La Vague, chez Pascale Rémita. Ambigüité et doutance

Pascale Rémita pratique la peinture, le film, le dessin, la vidéo, et le vitrail. Parmi ses peintures, une série 1/11) retient ces temps-ci mon attention ; la “vague”.                  

Pascale Rémita, “La vague”, 2012, huile sur toile, 160 x 120 cm, Collection Frac Poitou-Charentes

L’artiste, après une question, m’informe qu’elle a d’abord pris pour image-source une vidéo. Il s’agit donc de ce qui est communément dénommé un arrêt sur image. D’où, l’avant-question : La peinture semble quelque peu floue, n’est-ce pas, ou ai-je, comme Archibald Haddock « du shimmy dans la vision » ? Réponse : Non, puisque c’est un arrêt sur image. Donc, en mouvement, à ce moment, c’est flou (dixit, peu ou prou). Notez que, à moins d’être myope et sans lunettes, nous ne voyons pas flou, c’est l’image vidéo, à l’arrêt, qui pratique le flou. Il s’agit donc d’un état alterné du réel ; la mer, la vague, c’est réel, ce n’est pas la réalité, qui est interprétable, or on ne peut pas interpréter une vague, elle est ce qu’elle est, c’est une ontologie close sur elle-même ; et c’est bien ce sujet — la vague en tant que vague —, qui intéresse Rémita. Mais alors, qu’est-ce qu’une vague ? Comme dans son diptyque vidéo “Mille plis légers des ondes”, on retrouve une certaine ambigüité dans la saisie de la forme ; et alors il faut entendre le terme « forme » dans le sens du matériau (la vague en tant que matière) et en tant que représentation, et ce double statut, c’est ce que le philosophe Richard Wollheim (1980) a nommé “twofoldness”, ce que l’on peut traduire par doubleté, concept synthétique de sa distinction entre “seeing-as”, et “seeing-in”, soit « voir-comme » et « voir-en ». Ce qui est “vu-comme”, c’est la vague peinte ; soit son aspect représentationnel. Ce qui est “vu-en”, c’est le peint, le geste, la touche, et le reste. Un exemple donné par Wollheim est la fameuse dichotomie du mur, adressée par Leonardo à l’aspirant-peintre, et des visions qu’il peut offrir : voir le mur en tant que mur, c’est voir-comme (‘seeing-as’); y voir des batailles et des scènes de chevaux, parce qu’on s’en approche de près, c’est voir-en (‘seeing-in’), et donc, en quelque sorte, c’est échapper au réel, et, comme le dit Wollheim, halluciner. Il est des peintres qui tiennent à cet enjeu, d’autres non. Et chacun fait comme il l’entend.

Mais il me semble que la notion de doubleté wholleimienne (issue de Leonardo, in fine) peut permettre aussi la production de ce que j’appellerais un écart ; un écart +n, soit justement l’ambigüité de l’interprétation. Cet écart à +n, du coup, peut apparaître à distance comme de près. Pour revenir au sujet, à la question du type : « Qu’est-ce que je vois ? On peut répondre — vous voyez une vague — la représentation d’une vague. Oui, mais pourquoi ? parce que (resserrage du +n) dites-vous, —  1) cela ressemble à une vague, 2) c’est bien le titre du tableau qui l’indique.» Oui mais, d’un autre point de vue, peindre une vague comme une vague, une vraie vague, quel en est l’intérêt esthétique et conceptuel ? À peu près nul. Ce qui est intéressant, c’est de faire trembler la mimèsis. Ce que fait Rémita. Que “donne” ce tremblement ? Par exemple, et justement, qu’est-ce qui me dit qu’il s’agit bien là d’une vague ? C’est peut-être simplement une matière qui ressemble à de l’eau ; ou bien c’est de l’eau, mais dans un contenant, un bac. Nous avons des raisons de douter car, voyez ce fond gris-blanc, n’est-il pas étonnant, comparé à la luminosité de la vague ? Comment ces nuances de bleu peuvent-elles être si lumineuses dans ce qui semble un temps gris ? On dira, peut-être, Mais pourquoi tant de questionnement ? Je vous répondrai : une œuvre d’art qui ne pose pas de questions est sans intérêt. C’est aussi simple (et tragique) que cela. Bien, tentons d’avancer. L’intérêt, pour Rémita, ce n’est pas tellement de représenter ceci ou cela, c’est de diverger, du latin divergere « pencher, incliner »; formé comme antonyme de converger. Mais diverger ne suffit pas non plus, ce serait trop simple ; il est nécessaire tout autant de “faire-contenir”, c’est-à-dire de faire parler la peinture. Exemple :

