Dérives & fictions : À partir de photographies d’Éric Bourret (+ guest), Hans Belting et Ernst Gombrich

Éric Bourret, Série “Dans la gueule de l’espace”, France, Mercantour, 2011, Courtesy de l’artiste

Bourret m’écrit : « Ce visuel semble conjuguer dans la même image le passé, présent, avenir… Il s’agit bien de la même personne qui apparait puis s’estompe. Les cannelures ou l’aspect sismographique du paysage renforcent l’idée me semble-t-il. » Ici, on pourrait faire plusieurs hypothèses, a posteriori, c’est-à-dire sans préjuger de l’intentionalité de l’artiste. Étienne-Jules Marey et l’infographie se font signe, sur un même plan (j’entends ici, l’image), ce dont aurait rêvé peut-être Marey, et Muybridge même (?). Tout le monde connaît les photographies des sus-nommés, notamment celles qui décomposent les mouvements. Rappelons que Marey a tout de même inventé, en 1882, la chronophotographie, à partir de l’invention (1874) du “revolver astronomique”, de Jules Janssen. On pourra ajouter que Rimbaud aura inventé la poésie lycanthropique, vers 1871 (dans une fameuse lettre de Verlaine), et Clerk-Maxwell la théorie électro-magnétique, en 1870. Le revolver de Janssen permettait de photographier en rafale sur une même plaque (verre + gélatinobromure) les moments exacts des contacts d’une planète donnée avec le disque solaire. Ne m’en demandez pas plus, je vous invite à cliquer sur l’hyperlien ci-avant. Quant à Muybridge, rappelons qu’il utilisait plusieurs appareils pour ses prises de vue. Mais revenons à notre image de Bourret.

Nest-il pas pour le moins étonnant de voir trois fois le même personnage sur une même image ? Franchement, en 2020, l’est-ce encore ? Eh bien ! oui, cela peut l’être, mais ça dépend justement du contexte. Or ici, le contexte, il est tout sauf non-étonnant. Bourret semble faire tout avancer. Mais ça, ce n’est pas possible. Mais si, en art, tout est possible, et rappelez-vous toujours de la forêt qui marche toute seule, dans Le Château de l’Araignée (Kurosawa). Alors ? Bourret shoote le paysage qui avance, lui, le petit homo-sapiens de 3000 000 ans, sur la neige et la roche. Mais si la roche date de millions d’années, quel âge à la neige ? Elle est peut-être plus jeune que notre photographe. Et le ciel ? C’est lui le plus ancien, mais toujours pimpant, impeccable. Le personnage est trois fois le même. Cela veut-il dire que Bourret a shooté trois fois ? Probablement, car sinon, il faudrait comprendre comment est apparu ce corps et comment il a disparu ? Et il n’existe pas de paysage quantique (au sein duquel les entités mésoscopiques et géologiques pourraient “bondir”). Du moins, pas encore. Un paysage gauffré ; et oscillant entre la redondance des monts et leur fiction. Mais les fictions existent-elles ? Oui, puisque nous les voyons, les croyons, et les lisons. (Quand d’autres, pour la plupart, ne demandent que la bonne foi). Dans un autre registre : admirez un peu l’étendue de ces gris, allant jusqu’à contaminer la neige, voire le ciel. Voire le ciel. Ici, Bourret montre l’impossible : la roche avançant sur la neige, par colonnes, mais avec chacune leur identité :

 Et d’aucuns disent que la photographie n’a pas d’imaginaire…

Éric Bourret, Série “Dans la gueule de l’espace”, France, Lure, 2009, Courtesy de l’artiste

Ici ↑ une légende succinte suffira : “Une expédition s’en revient du Mont de Vénus”.

Faire mousser l’horizon et le paysage ↓ (mais n’est-ce pas la même chose ?) On dirait que Bourret a battu en neige la neige. Quand, soudain, ce roc a surgi. Ou bien il était déjà là. Mais oui. Et alors peut-être qu’il surgit maintenant, quand même, dans la vision, comme un dessert sur le chapeau ?

