablo Gómez y Walter Mignolo, 2012) : « L’œuvre de Nadin Ospina tient une haute dose d’ironie sur l’imposition culturelle, pour invertir la vision des relations qui se font dans nos sociétés, générant une interaction synchronique pour la fusion des éléments ancestraux et les images contemporaines. L’idole avec la poupée et le burin, la transculturation et l’hybridation se fait évidente, pour générer une pièce construite sur le mélange d’un fameux personnage de la culture étasunienne et les caractéristiques particulières de la statuaire précolombienne. » Là encore, on peut se frotter les yeux, ou les méninges… Où est la haute dose d’ironie ? Comme disent les jeunes : C’est quoi le bail ? Il semble que le légendaire soit d’autant plus emphatique que le travail est médiocre, voire pis. On pourra se demander comment ou pourquoi je me permets de juger ainsi les œuvres ? Mais c’est parce que le discours idéologique qui les sous-tend est très vindicatif et prometteur. Ainsi, avec un pareil programme affirmé et apparemment révolutionnaire sur la surface du globe, on doit espérer rencontrer du neuf et du surpuissant… Est-ce le cas ? Non. Pourrions-nous tenter d’examiner une troisième œuvre ? Non plus. Je laisse au lecteur curieux le soin de chercher sur l’Internet des illustrations de l’“art décolonial”, et notamment d’accéder librement au livre sus-mentionné et où il pourra voir d’autres images édifiantes, afin de parachever sa propre idée sur ce qui ne l’est justement pas.
Léon Mychkine
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