Digression sur l’infini, à peu près

                           Pour E.M.

Le grand mathématicien, promoteur de la Théorie des Ensembles, Georg Cantor, est devenu fou (à partir de 1899, à l’âge de 54 ans, maniaco-dépressif, souffrant de persécutions, il connut des séjours en maisons de convalescence tous les deux ou trois ans). J’ai tenté d’“étudier”, comme j’ai pu, la théorie cantorienne ; mais je n’ai pas compris grand-chose, mon esprit s’étant, irrémissiblement, refermé sur la compréhension des mathématiques dès l’âge de douze ans. Mais, ce que je pense depuis des années, c’est que c’est la pensée de l’infini qui a rendu fou Cantor ; car je suis certain que c’est la considération pleine et entière de l’infini qui peut faire, comme on dit, vaciller la raison. Et j’en ai des fantômes de preuves quand je considère tel ou tel détail par exemple chez un peintre, où je sens parfois que je perds pied, et que s’ouvre quelque chose comme une trappe mentale, qui contribue à me faire  halluciner (comme Wollheim en parle dans la “vision-en”, voir ici), ou lorsque, pratiquant la photographie reflex-numérique, je découvrais via Lightroom des détails dans l’eau de la Loire qui me faisaient quasi délirer ; sauf que ce que je voyais était réel, et non pas le fruit d’un déséquilibre mental. L’agrandissement à l’écran du tableau, de la photographie, m’incite à augmenter encore ce détail et là, dans ce moment, quelque chose qui n’est pas nommable, prend le dessus. Plus que le dessus, c’est un  enveloppement, et c’est comme une invitation, mais dans un territoire où, comme on écrivait jadis sur les globes et cartes incomplètes, Hic sunt dracones (“Ici sont les dragons”). Et ce n’était pas une annonce pour le merveilleux, mais pour la  catastrophe.                   

            

Globe de Hunt-Lenox [Détail], circa 1510, cuivre, ∅ 11,2 cm, New York Public Library

Bien entendu, la folie de Cantor ne s’est pas déclarée en regardant un détail de tableau, plutôt, et c’est mon interprétation toute subjective, à force de côtoyer, au quotidien, et pendant des années, l’infini dans les nombres, je pense qu’il a commencé de voir l’infini partout, en toute occurrence ; dans la feuille nervurée, la branche d’arbre, le plumage d’un oiseau, les tourbillons dans un cours d’eau, etc. Or, voir partout l’infini, dans la plupart des occurrences actives du monde naturel, c’est, à coup sûr, se diriger droit vers la folie. À un moment, l’esprit ne parvient plus à dézoomer, on est pris dans une nouvelle optique, dans tous les sens du terme où, effectivement, l’on se perd, pour de bon. Et c’est ainsi que Cantor devint fou. Et la folie, c’est épouvantable. 

Voyez le bras de Jérémie (Rembrandt). Qu’est donc cette carnation peinte comme des veines de bois ? Sommes-nous aux abords de l’infini ? On peut tenter de compter les touches, et ça va prendre beaucoup de temps… Et si, justement, en tentant de les compter, nous entrions dans l’infini ? C’est fort probable. Le tout, comme on dit, c’est d’en sortir. Rembrandt, il fait ce qu’il veut. Otro : 

Savez-vous de quoi il s’agit ? C’est très duocento. Un tourbillon ? Un volcan survolé ? Des taches ? Un cyclone ? Un abîme dans le désert ? Une doline ? La surface d’une exo-planète ? C’est un œil de poisson (Goya). Là encore, on peut se demander pourquoi Goya peint-il ainsi ses yeux ; il y a plusieurs poissons, sujet principal, dans la toile. 

Ce qui peut prêter à l’infini, c’est la contemplation, dans sa version abyssale, et donc hors du temps. 

L’œil se perd dans les méandres de l’infini.

Il y a deux sortes d’infini pour Cantor, l’« infini en acte », et l’« infini potentiel » ; le premier est “limité”, le second ne l’est pas. L’infini en acte considère l’infini comme une entité achevée comme l’est l’ensemble ℕ des entiers naturels. L’infini potentiel est un infini qui ne peut être atteint, par exemple dans l’infinité de la série des entiers naturels, 0, 1, 2, 3, 4… Il semble, qu’en art pictural, nous n’ayons souvent à faire qu’à l’infini actuel. D’après les spécialistes, Cantor a rencontré de fortes réticences, auprès des mathématiciens, pour faire reconnaître son infini actuel, et il s’est alors tourné vers les philosophes et les théologiens (comme par hasard !), qui l’ont mieux accueilli. Dans cette capture de ciel de Gauguin  il n’est pas certain que nous soyons dans l’infini actuel ou potentiel, je me le demande (on aura compris que je transpose, en langage esthétique un langage mathématique dont l’équationnalité m’est interdite), car c’est trop saturé. Attention !, bifurcation mono :   