Éric Bourret, Série “Dans la gueule de l’espace”, France, Mercantour, 2011, Courtesy de l’artiste
Éric Bourret, Série “Dans la gueule de l’espace”, [Détail], France, Mercantour, 2011, Courtesy de l’artiste

Je l’aime bien, ce roc isolé dans l’étendue désertique du désert blanc. On pourrait croire que lui, il est stable ; mais non, il bouge aussi. Du moins, il a bougé. Il y a quelque chose de contradictoire en acte dans ce que nous donne à voir notre photographe. Il sait bien que la photographie ne peut pas arrêter le temps (voir notre Entretien), néanmoins, il dit vouloir capter « les moments, qui s’entrechoquent sur une même image ». Si la photographie ne peut pas arrêter le temps, peut-elle “attraper” les moments ? Mais les moments de quoi, d’ailleurs ? Répondons à la première question. Par sa technique de superposition-juxtaposition très précise, Bourret nous oblige presque à forcer notre vision pour y déceler le mouvement, tandis qu’il n’est pas là. C’est une opération fictionnelle mais qui fonctionne, puisque nous pouvons avoir l’idée que tout bouge. Les premières fois que j’ai regardé des photographies de Bourret, je me suis rappelé de la phrase d’Archibald Haddock : « J’ai du Shimmy dans la vision ». Ça piquait un peu dans les yeux. Et puis, après cet effet primo-réceptif, le cerveau, il me semble, décide qu’ici, ça bouge. Tandis que non. Ensuite, il faut répondre à la seconde question. Les moments de quoi ? Imaginons : Je suis dans le Parc du Mercantour. Il y a de la neige, et un énorme rocher. Où sont les moments ? Je ne puis envisager cette notion qu’à partir de mon propre corps, à moins que je ne reste des heures, ce qui me permettrait de voir la lumière changer. Mais vu l’environnement, c’est peu probable. Donc, je suis ramené à mon corps, entité spatio-temporelle, qui se déplace dans le temps et l’espace. Roche et neige et air “avancent” aussi dans le temps ou l’espace, ou les deux, mais leur perception m’est inaccessible (il faudrait se faire roche, se faire neige). De fait, et puisque j’avance, ce sont mes propres moments que je projette dans l’espace. Vous voyez ? Cela veut-il dire que l’art de Bourret ne dépendrait que de son expérience ? Ce qui m’intéresse, dans les propos de Bourret, c’est sa pensée réflexive sur sa manière d’entrer dans le paysage, avec son corps (précision importante), et, comme il le le dit, ce que ce dernier lui donne. Mais, comme à chaque fois dans l’art, ce qui compte, c’est le Tiers, et en art, le Tiers, c’est l’œuvre, c’est tout ce qui reste de toutes les théories et fictions forgées par les artistes eux-mêmes, les historiens d’art (parfois), et les critiques d’art.

Hans Belting (1989) écrit que ce qui caractérise l’art contemporain, c’est son rapport d’exclusivité à l’expérience personnelle, biographique : « La photographie elle-même, le medium par excellence du document objectif, n’a pas tenu ses promesses : entre les mains et à travers les yeux des photographes elle est devenue un moyen hautement personnel d’interprétation de la réalité. On pourrait citer autant de jugements sur la photographie qu’il y a de manières de voir et de représenter le monde.» Belting est un historien de l’art novateur et intéressant, mais son jugement sur la photographie est bien sévère, et, partant, erroné. On supposera qu’il n’a pas réfléchi tant que cela sur le medium, car il faut tout de même bien rappeler que la photographie, tout comme le cinéma, est un art très jeune. Aussi, la phrase de Belting tant à condamner cette jeunesse, comme si plus rien ne lui était permis. D’un autre côté, effectivement, la photographie rend patent l’expression personnelle de la réalité, mais on pourrait très bien dire qu’il en a toujours été ainsi. Même durant l’Antiquité grecque, supposée la Matrice originelle de l’art objectif. Ainsi que nous l’apprend (pour ma part) Ersnt Gombrich (2002), c’est Quintilien qui, jugeant le progrès de la sculpture, écrit : « Callon est plutôt dur, Calamis moins rigide, Myrion plus doux [ici]. Polyclète surpasse tous les autres pour l’industrie et la beauté, il est dit qu’il manque de poids.  […] Il est vrai que Phidias avait ce dont Polycleitus manquait, mais à son tour il a été plus heureux avec les dieux qu’avec les hommes. Ils disent que Lysippe et Praxitèle se sont approchés du vrai, pendant que Démétrios est accusé d’avoir été plus amoureux de la vérité que de la beauté.» J’invite à regarder les images correspondants aux noms donnés par Quintilien, et à vérifier la pertinence de ses adjectifs… Je doute que quiconque le fasse, mais cette citation sert surtout à montrer que l’expérience personnelle et la subjectivité ne sont pas propres à l’art contemporain. Ainsi, si l’on accroit Quintilien, alors dès l’Antiquité grecque classique les sculpteurs, mais sûrement tous les artistes, ont déjà des manières d’aborder l’Art (à l’époque majusculaire) qui attestent de leur personnalité, de leur subjectivité, quand bien même exerçaient-ils sous l’autorité canonique de l’Art, qui, en soi, représentait l’ordre et le bien-faire ; et c’est bien pourquoi je trouve remarquable les adjectifs et les on-dit rapportés par Quintilien, car on comprend alors comment l’art n’a jamais relevé, et pour les artistes “restés”, que d’un subtil mélange entre le canon & la subjectivité. (Je dois confesser au lecteur que je n’ai pas vérifié les dires de Quintilien, je lui fait confiance.)

