« La prostitution soulage la temporaire misère sexuelle de ces ghettos de célibataires que commis de boutique, voyageurs de commerce, étudiants et, plus encore, ouvriers temporaires constituent au centre des grandes villes.» (A. Corbin)
En 1877, à la troisième exposition impressionniste, est exposé le tableau de Degas, “Femme nue, accroupie, de dos” (ci-dessous). Scandale. On se demande pourquoi. Mais le scandale pourrait s’expliquer ainsi. La jeune chercheuse Sylvie Daigneault a une hypothèse : « la décision prise par Degas de moderniser le vieux motif classique de la nymphe ou de la Vénus anadyomène pouvait apparaître particulièrement scandaleuse dans la mesure où elle ne pouvait pas manquer d’évoquer la prostitution ». Et oui, Degas peint d’innocentes danseuses, pleine de grâce, et des putes. Dans le cas présent, et selon toute probabilité, cette dernière est en train de s’asperger le sexe après un rapport. Le bordel est une institution (encore), mais de là en faire un tableau tout de même ! Au XIXe siècle, toutes les classes sociales se retrouvent au bordel, mais pas forcément dans les mêmes ; il y a les bordels de première classe, où tout est prévu pour lutter contre les maladies vénériennes, capotes offertes ; cependant que, dans les bordels de seconde zone, ou dans les lupanars périphérique, il n’y a pas grand-chose, et les capotes, quand elle y sont, coûtent 50 centimes (source Alain Corbin, qui précise que « la fabrication et la distribution du condom se révèlent étroitement liées au milieu prostitutionnel ; à Paris, ce commerce libertin gravite autour du Palais-Royal. Les autorités le tolèrent, à condition qu’il demeure ainsi circonscrit et qu’il se fasse très discret. C’est parce que la vente du préservatif est devenue un “débit trop patent” que le préfet de Belleyme la range en 1828 parmi les outrages aux bonnes mœurs. La liaison qui s’établit entre l’usage du condom et l’amour vénal ne cessera plus d’être soulignée[…] En 1911, Jacques Bertillon constate que le condom, apprécié des Anglais, n’est que chichement utilisé par les couples français, malgré la fréquentation quasi universelle des bordels […] La plupart des praticiens du premier XIXe siècle, suivant en cela les enseignements du grand vénéréologue Ricord, demandent aux filles de s’en tenir aux ablutions post-coïtales; ils craignent en effet qu’un lavage préalable ne décape les muqueuses et ne favorise l’absorption virale, qu’ils conçoivent le plus souvent comme le résultat d’une endosmose. » Ainsi donc, la grande majorité des prostituées qui exercent leur profession auprès des classes populaires n’ont d’autre choix que d’utiliser abondamment ‘tub’ et bassines pour se laver, du mieux possible, vulve et vagin. Les hommes n’ont nulle obligation de se protéger, ce qui, rétrospectivement, est parfaitement ignoble. En effet, les femmes sont doublement réifiées. Prolétaires du sexe, elles offrent un ersatz d’amour et d’attention tout en risquant tout simplement de mourir (la syphilis ne pardonne pas. En 1860, et rien qu’en France, elle aura tué 120 000 personnes).
À partir des années 1870, Degas souffre d’une maladie oculaire qui devait s’aggraver par la suite, jusqu’à la cécité. Tout commence par une mauvaise perception des contours, et une sensibilité davantage périphérique. L’étape suivant sera un scotome, soit une tache aveugle en plein milieu de la rétine. Et c’est ce qui explique que la plupart des tableaux à partir de ces années ne sont que des scènes d’intérieur, car la lumière extérieure, directe, le faisait souffrir. (Je viens d’apprendre et donc de paraphraser ce que j’ai lu sur ce site…). Cette maladie dégénérescente doit-elle entièrement justifier sa manière de peindre ? C’est une vraie question (comme on dit, car il existerait des fausses questions…). En 1886, Degas peint la même scène, mais d’une manière beaucoup maîtrisée, plus palpable, sensuelle ; et c’est un triomphe ! De nombreux éloges retentissent, parmi lesquels ceux de Joris-Karl Huysmans (une saloperie de mysogine) et de Geffroy :
Mais il faudra encore douze ans à Degas pour atteindre la magie. En effet, ‘le tub’ est encore emprunté, en quelque sorte. C’est très — trop —, appliqué. Tout est souligné par des traits contourants, des stries, que l’on retrouve aussi bien sur le meuble que sur le dos de la jeune femme (femme panthère). L’anatomie est encore trop rigide, trop cassée. Les perspectives maladroites. Bien entendu, tout n’est pas à jeter (avec l’eau du tub) dans ce tableau. Le traitement du sol est très étonnant, de la même manière que le rideau (ou la nappe), en arrière-plan. Mais franchement, le contour du corps au pastel noir, les stries félines… ça ne va pas. Et puis, en 1898, ce pastel :
Les couleurs explosent — certains diront “à cause de la maladie oculaire”, qui exigeait de tons très vifs afin de mieux “voir” —, mais tout de même… Le dessin de 1886 ne paraît-il pas terne en regard ? Le corps est intégré au décor, dans la mesure où Degas utilise autant de traits verticaux pour le mur gris (à droite) que sur la peau (dos et cuisses). Le corps est intégré au décor, car il fait partie des meubles… Rien que de logique : Ici la femme est un objet d’usage (on vient s’en servir, s’en asservir, et jouir dedans…). Le bas des reins jusqu’au postérieur est recouvert de traits de peinture orange et vert, formant une sorte triangle, si bien que le pli interfessier n’est pas visible. Pourquoi ? Ce n’est pas dû à un quelconque reflet. Alors ? Y a-t-il, inconsciemment, chez Degas, et métaphoriquement, le geste performatif d’un corps en train de rouiller ? Déjà tellement usagé ? Ou bien est-ce de la pudeur ? Mais non. Alors qu’est-ce ? Je n’ai pas de réponse, ni d’hypothèse. Ni ce n’est cette dernière : Il s’agit ici d’un dessin qui mixe abstraction et figuration. Vert et orange se retrouvent sur le dos et les fesses de la jeune femme comme on ne sait pourquoi les couleurs à partir du côté gauche du corps partent à la diable.
Sylvie Daigneault, “Edgar Degas et le traitement moderne de la figure féminine : Un terrain propice à l’éclosion des approches critiques féministes en art du XXe siècle”, Mémoire présenté à la faculté des études supérieures. En vue de l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.), Janvier 2014, Université de Montréal. /// Alain Corbin, “Les prostituées du XIXe siècle et le ‘vaste effort du néant’”, Communications, 44, 1986.