Voyez, c’est cela qui est intéressant (aussi); la divergence d’avec la vue d’ensemble. De près, en détail, on ne sait plus de quoi il s’agit, si ce n’est, direz-vous, de peinture. Certo. Oublier la vague, se souvenir de la peinture. Et, avec ce détail, par exemple, on entre dans autre chose, un fragment narratif qui, désolidarisé du tout, devient plat. Fin de l’illusionnisme : 

Kenneth Clark, nous a récemment décrit de manière très vivante comment il a lui-même été vaincu lorsqu’il a tenté de “traquer” une illusion. En regardant un grand Velázquez, il voulait observer ce qui se passait lorsque les coups de pinceau et les touches de pigment sur la toile se transformaient en une vision de la réalité transfigurée alors qu’il prenait du recul. Mais il avait beau avancer et reculer, il ne parvenait jamais à avoir les deux visions en même temps, et la réponse à son problème de savoir comment cela se passait semblait toujours lui échapper. (E. H. Gombrich, Art and Illusion. A Study in the Psychology of Pictorial Representation, 1960).

C’est bien ce dont nous parlions à l’instant, en indiquant maintenant au lecteur qu’il ne s’agit pas de penser spécialement à Velásquez mais, dirons-nous, à toute bonne et vraie peinture. Don(t) acte. Vision de près, vision de loin, ce qui importe, c’est la vie ; d’où le contradictoire dans la dynamique aqueuse, en tous les sens partant :

On peut voir ce que l’on veut ici, dans ce rectangle. La vague est loin.

Ces deux détails ont été pris quasi randomly, on eut pu en choisir d’autres, cela ne change rien à l’écart +n. Car finalement, de près ou de loin, nous pourrions indiquer ici rien d’autre que le mystère de la forme

Nous traitons ici de la Forme de manière très concrète. Pour Aristote, c’était un concept métaphysique ; pour nous, c’est un effet quasi-mécanique de la Matière sur le fonctionnement des forces chimico-physiques. Pour Aristote, sa forme était l’essence, l’archétype, la “nature” même d’une chose, et la matière et la forme formaient une dualité inséparable. Aujourd’hui encore, lorsque nous divisons notre science en Physiologie et Morphologie, nous revenons à la vieille antithèse aristotélicienne. (D’arcy Wenworth Thompson, On Growth and Form, [1917], 1942).

We are dealing here with Form in a very concrete way. To Aristotle it was a metaphysical concept; to us it is a quasi-mechanical effet of Matter on the operation of chemico-physical forces. To Aristotle its Form was the essence, the archetype, the very “nature” of a thing, and Matter and Form were an inseparable duality. Even now, when we divide our science into Physiology and Morphology, we are harking back to the old Aristotelian antithesis.

Thompson (pardon) n’aura pas suffisamment assez médité Aristote pour réaliser que, chez lui, matière et forme ne constituent en rien une dualité, il s’agit d’hylémorphisme, et plutôt que de dualisme il eut fallu parler, à tout prendre, de dyade. La dyade, c’est ce qui est Deux, et ne peut pas se diviser, c’est bien plus fort et complexe que le dualisme. Mais c’est une autre histoire… 

 

Étymol. ET HIST. − 1270 « caractère de ce qui est ambigu » (Introd. d’astron., Bibl. nat., 1353, fo54 rods Gdf. Compl. : Ambiguité et doutance). Empr. au lat. ambiguitas, attesté au même sens (en parlant de mots) dep. CicéronPart., 19 ds TLL s.v., 1840, 30 : obscurum fit … aut longitudine aut … ambiguitate … verborum

Note sur le mot « ambigüité ». Jusqu’en 1990, le tréma portait sur la lettre U. Mais, dans un document datant de cette même année portant sur la Réforme de l’orthographe, on lit bien d’abord « ambigüité », et puis, dans l’Annexe, on lit « ambiguïté ». Que s’est-il passé, dans le cerveau de ces grands esprits, pour shifter le tréma sur le I ? C’est un mystère, un concours de circonstance attribuable à une forme de zèle sans objet, comme tout zèle performatif par ailleurs. Cependant, puisque la prononciation ɡɥi vient bien depuis l’appui sur la lettre U, alors, si l’on supprime le tréma sur la lettre U on devra dire ambiguité, et pas ambigüité, car le I seul, de toutes manières, ne change pas sa prononciation avec le tréma, il reste un I classiquement phonétique. On aura donc vu là encore un bel et indispensable exemple d’Administration française…

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

Deux vidéos de Pascale Rémita. Rémanence/Rémittence

 

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