Allons droit au propos. Le sein droit d’Ève (1916-17) d’après Klimt. Bon !, rien que ce détail nous indique que nous sommes en présence d’une personne cosmique, comme l’indique cette chair tourbillonnaire, comme tout bon magma cosmologique. Rappelons qu’Ève et Adam sont des créatures cosmiques, car leur Chute, l’expulsion d’Éden, con/damne toute leur descendance, sur toute la surface terrestre, surface dès lors maudite elle aussi, pour l’éternité. L’aréole chaotique, et l’épiderme de lait sous le feu du courroux proche.  

D’un certain point de vue, et si l’on n’est pas au fait de la cosmologie, on peut trouver cela peint n’importe comment, à charge alors pour le juge spontané d’aller dire à Gustav comment il faut peindre. Je ne sais pas comment vous serez reçu… 

Et voici l’œil droit fermé d’Adam. Mais pourquoi Adam ferme-t-il les yeux ? (Il a honte ; ou bien, comme il semble, simplement en train de câliner du chef Ève)Ici, la peinture est folle. Je ne dis pas que Klimt est fou, mais que la peinture l’est, comme encore ici : 

Qu’est-ce donc ? De la chevelure d’Ève ! Ce sont des fussili (petits fuseaux) !, autant dire que rien ne les tient ensemble. C’est incroyable encore, de plus près : 

Du pinceau, la touche amoureuse, c’est-à-dire patiente et passionnelle, pour ses chevauchements et supports. Il y a bien de quoi perdre la Vernunft, lieber Maler

Mais qu’est-ce donc ? La main gauche d’Ève. Tout simplement, Klimt n’a pas terminé son tableau, il ne s’agit donc pas de chercher une explication ekphrastique. D’ailleurs, la main droite non plus n’est pas achevée :  

Voyez, Klimt a dessiné la main, et puis a peint par dessus. Mais, en sus de se dire que Klimt n’a pas achevé son tableau, on peut tout autant se dire que cela a été voulu : Ève ne devait pas avoir de main distincte. Et pourquoi ? Afin de gommer l’outil naturel qui a rendu accessible le fruit défendu. 

Ce qui est profondément novateur dans l’article de Cantor est le fait de démontrer des propriétés de l’infini. Ce que fait Cantor, c’est de démontrer le premier théorème sur l’infini, en l’occurrence qu’il existe non pas un infini, mais au moins deux : l’infini des nombres algébriques est le même que celui des nombres entiers, mais ce n’est pas le même que celui des nombres réels. Indépendamment de l’énoncé du résultat, qui n’est peut-être pas si important en soi, c’est la possibilité de son existence qui est novatrice : avec Cantor, l’infini devient objet d’étude. La lettre à Dedekind de décembre 1873 est donc le point de naissance d’une théorie mathématique complètement nouvelle, la théorie de l’infini — qui sera plutôt appelée la théorie des ensembles. Il est rare que le point de départ de ce qui deviendra un courant de pensée aussi important puisse être daté avec autant de précision. (Dehornoy, 2009).

Le grand mathématicien David Hilbert a écrit : « Nul ne doit nous exclure du Paradis que Cantor a créé.» Je dois avouer que je ne sais pas très bien, mathématiquement parlant, ce que cela veut dire. D’un point de vue philosophique, qui est davantage my cup of tea, je crois que cela veut dire que la préhension et compréhension de l’infini était, jusqu’à Cantor, l’apanage du divin, et donc de Dieu, comme l’écrivit Baruch Spinoza, dans sa (sublime) Éthique 

Proposition XIII : « Une substance absolument infinie est indivisible

Proposition XIV :« À part Dieu, il ne peut y avoir ni se concevoir de substance.»

Or l’homme, chez Spinoza, n’est pas une substance, car seule la substance est cause d’elle-même — causa sui — or, bien évidemment, l’homme n’est pas la cause de lui-même, il dépend déjà organiquement d’autres attributs (ses géniteurs). 

Par son intelligence et la poursuite de sa curiosité, l’être humain peut se rapprocher du divin, et donc de l’infini, mais c’est un jeu dangereux ; et d’ailleurs, rien n’est plus dangereux.

RefsPatrick Dehornoy, “Cantor et les infinis”, Bibnum, Mathématiques, http://journals.openedition.org/bibnum/890  /// Spinoza, Éthique, trad. Pautrat, Seuil, 1999

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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