Éric Bourret, Série “Dans la gueule de l’espace”, France, Lure, 2009, Courtesy de l’artiste

La voici ↑ la forêt qui remue !

Je connais au moins un autre photographe qui fait bouger les choses, mais il ne cherche pas, ou ne trouve pas, l’effet stroboscopique produit par les images de Bourret.

Idris Khan, “London Eye”, London, 2012, digital silver bromide print mounted on 4 ply museum board and Dibond, 76.5 x 101.5 cm, Sean Kelly Gallery, New York, All rights reserved

Idris Khan n’est pas un photographe-arpenteur. Ici, comme dans d’autres photographies dans le même esprit, il s’est contenté de déplacer latéralement ses shootings, comme si l’Œil de Londres se démultipliait comme une entité folle. Khan a multiplié jusqu’à saturation l’espace, qui rend toute la partie basse proprement illisible. On voit donc que le souci, chez Khan, est avant tout graphique ; il n’entend pas, comme Bourret, rendre compte de l’expérience de son corps dans et sur le paysage. On peut aussi remarquer que la superposition-latéralisation des prises n’est pas vraiment ordonnée, ça part un peu dans tous les sens, ce que l’on ne peut pas retrouver chez Bourret. Je ne suis pas en train de sous-entendre que Khan, c’est moins bien, mais de remarquer les différences dans les procédures et la philosophie photographique. Ainsi, en réfléchissant, je fais le constat que Bourret n’est pas seulement un arpenteur au sens que l’on veut bien lui faire entendre aujourd’hui, à savoir un marcheur ; non, on oublie qu’un arpenteur, c’est avant tout un mesureur, il dimensionne l’espace, et c’est bien pourquoi, dans un certain sens, ses photos ne débordent pas ; car je parie que Bourret fait très attention, dans son editing, à comment les “vagues” cumulatives des bordures, des frontières réelles/virtuelles, s’agencent dans une mesure qui, effectivement, et, tout à coup, me fait penser à une partition : pour des questions de rythme, il est bien évident que l’on ne place pas des notes sur une portée n’importe comment.

PS : À-propos de Lure. Certaines photographies ont été prises à Lure. Quand on lit A.N. Whitehead (oui, j’en parle souvent, mais c’est un philosophie trop méconnu), on découvre sa théorie du ‘feeling’, colonne vertébrale de sa théorie de l’expérience, avec, notamment, l’expression ‘lure for feeling’, que la traduction française à choisi de rendre par « l’appât pour le sentir ». Chez Whitehead, tout est expérience, et tout communique entre soi et les autres, tout cela formant des entités actuelles, soit de manière lointaine, soit proche, ce qu’il appelle les « mondes actuels ». Le ‘feeling’, que l’on traduit par sentir, c’est une force, un vecteur, qui se dirige toujours vers. Ainsi, le ‘feeling’ est attiré, tout autant qu’il y a un attrait pour le sentir (‘lure’, « attrait »), que l’on pourrait aussi appeler son intentionalité physique (ici sans conscience, bien entendu, sinon nous tombons dans le panpsychisme, qui a son charme, mais qui est trop mystique). De fait, en voyant que des photos sont prises à Lure, et connaissant la démarche-tentative de Bourret, je pouvais difficilement éviter de penser au lure for feeling.

Ref. Hans Belting, L’histoire de l’art est-elle finie ?, Gallimard, 2007 /// Ernst Gombrich, The Preference for the Primitive, Phaidon Press, 2002

En Une : Détail au niveau de l’île-Auger, près de Chambourg-sur-Indre, XVIIIe siècle.

Léon Mychkine


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